L'ITINERAIRE EXEMPLAIRE DE CERES FRANCO

directrice de la galerie l'OEIL-DE-BOEUF, à Paris

fondatrice de la COLLECTION D'ART CONTEMPORAIN CERES FRANCO

de LAGRASSE (Aude).

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Entretien avec Jeanine Rivais.

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Cérès Franco au balcon de son musée de Lagrasse (Aude)
Cérès Franco au balcon de son musée de Lagrasse (Aude)

Jeanine Rivais : Cérès Franco, pourquoi ce nom étrange pour une galerie : L'œil-de-bœuf ?

Cérès Franco : Nous l'avons adopté pour la première exposition que j'ai organisée. Le peintre grec Gaïtis m'avait trouvé un espace rue de Seine, à Paris. Au cours d'une réunion de tous les artistes, je leur ai demandé, pour bien se démarquer des autres expositions, de ne faire que des toiles ovales ou rondes. Trouver un nom adéquat pour cette manifestation est devenu un véritable jeu : L'un suggérait :"L'oeuf à la coque"! Un autre "Portrait sans ovale", etc. C'est finalement le peintre brésilien Shiro qui a proposé "L'oeil-de-Boeuf". Le nom était trouvé, pour une exposition d'abord, pour une galerie ensuite. Pour fêter le dixième anniversaire de L'Oeil-de-Boeuf -exposition de toiles ovales ou rondes-, j'ai inauguré les locaux de la rue Quincampoix, organisant une rétrospective intitulée : "Les chroniques de l'Oeil-de-Boeuf, 62-72".

   Par la suite, cette dénomination a accompagné mes artistes à travers le monde, sauf dans la salle Santa Catalina du Prado, à Madrid, où le directeur a bêtement exigé d'intituler l'exposition "Pitura redonda", comme si la peinture pouvait être ronde ou carrée ! J'aime ce mot "Oeil-de-Boeuf" qui symbolise toutes mes années de recherche picturale, et exprime l'idée d'un regard sur l'art.

 

Chaïbian, marocaine, l'une des premières artistes collectionnée par Cérès Franco
Chaïbian, marocaine, l'une des premières artistes collectionnée par Cérès Franco

J. R. : Au fil des années, vous avez affiné la définition de votre galerie qui est connue d'un très large public : S'il faut donner un seul nom lié à l'art singulier, c'est "Cérès Franco" ou "L'oeil-de-Boeuf" qui jaillissent !

C. F. : Dès le début, j'ai choisi une nouvelle figuration, des peintres expressionnistes et naïfs, profondément authentiques : en 1969, j'ai été membre du jury de la Triennale de l'Art insitic (inné) de Bratislava, consacrée à la peinture naïve. J'ai même, en 1972, été commissaire de la sélection brésilienne. J'ai développé un goût marqué pour une peinture naïve mais pas gentillette : un art spontané, très brut, dans l'esprit de l'école de Saint-Soleil des peintres "vaudous" de Haïti. J'ai, au cours des années 65-66, organisé des expositions de peintres naïfs brésiliens à Paris, Moscou, Varsovie. En même temps, j'ai commencé à m'intéresser à l'art brut proprement dit, mais le mot appartenant incontestablement à Dubuffet, j'ai eu la pudeur de ne pas appeler ainsi les tendances que j'ai choisies.

 

J. R. : N'avez-vous jamais été tentée par d'autres orientations ?

C. F. : Si. J'ai exposé la peinture de Rustin, si violente ; de Grinberg, merveilleux peintre expressionniste ; Corneille et Lucebert du groupe Cobra ; Macréau et sa création de précurseur... La majorité des artistes que je présente sont d'un accès difficile. Ils ne proposent ni une peinture académique, ni une peinture à la mode, telles qu'on les rencontre dans les milieux officiels. Au début, j'ai un peu flirté avec "le Conceptuel", mais j'ai très vite senti qu'il ne m'apportait pas ce que j'aime. Je suis donc revenue à l'image, la couleur, la peinture pour elle-même, sans me soucier des tendances à la mode ! Je constate d'ailleurs que de plus en plus de galeristes prônent ce que je défendais il y a vingt ans, ce qu'André Laude appelait "l'art d'ailleurs".

Domingos de Silva
Domingos de Silva

J. R. : Pouvez-vous préciser ces tendances et en quoi elles sont différentes des "arts officiels" ?

C. F. : Alain Bourbonnais les appelait Arts hors-les-normes. Il les exposait dans sa galerie de L'Atelier Jacob, puis il les a emmenés à la Fabuloserie de Dicy. A l'origine, l'expression "Art brut" définissait les oeuvres produites par des gens enfermés dans des hôpitaux psychiatriques. (Je trouve malsain de faire du commerce à partir de leur travail !) Cette définition a évolué : Des peintres comme Jaber, Chaïbia, Antunès, d'autres... purs et authentiques, ont produit des oeuvres tout à fait attachantes et sont devenus plus ou moins célèbres. L'une d'entre eux, Elie Heil, a maintenant un musée à Santa Catarina, dans le sud du Brésil (¹). Je trouve cet art beaucoup plus humanisé, sorti d'un imaginaire infiniment riche, un art du subconscient. Certains éléments de ce travail sont finalement proches du Surréalisme, mais débarrassé de tout carcan, tout critère, toute règle : libres, en un mot. Ces formes d'art sont indéfinissables. Bien sûr, chez certains, comme Rustin ou Grinberg, la culture est présente, mais ils savent mettre sur la toile ce qui caractérise leur tempérament, traduire les problèmes enfouis en eux. Chacun de ces artistes, en révélant son monde, donne une gamme d'émotions, alors que l'art "officiel" est intellectualisé, oeuvre d'universitaires, de scientifiques qui choisissent des éléments froids pour les porter sur la toile. Mes artistes vagabondent en toute liberté. Pour autant, il ne s'agit pas d'une peinture narrative, plutôt une peinture de suggestion.

Waldomero de Deus
Waldomero de Deus

J. R. : La plupart des gens classés dans les arts dits "singuliers" se disent créateurs plutôt qu'artistes. Pourquoi, selon vous, adoptent-ils cette nuance ?

C. F. : Peut-être la choisissent-ils pour se distinguer des artisans ? Je n'aime pas le mot "créateur" depuis qu'un ministre l'a appliqué aux couturiers, aux parfumeurs, etc.

 

J. R. : Certes, mais s'il est galvaudé dans l'orbite d'un ministre, il a assez de virulence pour que les gens illustrant les diverses tendances de l'art singulier, lui gardent son authenticité !

C. F. : Je n'aime pas non plus l'expression "ARTS SINGULIERS". A mon avis, il faut parler de singularités dans l'art : chaque artiste se doit d'être différent des autres, donc SINGULIER... Yvon Taillandier les appelle les "imagiers imaginatifs" à cause de leur création pleine d'invention, tellement colorée, chaleureuse ; du degré intense d'émotion qu'ils transmettent. C'est dans ce sens que des lieux ont été créés pour les présenter : Ils s'appellent L'Aracine , "Musée d'Art naïf" , Collection de l'Art brut et de la Neuve Invention , Musée de la Création franche... Malgré tout, il est impossible de les caser tous dans ces dénominations : Je me souviens d'avoir visité en Espagne les ruines du Musée de la Création de Vicente Pastor, une sorte d'illuminé qui, pendant vingt-cinq ans de sa vie, a ramassé des cailloux dans la montagne pour en faire des sculptures fabuleuses!

Musée de la Création! Voilà le nom que j'aurais aimé donner à ma collection de Lagrasse que j'ai banalement appelée Collection Cérès Franco, même si cette dénomination n'a rien d'aberrant, puisque je suis seule responsable du choix des artistes qui la composent !

Jeanine Rivais au cours de l'entretien avec Cérès Franco
Jeanine Rivais au cours de l'entretien avec Cérès Franco

         

           J. R. : Parlez-nous de cette collection, puisqu'elle est le couronnement de votre longue aventure picturale.

                      C. F. : C'est un petit musée privé. N'ayant aucune subvention pour le financer, j'ai créé une association loi 1901 ; et je souhaite le laisser ouvert le plus longtemps possible au public. J'ai pu financer son lancement grâce aux cotisations versées par des amis qui, à travers mon travail à L'Oeil-de-Boeuf , mes choix d'artistes, etc., ont estimé pouvoir s'engager dans cette nouvelle aventure. Cette collection est installée dans un ancien casino désaffecté, une vieille maison bâtie dans une ruelle de Lagrasse, village médiéval situé entre Narbonne et Carcassonne. Elle est constituée d'environ 300 peintures et sculptures achetées à des artistes ou offertes par certains d'entre eux, depuis les années 60. La plupart étant devenus des amis, j'ai bénéficié de prix intéressants : ils étaient jeunes, inconnus ; ils avaient conscience des risques que je prenais en les exposant. Ma collection s'est ainsi enrichie ; sa définition est devenue de plus en plus précise, authentique.

Jean-Marc Gauthier
Jean-Marc Gauthier

Voilà comment j'ai le plaisir de montrer trente-cinq ans d'oeuvres tellement singulières !

 

Collection d'Art contemporain Cérès Franco: 12, rue des Remparts, 11220. LAGRASSE.

  

¹ Comme tant d'oeuvres d'artistes singuliers résidant en France, détruites par des vandales ou des héritiers honteux d'une singularité qui attirait l'attention sur leur jardin ou leur maison, le parc du Musée Elie Heil au Brésil a fait l'objet d'un massacre en règle : Afin d'assurer le passage d'une autoroute, une partie des oeuvres monumentales extérieures a été détruite au bulldozer ! Malgré, bien sûr, les protestations de l'artiste et de ses amis !

 

                Cet entretien a été publié dans le N° 55 de juillet 1995 du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.