L'ESPACE DE JEAN-PIERRE CHAUVAUD : "Invraisemblable caverne, effarante par le gigantisme de certains personnages monstrueux ; ses plages peuplées de cyclopes…

A côté, la MORT ! Un corps-œuf, d'où sort par un sexe, la mort -encore !- hilare ! Extrême violence et morbidité ! Corps, têtes, marionnettes, diables, sortes de "baigneurs" aux corps couverts d'une épaisse carapace rigide ! Créatures dans des positions de repos inquiétantes ! Sexes ! Griffes ! Têtes figées dans des rictus diaboliques… ! 

 

          Jeanine Rivais. : Jean-Pierre Chauvaud, votre œuvre apparaît, dans son fantastique, sa fantasmagorie, tout à fait morbide ! Mais vous récusez ce mot : pourquoi?

       Jean-Pierre Chauvaud : Je n’ai jamais vraiment réfléchi à la raison pour laquelle je n’aime pas ce mot ! Je pense que le morbide implique quelque chose de mort ; où il n’y a donc aucun processus actif ! Pour moi, représenter la mort, c’est une manière de l’affronter, et de penser qu’il y a donc toujours la vie !

 

         J.R.. : Mais la mort est partout dans votre œuvre ! Et je n'y sens guère la vie ! 

          J-P. C. : La mort, parce qu’il y a la vie devant et derrière ! Je ne suis pas installé dans la mort ! Quand je la représente, elle est souvent une femme, avec de belles rondeurs !

 

          J. R. : Oui. Mais la seule "personne* que j’aie vu naître dans l’espace que vous avez constitué au Musée de 1'Art en Marche, est une Mort, ayant à ses pieds une femme allongée, qui accouche d’un œuf... duquel est en train de naître une autre Mort !...

          J-P. C. : Mais c’est là un pied-de-nez à la mort ! Celle qui donne naissance à une petite mort qui est un clin d’œil, est une femme avec tout ce que cela peut impliquer dans ses formes, de vie qui éclate !

         Bien sûr, qu’il y a la mort ! Il y aura toujours la mort, mais je n’y suis pas, je le répète, installé : est morbide celui qui s’installe dans la mort et qui refuse la vie ! Qui refuse le mouvement. C’est pourquoi je déteste ce mot et le récuse en effet, complètement !

         Je réagis de cette sorte parce que tout le monde me dit : C’est morbide !” Vous n’êtes pas, heureusement, en train de me dire que ce n’est que cela, mais on me le répète trop souvent !

 

J. R_. : Par contre, en pénétrant dans votre invraisemblable caverne, et en passant à côté de cette cage où sont enfermés des diables, j'ai eu brusquement le sentiment de me retrouver dans un Mystère du Moyen-Age ! Une de ces scènes tellement réalistes destinées à faire comprendre au peuple les notions de bien et de mal ! Je retrouve dans votre œuvre tous les protagonistes de cette volonté d’explication !

Au fond, votre travail est très manichéen, avec une prédominance du diable : diables-marionnettes (qui les manipule, alors ?) à grandes cornes ; qui sont à la fois infiniment poétiques et... diaboliques!

J-P. C. : Manichéen ! Je préfère les mots contradiction, ambivalence, dualité...

J’aime beaucoup le diable ! L’aspect diabolique, c’est ce qui secoue les hommes. C’est une figure qui m’a toujours intéressé, parce qu’elle implique le refus de tout ce qui est institué. Elle est le mouvement, la provocation ! Il y a une image négative et une image positive du diabolique ! Et je me sens totalement et constamment dans cette contradiction !

 

          J. R. : En même temps, on côtoie 1'humour ! Je pense, par exemple, à ce diable au faciès anguleux, en train de se bronzer dans un hamac, tandis que des personnages (peut-être des sortes d'extra-terrestres ?), aux visages cyniques, l’observent en plongée !

          Mais peut-être n'est-ce là de ma part qu'une réaction un peu nerveuse, après être passée à côté de toute cette "violence” psychanalytique ?

          J-P. C. : Là, vous avez vu un diable où il n’était pas ! Il s’agit d’un véritable “humain”!

 

     J.R.. :  Par contre, ces immenses personnages que vous appelez diables, sont pour moi des cyclopes !

         J-P. C. : Leurs yeux sont des fenêtres qui se transforment en des œufs…

 

       J. R. : Justement, cette notion d'œuf revient souvent, également, dans votre œuvre!

     J-P. C. : En réalité, je ne sais pas exactement ce que j’ai voulu exprimer ! Ce dont je suis sûr, c’est qu’il s’agit d’un cycle, de quelqu’un qui “donne naissance à...” Toujours l’idée de l’éternel recommencement !

 

          J. R. : Certaines de vos créatures sont effrayantes par leur côté réaliste ; en même temps que par votre sens aigu -j'y reviens !- de l'humour noir !

         J-P. C. : Oui, je m'amuse beaucoup ! Il arrive que mes créations dérangent, mais elles ne sont jamais faites dans cette intention ! Elles peuvent, d'ailleurs, me déranger moi-même.

 

          J.R. : A mon tour de récuser cette idée ! Face à ce genre de création, j'éprouve toujours un sentiment fort, duel, de fascination/répulsion : comme si chacune nous donnait l'envie de nous faire peur, le plaisir de nous faire peur ! Jusqu'au moment où il devient possible de plonger dans le côté beauté, esthétique de la réalisation, qui contrebalance la peur atavique due aux tabous incrustés en nous ! Je peux alors me rééquilibrer, et commencer à aimer ce qu'à un moment donné j'ai psychologiquement refusé!

          J-P. C. : En fait, ce personnage allongé dans son hamac est un ange et non un diable ! Et il a une histoire : La plupart des œuvres exposées ici avaient été créées pour un spectacle que j’avais intitulé "Miremort". C’était un spectacle muet, conçu avec des marionnettes. Il racontait l’histoire d’un homme qui possède un double. Il revient dans presque tous les éléments présents : sortant du sexe de la femme, brûlé au milieu des guerriers, écartelé entre les doigts d'une "main-hydre". Je l’appelais Cachemire. Finalement, j’ai montré ces œuvres sous forme d’exposition ; et je n’ai jamais réalisé le spectacle.

          Au début, le personnage dormait dans une cage, tandis que son double se réveillait, en même temps que le grand masque du cyclope ouvrait son œil. C’était l’histoire d’une traversée du miroir ! Le petit personnage traversait l’œil et ensuite toutes les scènes narraient ce qui se passait au-delà du miroir. C’était une sorte de voyage initiatique au cours duquel l’homme subissait des épreuves difficiles : perte d’identité, perte de son sexe, etc. jusqu’à ce qu’il se retrouve au treizième et avant-dernier tableau, celui de la guillotine, intitulé “L’Œil de la Veuve” ; à la fin duquel il retombait dans la réalité après s’être fait décapiter. Au lieu de retrouver, dans le dernier tableau, l’individu masqué, en chair et en os, on ne retrouvait plus que ses vêtements et son masque. On pouvait, de ce fait, interpréter cette mutation à la fois comme une mort ou une re/naissance.

          J'avais un problème avec mon corps : je crois avoir mis dans ce scénario tout ce que j'avais comme problèmes par rapport à mon identité d’homme : Qu’est-ce qu’être un “mec” ? Qu’est-ce qu’avoir “un sexe” ? ... Ce parcours était lié à la castration, parce que mon personnage vivait vraiment toutes les formes de violences qui lui sont inhérentes ! Tout ce qu’on peut imaginer de supplices liés à l’identité corporelle !

          A la fin, coupé en deux, il devenait l’homme-tronc qui rêvait à des hommes et des femmes-troncs ! Mais, ayant perdu sa tête, il rêvait à des gens qui l’avaient gardée ! Il était en fait, en plein fantasme !

 

          J. R. : Evoquons maintenant une espèce de Trinité qui m’a beaucoup impressionnée : personnages cornus, de toute évidence maléfiques...

          J-P. C. : Il s’agit-là de Bacchus.

 

          J. R. : Vous êtes donc dans une sorte de mythologie revisitée, puisque vous y intégrez des éléments totalement anachroniques, comme cette guillotine, etc. Peut -on dire que vous concevez votre œuvre comme volontairement intemporelle ?

          J-P. C. : Ah ! Mais s’il y a bien quelque chose qui, en France, est devenu un mythe, c’est la guillotine !

 

          J. R. : Oui. Mais la guillotine date du XVIIIe siècle, alors que Bacchus nous emmène dans un lointain passé culturel 

          J. R. : Quand j’ai réalisé cette guillotine, elle a créé en moi un profond malaise. Je ne suis pas pervers au point d’en construire une ! Mais elle me semblait alors essentielle pour ce que je voulais exprimer. Et, vu sa connotation mythique, surtout pour les Français qui, avec elle, ont tout de même décapité un roi, elle est une figure extrêmement puissante ! 

          Un jour, lors d’un festival, j'ai fait une expérience : je l’ai installée sur un trottoir, sous des arcades, et j’ai demandé aux gens s’ils voulaient assister à une décapitation ? J’ai bien observé leurs réactions : Très intéressantes ! Les hommes et les femmes réagissent de façon totalement différente ! La guillotine est la grande castratrice, et ce sens paraît de prime abord, évident pour les hommes ! Alors que les réactions des femmes sont beaucoup plus troubles ! A ma question, leur attitude était celle qu’elles auraient eue si je les avais invitées chez moi pour regarder des images pornographiques ! En fait, elles ont toutes réagi comme si j’avais évoqué un tabou suprême !

 

          J. R. : Comment passez-vous de ces personnages se situant complètement dans l’espace ; à des peintures lourdes, en relief, que vous avez accrochées tout autour ?

Pourquoi, par moments, éprouvez-vous le besoin de vous situer ainsi dans une fausse troisième dimension ? 

          J-P. C. : Ce travail est plus ancien. Je ne procède plus ainsi. Ce sont des œuvres de papier !

 

          J.R. : C'est un monde de lutteurs, des scènes de pugilats ; où tous les personnages semblent être duels…

          J-P. C. : Je dis toujours en plaisantant que c’est la condition humaine ; le rapport de conflit permanent qu’on a avec les autres ou avec soi-même. Ce sont, pour moi, des tableaux plus réels, alors que les sculptures sont plus fantasmatiques.

 

       J.R. : Cependant, ils renferment beaucoup d'imagination, ne serait-ce que par l'aspect physique des personnages… 

          J-P. C. : Mais les hommes sont mes autoportraits… C'est ainsi que je les vois, et je plaisante à peine. Ils sont misérables, confrontés à quelque chose qui leur échappe ! 

          Par ailleurs, on me demande souvent :"Pourquoi des femmes sans têtes" ?" Sans doute, pourrais-je apporter plusieurs réponses. On sait bien qu'il n'y en a jamais qu'une. En voici une en tout cas. Peut-être ne s'agit-il que de la représentation de la part féminine (cachée ou même refoulée) que chaque homme porte en lui. -L'inverse est vrai, je veux dire que c'est aussi valable pour les femmes). La différence, c'est bien dans le corps qu'elle se fonde même si après elle nous envahit l'esprit et la tête. 

          De là, le corps de la femme traité comme un mystère, une église, un lieu sacré, etc. etc. 

Je m'arrête là. Je me méfie de la redondance des mots, des discours et de toutes les formes d'expression. Je finirai en disant que je n'ai jamais rien fait pour me mettre en avant, mais simplement pour essayer de comprendre, trouver un sens qui m'échappe douloureusement et malheureusement de plus en plus. 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 2008, LORS DE L'INAUGURATION DU MUSEE DE L'ART EN MARCHE DE LUIS MARCEL A LAPALISSE.