Toucher dans sa poche ou à son cou, son grigri, emmène depuis la nuit des temps, le possesseur dans une double attitude : le sentiment du pouvoir, l’attirance vers le maléfique, enfouie en tout être humain ; et la fascination pour la beauté étrange, celle du diable en somme (même supposé bénéfique !)

         Choisir de réaliser des totems, c’est revenir à des valeurs ancestrales ; avoir en tête des tabous, des légendes, des exorcismes à réussir, des dieux à convaincre, des esprits protecteurs à vénérer : à partir de cette notion, l’artiste doit contraindre le visiteur à accomplir vers ses œuvres la même démarche ; le confronter à la silhouette incontournable dont l’ombre tutélaire protège encore bien des villages, courbe toujours bien des têtes !

         Les œuvres présentées à la Commanderie de Corbeil étaient donc sensées donner envie au nouveau-venu de plier le genou en un geste de soumission ; être assez violentes pour susciter crainte et respect pour ces symboles contemporains d’ataviques superstitions. L’obliger à emporter avec lui la rémanence de ce contact qui persisterait longtemps après son départ. Quelques artistes n’ont sans doute pas compris l’implication quasi-religieuse, fétichiste en tout cas que l'on attendait de leur travail. Ils ont proposé des œuvres sans commune mesure avec cette implication : par eux, la magie ne joue pas !

 

          Rien de tel pour les œuvres de Joseph Kurhajec qui “accueillent” le visiteur. Depuis des années, cet artiste agrandit son bestiaire fantasmagorique, déraisonnable et morbide, fait de personnages totémiques vers lesquels, spontanément, le spectateur tend la main pour tirer telle ficelle, faire cliqueter tel jeu d’os, boucler tel épi de poils raides, serrer les grigris agglutinés à ces formes à la fois repoussantes et attirantes ; en accord parfait en tout cas, avec celles des cultures ancestrales qui ont provoqué sa vocation !

          Aussi violent -plus proche des religions occidentales- est l’impact des Crucifiés de René Strubel qui, depuis longtemps, masque sous des oripeaux une beauté formelle générée par des assemblages de vieux clous, planches, torons végétaux, etc. Cloués, torturés, tordus, écartelés sur leur croix, ses hommes emblématiques soulèvent par leur visage de souffrance, leur spiritualité, une boule de pitié dans la poitrine de chacun !

          Enfermés dans une vitrine, les grigris de Michel Nedjar apparaissent de prime abord comme un bric-à-brac d’énormes araignées peintes, de papillons, dessins, cailloux... En fait, sa mise en scène exige une sorte d’initiation, de montée “vers...” ; car se détachent lentement ses poupées-cocons, aux corps finement ligaturés tels des fétiches vaudous ; pieds tordus, inversés, comme bouleversés par des radiations... dans des jeux d’ocres si morbides qu’ils créent l’impression d’un jeu triste à pleurer !

          Sortis des sarcophages où il les insère habituellement, les totems de Guy Desrez, longs pieux travaillés en ronde-bosse, cousus de raphia... se terminent tous par une petite tête ou un personnage, sculptés, à peine ébauchés, comme ceux déposés par les villageois au pied de l’arbre des palabres... Et lorsqu’il apprend que ces miniatures sont d’authentiques sculptures “djenné”, le visiteur se rend compte à quel point l’artiste a su fondre ses propres émotions à celles, ancestrales, de l’Afrique.

          Situés dans une aile de la chapelle, les tupilaks de Danielle Le Bricquir apportent dans ce lieu austère, leur note colorée. Personnages découpés, chouettes aux ailes déployées, serpents à queue d’hippocampes ou korrigans aux grands yeux étonnés, emmènent le promeneur vers les légendes de la forêt de Brocéliande. Un seul regret les concernant : trop nombreux, donc trop proches, il est presque impossible de les contourner, trouver le recul pour “vivre” la “nuit” après le “jour”, le “chaud” après le “froid”, etc.

            Au contraire, l’unique totem de Mickaël Beth-Sélassié dresse sa haute silhouette pyramidale au centre géographique de la chapelle, permettant une longue exploration des multiples alcôves de son personnage-ville !

          Il faut encore citer les œuvres de Jean Moiziard, apposant sur des troncs d’arbres burinés par les intempéries, des objets usuels ou artisanaux ; protégeant sous des cloches naguère réservées aux bouquets de mariées, des têtes animales ceintes de couronnes finement tressées, plumulées... ramenant vers des dieux lares la déambulation du visiteur.

          Même connotation pour le laraire d’Aldo Sperber, tapi dans une niche de la chapelle, méticuleusement composé de petits objets préexistants ou recréés par l’artiste.

          Il faut enfin évoquer les créations des enfants de l’Atelier médico-éducatif du Petit Tremblay et de l’Atelier Arimage, dont les œuvres patiemment ornées de perles, constituées des objets de leur quotidien (boîtes de coca, etc.) ; élancées d’un seul mouvement d’oiseau dressé... prouvent que ces petits artistes-là ont gardé toute la révérence due à des symboles de forces supranaturelles.

          Une belle exposition, au sortir de laquelle le visiteur se sent tout imprégné des vertus protectrices, des tiraillements maléfiques qu’il vient de côtoyer ! Qui osera, en retrouvant son béton citadin, sortir de sa poche sa “patte de lapin” ?!

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 60 DE JUIN 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.