Elle a vraiment bon dos, cette crise, qui permet à tous les Ponce Pilate responsables des cordons de la bourse, de laisser se défaire ce que les bonnes volontés ont mis parfois des années à élaborer. Ils savent pourtant bien qu'une manifestation obligée de s'interrompre pour cause de pauvreté, perd les médias (souvent bien infidèles), le public (trop souvent léger et velléitaire), le lieu (qui, entretemps, aura changé de vocation). 

C'est ce qui a failli se produire à Ville-di-Paraso : annulée la commande de sculpture ; envolé l'argent promis pour un catalogue. Sans l'acharnement de Jean Leoni et son équipe et l'intervention de quelques artistes, disparu le Salon annuel ! Ils l'ont sauvé cette année, certes, mais l'an prochain ? Un village, une association ne peuvent indéfiniment avancer de l'argent personnel ; et les mécènes n'existent pas à l'infini pour compenser les défaillances des autorités responsables. 

Il faut donc se réjouir doublement de ce que, préparées à la sauvette, les deux expositions de cette année soient de très bonne qualité.

Depuis sa création, les options de Ville-di-Paraso portaient ce salon vers l'abstraction, le conceptuel, l'Art résolument contemporain. Cette année, les moyens ayant manqué, le nombre des artistes participants s'est considérablement amoindri. Et le Salon est devenu en majorité figuratif. N'est-ce pas d'ailleurs ce qui est en train de se produire à tous les niveaux de l'art en cette année 93 ? Finalement, la crise sied à Jean Léoni et son Salon annuel, bien qu'un peu hétérogène, est un fort bon cru.

Liccia Bozzetto
Liccia Bozzetto

          J'étais inquiète en apprenant qu'à des professionnels, les organisateurs avaient, cette année, adjoint des peintres locaux dont la vocation est née du fait de l'existence du salon dans leur village. Le résultat est rassurant : si trois œuvres de toute petite taille de LICCIA ne sont pas concluantes, et si celles de QUILICHINI ont encore besoin d'être peaufinées, par contre ses sculptures, par leur qualité technique et leur volonté de détourner l'objet le font sans ambiguïté passer de l'artisanat à l'art. Belle série également, les aquarelles de BOZZETTO, même si elles sont un peu statiques, un peu tristes à cause du choix des couleurs. Souhaitons bon vent à ces amateurs et passons aux professionnels. 

Pancazi Schiavo Pardon
Pancazi Schiavo Pardon

 

Trois grandes toiles témoignent de la fidélité des artistes à ce salon : JEAN-PAUL PANCRAZI, LOUIS SCHIAVO et GUY CHAUBERT ; trois styles, trois talents, trois personnalités qui ont osé, depuis longtemps, expatrier leurs œuvres, et qu'il est agréable de retrouver année après année, sur les cimaises de Ville-di-Paraso. Quelques sculptures abstraites de PIERRE PARDON jalonnent le parcours. Quelques "portraits", "nus", et "déshabillés" de l'Autrichien OYON montrent que classicisme pas mort ! 

          Une petite rétrospective de CHISA est présentée, allant des Paysages de Provence -hommages à Cézanne- ; à des œuvres-témoignages peintes sur bois, représentant les enfants et les pauvres de Rio-de-Janeiro. Sur bois également, la période des "dentelles" exécutées dans une technique un peu sophistiquée, à la limite de la préciosité, mais très belles. Il est toujours délicat pour un artiste, de présenter des œuvres de diverses périodes et la rétrospective de Chisa aurait gagné à être plus étalée : le spectateur aurait pu flâner plus longuement devant ses Terres brûlées ou ses femmes à dentelles. Agréable, cependant, la participation de cet artiste sensible, dont la réputation a franchi depuis longtemps les frontières de l'île. 

 

Mais deux artistes m'ont particulièrement intéressée : 

Le sculpteur PIERRE BOSDURE dont l'unique œuvre présentée réalisée en matériaux spécifiquement corses contient toute la symbolique de l'évolution du monde : partant d'un morceau de tronc d'arbre fossilisé, il intègre différents marbres (verde stella, verde orezza…). Ce travail est conçu comme une constellation qui, partant de son noyau, se ramifierait vers l'horizon : le bois, l'or, le marbre, l'agate. Le cœur et les bras. L'origine du monde et l'usure du temps. La science. Le temps. Et la Corse. 

Les historiens ont-ils vraiment tenté d'analyser pourquoi et comment cette île peut exercer une si puissante fascination sur ses artistes ? Sous quelles latitudes rencontre-t-on semblable influence, semblable obsession ? Encore et toujours la terre, la nostalgie, l'amour, Filitosa, l'avenir, le tout baigné dans un seul mot : la Corse. 

Tout cela est présent dans l'œuvre de Pierre Bosdure, réalisée dans un style tout à fait personnel. 

 

Enfin, cinq œuvres d'ANTOINE PONCET sur métaux rouillés, apportent à ce salon le travail de déconnotation qui manque chez les autres participants. 

Deux phases dans cet étrange cabinet de portraits ; d'abord un travail de désagrégation du métal soumis à de puissants acides qui le rongent, le corrodent, produisent sur sa surface des coulées, des granulations… Travail forcément aléatoire, où l'artiste, cependant, essaie de contrôler l'accident, de le récupérer, de créer à partir de lui un fond rugueux et irrégulier sur lequel il va peindre ses "portraits". 

Portraits réalisés à partir de tirages oubliés dans des photomatons. Ce choix n'est pas innocent, si l'on pense combien sont laides ces photographies sur- ou sous-exposées, aux contours toujours trop contrastés. Quel grand homme n'a pas une tête de bagnard s'il se fait "tirer le portrait" dans un photomaton ? La démarche d'Antoine Poncet consiste à reproduire un ou plusieurs bustes sur son matériau dégradé, puis à poser dessus des couches de peintures "transparentes". Le visage s'atténue, s'estompe, comme ces visages de Christs que l'on peut contempler dans les églises. 

Le choix des couleurs est particulièrement pensé : Pour la série présentée à Ville-di-Paraso, il a choisi des jaunes et des ocres "romaines", alliés à des pigments et des jaunes d'œufs pourris ! (Parce que plus résistants). Peintures a tempera, protégées par des sirops de sucre ou des vernis acryliques. Travail rapide, analogue à celui de la fresque. 

Comment vieilliront ces amalgames ? Comment évoluera cette double désagrégation ? En tout cas, je trouve fort intéressante et symbolique cette volonté de jouer sur l'apparition (des accidents sur le métal) et la disparition (du visage) : la volonté de l'artiste de détruire ce qui est dur et de rendre mystérieux ce que l'homme a de plus personnel et fragile : son visage. 

 

          L'exposition suivante a eu lieu grâce à quatre amis qui, groupés depuis plusieurs années en association sous le nom de SIMU CUI, ont montré qu'ils ne sont pas seulement les amis des beaux jours, et décidé d'apporter leur aide et leur talent à un lieu dont les cimaises leur avaient -dans des temps meilleurs- été plusieurs fois offertes. JEAN-LAURENT ALBERTINI, BERNARD FILIPPI, XAVIER MAESTRALI ET FRANCOIS RETALI, quatre artistes autour de la quarantaine liés par des connivences de vingt ans, aux expressions picturales très différentes, et qui ont su pourtant, entrelacer leurs œuvres de manière à ce qu'elles aient l'air d'être en totale osmose. 

          Il est vrai que leur complémentarité est bien réelle, leurs œuvres partant toutes du matériau brut, de la terre, une fois encore de leur insularité. 

          Ayant rejeté la Figuration libre parce que trop superficielle, trop extérieure à son itinéraire personnel, JEAN-LAURENT ALBERTINI s'exprime dans une série de petites icônes" disposées sans suite définie au bout de perches de châtaigniers. Ecologie ? Pas du tout : le plaisir un peu pervers de s'écorcher les mains en écorçant ces bâtons ; le besoin du matériau originel ; une attitude préhistorique en cette fin de millénaire sophistiqué ; le désir tout de même d'aller "vers le haut" traduit par la disposition verticale des bâtons chargés d'icônes : la volonté de se situer en-deçà et au-delà des frontières insulaires en créant une sorte de cercle magique autour d'un galet de rivière rond, peint aux couleurs des espaces sidéraux. 

          Sur les icônes, l'artiste a laissé se refroidir des coulures de bougies, dans lesquelles sont intégrés des médailles, des morceaux de chapelets, etc. : démarche fétichiste analogue à celle de ces hooligans couverts d'objets de pacotille, sorte d'inversion dérisoire du parcours, cheminement de la religion vers le paganisme. 

          Mais l'artiste rejette la dérision. Il revendique un processus intimiste, une démarche "près" de ses icônes (proximité créée par la taille réduite des objets), "près" de ces petits "paysages" vénérés, respectés, symboles d'un vécu modeste. 

          Enfin, pour parfaire cette symbolique, Jean-Laurent Albertini attache sur ses bâtons ou pose entre eux des petits bouquets d'immortelles, ces fleurs jaunes spécifiquement corses qui, comme leur nom l'indique, peuvent durer toujours. Et c'est là encore un paradoxe, que la fleur dont la vocation est d'être éphémère, subsiste lorsque les coulures des bougies en fusion ont voilé ou couvert les symboles d'éternité. 

 

          "A quarante ans, en 1993, comment peut-on être abstrait ?', ai-je demandé à BERNARD FILIPPI. "Par besoin de liberté", revendication absolue de liberté de la couleur et du geste, par opposition à l'élaboration d'un "sujet" forcément contraignant.

          L'artiste refuse énergiquement de se laisser enfermer dans quelque contrainte : femme, enfant, sujet pictural, tout est matière à refus. 

          Rien d'anarchique, pourtant, dans son œuvre : le fond est très travaillé à larges coups de brosse ; une partie est claire, l'autre foncée. Ainsi apparaît une sorte de médiane verticale, symbole de la dualité qui anime le peintre. Sur ce fond très structuré, il place des traînées de couleurs, termes d'une gestualité beaucoup plus nerveuse. 

          Le visiteur se trouve ainsi confronté à une sorte de ballet, rupture/attraction, répulsion/séduction, envol/repli sur soi. 

          Toutes les œuvres sont hautes en couleur : l'artiste reprend à son compte la phrase où Picasso, à propos de Matisse, évoquait "une couleur qui sort du ventre !…"

 

          Deux œuvres de XAVIER MAESTRALI corroborent l'attachement à ses racines évoquées à propos de Jean-Laurent Albertini. Chacune se situe sur deux plans : l'un appartient au peintre, l'autre au terrassier. Le peintre a posé sur la toile monumentale une sorte de magma brun-foncé aux nuances très belles et très lumineuses. Le terrassier a installé sur le sol une sorte d'agglomérat de terres ocre-brun éteint, un enchevêtrement de bois de même couleur. Comme dans les "duels" vocaux, ce "chjama è rispondi" des bergers, l'installation terne du terrassier appelle vers elle la réalisation lumineuse du peintre : la terre contre la ville ? le passé contre le présent ? la simplicité des origines contre la sophistication ? le sacré contre le profane ? le réel conte le rêve ? la Corse contre Paris où réside Xavier Maestrali ? En tout cas, une démarche très intellectualisée par un artiste bien vivant, très heureux apparemment, d'assumer cette double démarche. 

          Parti également d'installations, des créations où des réfrigérateurs laissent s'échapper des "morceaux" de journaux viandus, des machines à écrire ou des paquets de lessive, FRANCOIS RETALI, après avoir fait d'impressionnantes radioscopies de son squelette, est lui aussi, revenu à l'origine ! De plus en plus, son travail a besoin de matériaux bruts ou issus de la nature (pierre, minerai, bois), l'organique et le végétal. 

          Mais résolument fidèle à la civilisation, il allie ces produits de base à la lumière artificielle, à des néons très colorés. Il appelle ces assemblages, ces organisations antithétiques, "des peintures" parce qu'il les installe sur le mur. Comme chez son ami Maestrali, le bois doit raconter au visiteur ce qu'a vécu le vieux plancher qu'il était, la bâche brûlée ou la poignée de brindilles roussies sont les témoins de la (triste) actualité corse, tandis que le néon est la partie pratique, celle que la main a tracée pour écrire une lettre d'adieu, celle que l'esprit a parcourue pour se libérer d'une trop forte emprise. 

 

          La démarche de ces quatre artistes me fait penser à ces terribles rêves où vous courez pour attraper un train : Si votre valise est trop lourde, vous manquez le train. Si vous la jetez, vous sautez dans le train et partez bien loin. Tiraillés entre la Corse et… ailleurs, où atterriront-ils ? 

 

          Porteuse, peut-être, d'un début de réponse, la Confrérie où se sont déroulées les deux parties du Salon annuel, a offert à ses visiteurs, des moments bien agréables ; et ces preuves de fidélité ont été bien sympathiques. Néanmoins, il ne faudrait pas que l'arbre cache la forêt ! Toute cette amitié, cet attachement à la culture corse, ne doivent pas faire oublier la carence des autorités qui étaient supposées promouvoir dans la sérénité, les festivités de Ville-di-Paraso. Et si j'ai appris qu'en Corse "simu cui" signifie "nous sommes là", je ne sais toujours pas dire : "Mais où est passé l'argent ?"

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1993 LORS DE VACANCES EN CORSE.

 

Certaines photos illustratives sont manquantes : les photos d'origine ont disparu dans quelque déménagement. Celles qui sont proposées ont été choisi comme poches de la description faite des oeuvres. Pour autant, elles ne sont pas forcément contemporaines du festival !!! 

 

 

LIRE : ENTRETIENS DANS LES CAHIERS DE LA PEINTURE AVEC JEAN-PAUL PANCRAZI N° 279 DE 1992 ; JEAN-PIERRE ORSINI N° 280 DE 1992 ; ISABELLE AIROLA N° 281/282 ; JEAN LEONI N° 284 DE L'AUTOMNE 1993 ; MICHELE VINCENTELLI N° 285 DE 1993 ; Mme VITTE N° 288 DE 1993 ; JEAN-JACQUES COLONNA-D'ISTRIA N° 289 DE 1993.

 

LIRE AUSSI : L'ART EN CORSE : http://jeaninerivais.fr rubrique RETOUR(S) sur un quart de siècle d'écriture(s). ENTRETIENS AVEC ISABELLE AIROLA, peintre. / TONI CASALONGA, peintre et graveur. / COLETTE FOURNIER, peintre. / MARCEL HERITIER-MARRIDA, peintre (et texte). / XAVIER MAESTRALI, peintre et scénographe. / JOSEPH ORSOLINI, peintre. / JEAN-PIERRE ORSONI, sculpteur / JEAN-PAUL PANCRAZI, peintre. 

 FRANCOIS BASSOUL (directeur de la Galerie Bassoul, Cours Grandval, à Ajaccio). / JEAN-JACQUES COLONNA D'ISTRIA (Directeur de la Librairie-galerie "La Marge" à Ajaccio). / JEAN LEONI (Maire et organisateur du Festival de Ville di Paraso) / CHRISTIAN REBOUL (Maire et Président d'un SIVU). / MADAME JANINE SERAFINI, conservateur du Musée ethnographique de Bastia. / MICHELE VINCENTELLI, (animatrice Arts Plastiques à la Maison des Jeunes et de la Culture de Bastia : http://jeaninerivais.fr rubrique RETOUR(S) dur un quart de siècle d'écriture(s).

 

LIRE ENCORE : 

PIERRE BOSDURE : Texte http://jeanine rivais.jimdo.com/ Art contemporain

MADDALENA RODRIGUEZ-ANTONIOTTI : 2 textes http://jeanine rivais.jimdo.com/ Art contemporain.