LES CAUCHEMARS EVEILLES DE YANNICK BRUGIERE, peintre

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De quels cauchemars Yannick Brugière émerge-t-il, lorsqu’il prend ses pinceaux pour créer ses personnages semblables à des momies qu’il aurait découvertes dans quelque mausolée ou dans des cryptes de sinistre mémoire ? Sans hésitation possible des “portraits”, les oeuvres de cet artiste, toutes de petit format, sont conçues dans des bruns lumineux qui s’emboîtent les uns dans les autres en solides aplats ; obtenus par des mixtures de vernis, d’encres, de goudrons et brous de noix, générant tour à tour des plages de brillants et de mat très proches de ceux de Rembrandt, dont ils ont la même préoccupation de la lumière. Installées chaque fois sur une oblique brisée par la présence de la tête, ces créatures semblent noircies par le temps, et le paradoxe consiste pour le peintre à les désincarner ou leur laisser une chair tellement ridée qu’elle ressemble à de vieux parchemins ; mais à les doter de muscles saillants. Et sur les visages triangulaires dévastés par le temps, apparaît un autre paradoxe encore plus surprenant : cet aspect ratatiné ne supprime pas en eux la vie : leurs cheveux sont abondants, leurs bouches cruelles, et ils sont terribles avec leurs grands yeux de loups hallucinés.

Ces sortes de clairs-obscurs créant des passages mystérieux ou difficiles à définir sont également à l’origine d’ambivalences que l’artiste tolère avec un rien d’humour –et cette oeuvre tellement “sombre” en a le plus grand besoin–, admettant que cette mère (mais de quelle race ?) en train d’enfanter puisse passer pour un animal sur lequel chevauche un personnage arc-bouté ; que ce qui ressemble si fort à une tête de Christ avec une grande collerette (!!) soit un autre animal en train de porter son petit dans sa gueule, etc. En fait, même si ce qu’y “voient” les autres lui paraît parfois surprenant, leur interprétation ne le trouble pas psychologiquement, parce qu’il s’agit chaque fois pour lui d’exprimer ses propres difficultés existentielles ; que chaque “portrait” est celui d’un moment difficile de sa lutte perpétuelle entre la vie et la mort : alors, homme ou bête, réalité ou chimère, ils sont vivants ET ils sont morts ! Là est son secret !

Subséquemment, se dégage de chaque oeuvre un grand sentiment de souffrance et d’angoisse, créant chez le visiteur une très forte émotion ; d’autant que parfois, Yannick Brugière colle près de ces êtres indéfinissables ici une vieille photo de femme en habits surannés, arrachée à un album d’une famille inconnue découvert dans un grenier ; là un chien dont il a retravaillé le pelage pour l’intégrer complètement à son propre bestiaire, etc. : c’est là, pour lui, une façon de se rattacher à un passé, à des racines ; manifester sa compassion pour des gens aujourd’hui disparus ; parler du temps qui passe, de la souffrance humaine, bref, de revenir à son point de départ c’est-à-dire à ses propres désarrois !

Dans ces conditions, s’il se veut dénonciateur des horreurs du monde dans lequel il vit, pourquoi ne pas peindre des scènes réalistes, des personnages “vrais”, des anatomies fidèles ? C’est que son militantisme n’est pas de façade ; qu’il va, comme il est dit plus haut, gravement vers lui-même chaque fois qu’il “témoigne” ; qu’il tente, une fois encore, de briser les chaînes qui l’étouffent ; et qu’en maintenant à ses personnages cette ambiguïté, il laisse les gens face à leur propre questionnement ; qu’en voulant une telle impression de claustration que parfois l’oeuvre ne “loge” pas sur le support ; en se servant –consciemment ou non-- de croyances et de peurs ancestrales, en renvoyant le spectateur à la mythologie ou au Moyen-âge, il crée sans connotation de temps ni de lieu, des images universelles, dans un monde ni passéiste, ni futuriste, ni même simplement d’actualité, qui d’ailleurs, ne s’appuie sur aucun “décor”...

 

Ainsi, Yannick Brugière, créateur autodidacte, se débat-il dans son univers pictural dépourvu de perspective, parmi des créatures mi-humaines mi-fantasmagoriques ; en une démarche où rôde constamment la mort ; où vaillamment se défend la vie ; où la matière est transcendée ; où la poésie jaillit de partout : une oeuvre éminemment grave, imaginative et insolite.

                                                                              Jeanine RIVAIS

CE TEXTE A ETE PUBLIE APRES LE FESTIVAL D'ART HORS-LES-NORMES DE PRAZ-SUR-ARLY, DANS LE N° 67 DE JANVIER 2000 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.