FLORENCE MARIE, ARCHEOLOGUE SINGULIERE DE SA CREATION HORS-LES-NORMES

Entretien avec Jeanine Rivais

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Il est certains lieux dont on pourrait dire, de façon très manichéenne, qu'il faut les mériter ! Parvenir jusqu'à et explorer celui de Florence Marie, à Honfleur, fait partie de ces rares privilèges d'où le visiteur, les yeux encore pleins de rêve et écarquillés de surprise, ne repart pas indemne ! Car « La Forge », où elle œuvre depuis une dizaine d'années, n'est pas affaire banale !

Mais ce lieu, contrairement à nombre d'autres réalisés par des créateurs éperdus d'angoisse et de mal-être, n'est pas né d'une sorte de génération spontanée, d'où l'aberration d'avoir souvent « classé » sa génitrice parmi ces solitaires de l'Art brut : Longtemps, Florence Marie a exprimé par l'écriture, ses propres réflexions sur la vie et sur sa vie. Jusqu'au jour où l'image lui est devenue indispensable, et elle s'est mise à peindre : rien de réaliste, ni de narratif à moins que l'on désigne ainsi la recherche de soi-même dont témoigne chaque toile ; rien de superficiel ; rien qui se rapporterait à un savoir-faire acquis par cette autodidacte au fil des centaines d'œuvres dont sa maison est envahie. Mais des sortes de rêves, lambeaux de rêves plutôt, jetés dans cet habitacle et le jardin qui le jouxte, dans lesquels est en gestation un site « archéologique » résolument hors-les-normes, chevauchant / prolongeant / amplifiant peintures et sculptures.

Créations originelles, donc, les peintures « peuplent » les multiples pièces de cet immense espace. Florence Marie y dépose tout ce qui a fait d'elle ce qu'elle est devenue, abordant pêle-mêle, au gré de ses états d'âme, le langage, Dieu, les rites, la famille, ses doutes, ses joies et ses peines, ses rires et ses pleurs, sa culture… Mais, parce que ces truchements conçus à sa seule image lui seraient trop restrictifs, elle aborde aussi des thèmes plus universels : l'amour, la maternité, etc. Tout cela en gestes larges, telles des houles qui submergeraient la toile, laquelle d'ailleurs n'est déjà plus vierge : à l'instar de ces civilisations dont on a perdu la mémoire, mais grâce auxquelles les plus récentes sont lourdement chargées d'humanité, de force et de sens ; Florence Marie, lorsqu'elle met en situation ses personnages, a depuis longtemps confié à ce support, ses complexes alchimies ; plaqué à longues traînées du pinceau ou du couteau surchargés ou au contraire presque secs, des épaisseurs de peinture ; jeté ici des taches, gratté là jusqu'à faire ressortir la trame du matériau…

Ce travail préliminaire des sous-couches assurera les reliefs des fonds, leurs brillances ou leurs matités, la chaleur intuitive de chaque œuvre. Et c'est alors une déferlante de personnages à collerettes… de fillettes aux cheveux raides et aux grands yeux étonnés… de rois et de reines arborant leurs couronnes tandis que « tintinnabulent » les grelots de leurs fous gesticulants… de petits êtres symboliquement réduits à des têtes dont l'enchevêtrement génère d'immenses têtes/corps… seuls ou bien en groupes… nus ou couverts de vêtements sans connotation de temps ou de classe sociale… à l'état d'ébauche ou au contraire sophistiqués… réduits à de simples pictogrammes… quasi-monochromes et fantasmagoriques comme les gentils allochtones et le bestiaire si tendre qui peuplent « la chambre verte »… hurlant leurs rouges sur l'une des faces d'un paravent, tandis que l'autre est d'une grisaille navrante, comme une appréciation psychologique du « jour et de la nuit », du « bien et du mal », etc. Le spectateur, aussi avide soit-il de tout voir, en « oublie » forcément, au fil de ce parcours labyrinthique, de toile en toile, de salle en salle, de plafond à plafond puisque, emportée par sa boulimie picturale, l'artiste couvre ceux-ci de caissons, chacun renfermant un petit être unique et toujours différent … !

Croire que Florence Marie se satisferait indéfiniment de deux dimensions aurait été naïf : Il y eut donc la sculpture. Et l'artiste, bien que se rattachant alors aux fouineurs si obsessionnels de l'Art- Récup' trouva vite une expression très personnelle, découvrant sur les décharges et au long des rues, des objets hétéroclites, véritables trésors dont le plus inattendu est peut-être une porte de prison ! Mais surtout, comme elle vit au bord de la mer, là où les vasières restituent des troncs usés par les vagues, déchiquetés par les rochers, piquetés de vers, pourris d'avoir croupi trop longtemps dans les marécages… elle y récupère ce qu'il est convenu d'appeler des « bois flottés » : Depuis lors, s'ajoute à la peinture une nouvelle (la même, en fait, dite autrement !) foule de personnages aux trognes éclatantes ou au contraire aux faciès tristes, bancals ou atrophiés parfois à cause des vicissitudes traversées par les matériaux, car elle exploite sans hésiter ces aléas ; à plusieurs visages juxtaposés ou simplement bifaces mais jamais janiformes, l'imaginaire du sculpteur étant aussi floribond que celui du peintre et ne s'accommodant que de la plus grande diversité.

Enfin, comme il fallait bien « loger » tout ce monde, ne pas se laisser dépasser par l'ampleur de ce flux ininterrompu, lui trouver définitivement un sens en une progression, des adjonctions et des côtoiements éloquents, Florence Marie, archéologue passionnée de ses propres vestiges, a investi une ancienne menuiserie désaffectée et, ne laissant rien au hasard en a pris le cœur pour lui donner une identité synonyme de force et de résistance : ainsi est née «La Forge». Dès lors, les pierres se sont mises à crier leur joie de vivre, invitant le visiteur à de nouvelles émotions : car, dans cet espace clos rond comme un ventre, l'artiste a inventé sa mythologie personnelle. Reprenant ses thèmes picturaux ou en inventant d'autres, mélanges de contes, de fictions et de fantasmes intimistes, elle a créé une manière bien à elle de cheminer d'un point à l'autre de son «installation» si particulière : marchant dans L'allée des Initiés au long de laquelle l'accompagnent de petits humanoïdes pétrifiés, le visiteur, après avoir contourné une haute «barrière-visage» fermée/ouverte, se retrouve, à l'instar du monde fabuleux du Magicien d'Oz, littéralement «au-delà de l'Arc-en-ciel», dans l'univers de mosaïque de Florence Marie. Face à lui, il découvre alors une gigantesque fresque où des flammes dansent sur l'eau et où batifolent à l'envi chevaux, taureaux, chèvres, ânes, etc. sous le regard d'un homme/contrebasse coiffé d'un énorme bonnet rouge.

Viennent ensuite deux gentils animaux, mi-chats, mi-souris, et dans l'angle un bouc doté d'énormes attributs sexuels témoignant de l'art avec lequel Florence Marie tire parti des éléments préexistants, puisqu'il s'agissait à l'origine d'un socle de béton protégeant un énorme tuyau. Puis, entre papillon et soleil, trônent un roi et une reine, flanqués de deux personnages encapuchonnés… Et, au cours de cette circumnavigation, se succèdent la girafe, haute comme la maison, pour la pointe d'exotisme ; un ange, pour le mysticisme ; un crabe, symbole de l'homme qui va de travers poursuivant une tortue dont chacun sait qu'elle porte sur le dos toute la sagesse du monde …

Enfin, les constructions, conçues autour de l'idée de l'Art, du sacré et de la philosophie, car rien n'est gratuit dans l'univers de Florence Marie. Chaque étape implique une réflexion, une solution à un problème ou une obsession : Juste au milieu de la pelouse, comme un cerveau à partir duquel rayonneraient toutes les passions humaines, se dresse le théâtre de musique, sur les murs duquel s'embrassent des amoureux, s'étalent des cœurs, se développent des érotismes, sur fonds de partitions, car l'artiste est également férue de musique et utilise ce référent de façon récurrente sur ses oeuvres. Ailleurs, la chapelle dont les vitraux polychromes emmènent le visiteur entre clowns et fleurs, oiseaux et papillons, comme si cet hymne à la nature rapprochait l'artiste de quelque dieu païen ! De là, il pénètre dans un tunnel zébré d'éclairs et de rayons de soleils, et parvient dans le saint des saints, la Scène des Origines : un ancien lavoir faisant instinctivement surgir des nostalgies de bavardages populaires et de complicités féminines, flanqué désormais de petits êtres cheminant vers des destinations sans doute fort mystérieuses. Mais surtout un énorme jet d'eau sourdant des entrailles de la terre, autour duquel l'artiste a créé un immense –le seul- autoportrait, l'air d'accoucher de cette masse jaillissante d'eau : l'eau source de vie !

La vie, partout, multiple et multiforme, dans le monde de Florence Marie ! Au point que chacun croit cette dernière bénie des dieux ! Hélas non ! Car ce monde niché en plein cœur de la ville attire depuis longtemps la convoitise des promoteurs immobiliers ! D'ores et déjà, le couple royal s'adosse à un mur d'hôpital parvenu au troisième étage (là, une consolation peut-être : les futurs malades auront au moins le plaisir d'une vue plongeante sur cette création si singulière !). Mais il y a plus grave, puisque le souterrain est directement menacé : Comment alors admettre qu'au mépris des lois prônant le respect de la création artistique, quelqu'un ose sans vergogne amputer un travail créatif élaboré sur une décennie et fruit d'un investissement individuel si total ; priver une ville d'un lieu qui aurait pu devenir patrimonial ? (Qu'est-ce que l'art, d'ailleurs, face à l'argent, sinon une occupation dérisoire et trop souvent moquée ?) Comment ces considérations arrêteraient-elles les profiteurs, lorsqu'il s'agit d'éventrer pour y faire un parking, ce qui, pourtant, est devenu aux yeux de tant d'esthètes, tellement plus qu'un simple souterrain ! Ce sont bien ces gens-là, n'est-ce pas, qui depuis toujours pillent les tombes, rasent les villes, laissent des ruines là où se dressait la beauté !…

Malgré un référé suspensif de travaux, obtenu par l'Association qui s'est créée autour de La Forge, le moral et l'espoir de Florence Marie sont au plus bas ! Souhaitons de tout cœur que, pour une fois, la lutte du pot de terre contre le pot de fer se termine par la victoire du premier !

                                                  Jeanine RIVAIS

 

TEXTE ECRIT EN MARS 2002, SUITE A L'ENTRETIEN REALISE A LA FORGE.

FLORENCE MARIE : La Forge, 25 rue de la Foulerie 14600 Honfleur. Tel : 02.31.89.49.39.