Jeanine Rivais: Danielle Le Bricquir, je t’ai demandé à quand remontait ta volonté d’être artiste ? “Je peins depuis toujours” as-tu répondu. Or, pour le spectateur, tes œuvres sont des sculptures: quelle définition précise donnes-tu de ton travail ?

          Danielle Le Bricquir: Il m’est très difficile d'en donner une, car je suis moi-même à la recherche d’un nom: elle se situe entre la peinture et la sculpture. Il me faudrait donc un mot non encore inventé. L’origine de cette démarche remonte au jour où, n’ayant pas d’argent pour acheter des toiles, j’ai peint sur un morceau de bois. J’avais déjà découpé du tissu, mais je ne tirais rien de cette chose molle. Tout à coup, j'ai placé verticalement le morceau de bois, je l'ai "érigé" ! A partir de là, j'ai éprouvé le plus grand plaisir à découper et peindre ce matériau. C’est donc la nécessité qui a fait la loi. J’aimerais beaucoup néanmoins trouver le mot qui définirait ce nouvel objet: c’est de la peinture mise en volume par un jeu de deux plans emboîtés, perpendiculaires. Calder avait trouvé une définition magnifique : stabile. J’aime beaucoup ce mot, et même si malheureusement la paternité lui en revient, c’est autour de ces constructions que se situe mon travail. Calder utilisait des formes géométriques, l’air; l’espace; j’utilise l’espace au sol, en une sorte de prise progressive de terrain. J’aime dans cette impression-là l'idée du labyrinthe. Cette forme de travail m’a fait découvrir l’infini; car chaque fois que j'ajoute un plan sécant j’enrichis ma sculpture d’une nouvelle variation spatiale. J’ai fait cette découverte en travaillant dans un atelier avec des Russes: nous disposions de 2000m2 dans une usine. Chacun d’eux essayait d’occuper le plus d'espace possible. J'étais confinée dans un tout petit réduit avec les chats ! J'ai compris que je n'aurais d’espace qu’en l'imposant sur le plan créatif. J’ai donc démarré ce que j’appelle le Cœur du Labyrinthe : une grande sculpture à partir de laquelle j’ai développé tout un jeu d’emboîtements. Je les ai déployés autour du Cœur et ils ont à leur tour empiété sur l'espace des autres ! Hélas, nous avons été délogés de l’usine avant que je les aie totalement grignotés...

 

          Jeanine Rivais: L’invasion de la Russie, voilà un rêve digne d’un sculpteur conquérant !... Par ailleurs, à quelles tendances de l’art te rattaches-tu? Tu as fait récemment une très importante exposition au Musée d’Art Singulier de Bègles. comment es-tu parvenue jusqu’à ce lieu ?

          Danielle Le Bricquir: Art Singulier est un nom qui me plaît. Tout créateur est singulier. Mais avec des majuscules, l’expression prend un sens très fort. Elle me permet de me situer dans un mouvement qui n’en est pas un, qui me laisse beaucoup de liberté, car je n’aime pas les écoles, les carcans... Sous cette étiquette, je suis à l'aise. Je me démarque ainsi de l’art contemporain qui est en majorité conceptuel. Il est pour moi trop intellectuel, trop vide des tripes, des passions, des sentiments qui m’habitent et par lesquels je me définis.

 

          Jeanine Rivais: Comment te situerais-tu par rapport à l’Art brut, par exemple ?

          Danielle Le Bricquir: Une définition de l’art brut est l'Art des fous. Même si cette appellation ne se réduit plus aux seuls fous, elle s’applique néanmoins aux créateurs qui auraient subi un minimum d’imprégnation visuelle. Ce qui est pratiquement impossible aujourd’hui, car notre rétine est constamment impressionnée par la télévision, les affiches ou les magazines.

 

          Jeanine Rivais: D’après ta définition, l’Art brut serait donc mort du fait de la culture?

          Danielle le Bricquir: Du fait de notre civilisation de consommation, plutôt que de la culture Nous nous approprions les images que nous voyons, les influences que nous recevons ou subissons. Pour moi, l’Art brut est un art qui, à la manière d'une grosse racine, reçoit de l'extérieur le moins d'influence possible. Je pense à Aloïse qui a écrit des textes splendides, émergeant comme ses dessins, des tréfonds de son être.

 

          Jeanine Rivais: Tu as eu une vie de femme très militante... Tu voyages beaucoup en quête de fraternité (s). A quels soucis correspondent ces démarches et penses-tu qu’elles aient influencé ta carrière d’artiste ?

          Danielle le Bricquir: II est exact que je suis à la recherche de l’autre, de tous les autres, de l’humanité, de mon environnement. C’est le but de mes voyages. Je suis allée au bout du monde pour voir comment vivaient les Canaques. Je vais de tribu en tribu, je m’y fais des amis. Je suis très curieuse des modes de vie différents. En même temps, le voyeurisme est une composante très forte de ma personnalité. En fait, j’ai milité parce que j’ai cru possible de bâtir une planète où les hommes cesseraient de se battre, les femmes d’être humiliées, où l'horreur des purifications ethniques n’existerait pas, où l’idée même de ces aberrations ne viendrait à personne.

          Ces quêtes ont certainement influencé ma carrière d’artiste mais je manque de recul pour le voir. Par contre, une journée n’ayant que vingt-quatre heures, elles ont mis sous le boisseau pendant quelques années une partie de ma création : l’énergie de la militante a empêché l’énergie de la créatrice. Mais je n’ai aucun regret : militer est formateur et j'ai acquis une formation en humanité qui m’est précieuse. Je ne regrette aucun des choix que j’ai faits dans ma vie !

 

          Jeanine Rivais: Nombre de tes œuvres portent des titres celtes (L’Ankou, L’arbre d’Avallon, La Reine Dana, Boudicca, L’ogre de Huelgoat...) se rapportent à des légendes celtiques. Pourquoi un si profond attachement à tes racines ? Penses-tu qu’une autre région t’aurait, au même degré influencée ? Ou comme le poète Guillevic et l’écrivain Hélias, crois-tu que la Bretagne a une force propre qui détermine ses artistes ?

          Danielle Le Bricquir: J'ignore si la Bretagne a une force propre, mais il est vrai que les Bretons sont ou très dépressifs ou très énergiques, en tout cas un peu fous ! Nous avons du mal à trouver notre équilibre, ce juste milieu dont parlent les classiques ! Est-ce une spécificité ? La Bretagne, c’est sûr, est un pays de très grande culture. Cette culture s’est, de tous temps, manifestée dans la pierre, le granit, les sculptures en bois polychromes... Il en reste de nombreuses traces, notamment les calvaires, les enclos paroissiaux. Il faut voir les peintures sur les murs des chapelles oubliées : sur ceux de Kemascleden, par exemple, l’enfer est si jouissif qu’on a envie d’y plonger immédiatement... J’ai été élevée dans cette idée de la sélection des "bons" et du rejet des "méchants". Presque toutes les églises ont un ossuaire. Le dimanche, en manière de jeux, avec mon cousin, je choisissais "mon" crâne favori! On nous parlait de l’Ankou, le dernier mort de l’année qui venait, dans sa charrette, chercher le moins méritant du village ! Bien que beaucoup de sculptures polychromes aient été volées, elles ont illuminé mon enfance, contrebalançant l’omniprésente obsession de la mort ! C’est là, assurément, l’une des spécificités de la Bretagne. L’autre est celle que le jacobinisme parisien et les enseignants contraints ou complices, ont contribué à éradiquer : la langue. La Bretagne est un pays interdit de langue ! Il est étonnant qu’en France, si peu de gens aient pris conscience de cette monstruosité : si mes parents, à l’école, parlaient breton, on leur attachait autour du cou un sabot de bois. Ce système fonctionnait sur la délation, un élève en surprenait-il un autre à “baragouiner" au lieu de parler français, il devait dénoncer son camarade  ; lequel, puni, lui passait autour du cou le sabot ignominieux ! Pierre-Jakez Hélias raconte d’un bout à l'autre de son livre le quotidien de mes parents. Littéralement, on nous a arraché notre langue !

 

          Jeanine Rivais: Outre tes œuvres " celtes ", tu peins-sculptes souvent des épisodes de ton enfance "La dernière pomme", "Retour de Fest Noz", "Transbigoudènes"...). Néanmoins, tu t’insurges quand je suggère un côté anecdotique à ta création. Et puisque ta volonté farouche est de ne "pas illustrer ", comment passes-tu de la légende, de ta vie, à la sculpture ?

          Danielle Le Bricquir: Pour moi, la culture celte, la culture bretonne et mon enfance ne font qu’un. Bien qu’ayant quitté depuis longtemps mon village natal dans les Côtes d'Armor, certains mots me reviennent spontanément et ont pour moi une vie et une saveur que n'ont pas les équivalents français.

Lorsque je sculpte et peins (toujours sans donner de nom à mon travail), je pars sans idée préconçue. Prenons "La der¬nière pomme" : je voulais sculpter un petit garçon, et fina¬lement je me suis décidée pour une fillette. Par contre, je voulais absolument un pommier portant une seule pomme.

           Le travail terminé, le me suis exclamée : " Mais bien sûr, c'est la dernière pomme... ", celle que mon père, enfant, affamé, était monté cueillir sur l’arbre pour tromper sa faim. Au cours de son escalade, il s’était piqué un doigt sur un clou rouillé. Le doigt non soigné s’était gangrené et était tombé au bout de quelques semaines ! Voilà l’anecdote, mais je n'y ai pas consciemment pensé au départ… 

 

          Jeanine Rivais: C’est donc une sorte d’inconscient qui, l’œuvre exécutée, te ramène au souvenir, et non l’inverse ?

          Danielle Le Bricquir: En effet, tout le monde a connu dans sa vie quelqu’un qui a eu faim et qui a croqué sa "dernière pomme"... Quand j'entends les gens de Sarajevo dire qu’ils mangent de l'herbe, je comprends où ils en sont vraiment. Car l'humanité entière a des points communs : la joie, la tristesse, l’espoir, la misère, la guerre. Dans mon travail, les gens saisissent immédiatement cette généralisation. Lors de mes expositions, les œuvres qui partent tout de suite (à Bègles, l'une d’elles a été achetée dans les cinq minutes après son installation), sont celles qui, sous prétexte de raconter une histoire, véhiculent en fait un message beaucoup plus large : Par exemple, Transbigoudènes est un petit train avec sept figurines qui le tiennent (elles sont donc les plans sécants) : ce sont des adolescentes bretonnes qui. autrefois, "montaient à Paris", pour y être bonnes à tout faire. Elles étaient à la fois tristes de quitter leurs parents, et heureuses de venir "en ville", d’échapper à la dure condition de la ferme ; elles pouvaient manger à leur faim et envoyer de l’argent à la famille : il s’agissait là, en fait, d'une "immigration de l’intérieur" ! Au-delà du folklore, mon train emmène toutes les pauvresses de toutes les provinces, de tous les pays...

 

          Jeanine Rivais: Tes œuvres sont donc porteuses d’une généralisation sous-jacente qui amène chacun à se sentir concerné, bien au-delà des implications locales ?

          Danielle Le Bricquir: Tout à fait. C’est valable pour toutes les formes d’art. Quand Aragon parle de son amour, dans son esprit, il s’agit d’Elsa. Quand un tiers lit le poème, il ne pense pas à Elsa, il pense à son amour pour quelqu'un de précis, pour une personne faisant partie de ses rêves...

 

          Jeanine Rivais: Pour affiner un peu la réponse précédente, tu affirmes n’avoir aucune intention a priori; comment se déroule donc en toi le processus de création ?

           Danielle Le Bricquir: Je suis souvent envahie simultanément par une forme et une couleur. J'ai toujours sur moi un carnet dans lequel je ramasse une intuition. Je capte une idée puis je l’oublie. Si ce processus se répète plusieurs fois, cette idée devient une obsession, une nécessité. A ce stade, impossible de l’ignorer : le seul moyen de m’en libérer est de la sculpter.

 

          Jeanine Rivais: Beaucoup de tes œuvres sont totémiques. Qui dit totem pense à l’Amérique du Sud, aux sculptures érigées à l’entrée des villages asiatiques et africains pour protéger leurs habitants : comment "voyages-tu" des uns aux autres ? Et quel cheminement jusqu’aux calvaires bretons ?

          Danielle Le Bricquir : Les calvaires bretons ont rythmé mon enfance : un itinéraire se déterminait d’un calvaire à un autre. Les amoureux se donnaient rendez-vous au pied du calvaire. Les enfants jouaient à l’entourer de leurs bras, se mesuraient par rapport à lui... Il faisait partie de leur vie quotidienne. Parce que ces calvaires impliquaient un recueillement, une méditation, ils nous maintenaient dans une vie pas forcément religieuse, souvent au contraire totalement païenne, mais profondément spirituelle. Ils m’ont donc accompagnée jusqu’au moment où la curiosité éveillée, j'ai passé plus de temps dans les musées que dans les enclos paroissiaux. Un enclos paroissial renferme les morts du village. A l’entrée se trouve toujours un calvaire, parfois véritable chef-d’œuvre de sculpture. Je dis souvent que je suis née au pays des verticalités et je me suis rendue compte, après quelques années de sculpture, que j'étais en train de renouer avec ces calvaires qui sont érigés et pointent leurs croix vers le ciel. Ils sont faits de plans perpendiculaires qui se coupent s’entrecoupent, se racontent des histoires extraordinaires. C’est exactement dans ce sens que je travaille. Quand j'ai eu conscience d’être revenue, d’avoir bouclé ma boucle, j’ai éprouvé un sentiment de paix, la certitude d'être sur le bon chemin, celui de mon père, celui de mes ancêtres. Je sais que je n'en sortirai plus, que je suis enfin rentrée chez moi.

Tu me parles d’autres pays. J’ai souvent, comme les Bretons, un grand coup de cafard, ce que Baudelaire appelait le spleen, et est devenu plus tard la déprime. Quand je suis saisie par cette déprime, un seul remède : le voyage. Je pars sans rien préparer, avec un bagage réduit au minimum. Je m'en vais à la recherche des autres !

 

          Jeanine Rivais: A compter du moment où tu es passée de la peinture (plate) à la peinture sur carton et sur bois (découpée), tu as d’abord utilisé le socle comme support traditionnel, puis tu l’as intégré à ta "sculpture". En plus de l’idée de "grignotement" déjà évoquée, qu’a apporté cette évolution à la conception de tes œuvres ?

          Danielle Le Bricquir: Il n’y a jamais eu de socles. Il y a toujours eu un plan perpendiculaire. Mais au début, ce plan était là uniquement pour faire tenir la sculpture. Ce n'était pas suffisamment créatif. J’ai procédé par apports, ajouts, retraits, enrichissements, pour en arriver à ma démarche actuelle. De plus en plus, les deux plans perpendiculaires ont leur vie propre. En même temps, leurs vies se conjuguent dès qu'on les rapproche. Je pense à ma Reine Dana : si je la mets seule, avec ses quatre yeux, elle tient un certain langage. Si j’ajoute une petite bête, son air impertinent me provoque. Mais une-petite-bête-qui-sort-du- ventre-de-la-reine-Dana devient pour le visiteur une-petite-bête-impertinente-qui-sort-d’un-ventre. La conjugaison des deux multiplie les interprétations.

 

          Jeanine Rivais: Pour continuer dans l’esprit de ta boutade, quel serait selon toi le moment où aucun grignotement ne serait plus possible : où tu aurais la certitude d’avoir réalisé l’œuvre absolue ?

          Danielle Le Bricquir: Je grignote dans l’espace, mais aussi dans ma tête ! Je ne travaille jamais par bonds. Je procède par fines touches successives qui s’ajoutent aux précédentes, et petit à petit, je comprends où m’a menée tel cheminement. Quant à l’œuvre totale, celle qui me toucherait le plus serait à la fois écriture, peinture, sculpture, parce que ces modes d’expression me sortent par tous les pores. Si la vie m’en laisse le temps, j'aimerais mettre mes créations en mouvement, je créerais des images de synthèse : l’idée de mouvement, de la danse, serait la façon idéale de réaliser l’œuvre totale ? Je déteste les séparations, les clivages, ce serait la grande réconciliation à laquelle me fait sans arrêt rêver mon amour de l’humanité. Dans ce sens, je fais actuellement un travail de réflexion sur la démarche du groupe Cobra, notamment sur Christian Dotremont qui n’est même pas cité dans les dictionnaires alors qu’il a créé ce groupe. C’était un poète et il s’est mis à dessiner. Il a rencontré des peintres qui se sont mis à écri¬re : lors de sa dernière exposition, Corneille présentait un recueil de poèmes. En fait, cette inter-spécialisation me plaît infiniment 

 

          Jeanine Rivais: En tournant autour de tes sculptures, le spectateur peut constater que les deux faces sont totalement dif¬férentes : l’une "froide", l’autre "chaude" : Ta démarche est-elle manichéenne ? Sinon, quelle est-elle ? 

          Danielle Le Bricquir: Non, elle ne l’est pas. Mais est-ce le fait d’être du signe de la balance, ou mon tempérament angoissé ? Je passe ma vie à hésiter entre ceci et cela, entre des choix de vie, entre deux tortures ! Alors, parfois, je ne choisis pas, je prends tout pour m’éviter des déceptions, et du temps perdu en regrets...

 

          Jeanine Rivais: Et les deux côtés "différents" de tes créations t’aident à résoudre la dualité de tes désirs ?

          Danielle Le Bricquir: Oui, mais parce qu’il n’y a qu’un envers et un endroit ! Si je pouvais créer un dessus et un dessous, les possibilités de dilemme seraient multipliées d’autant... Pour résoudre partiellement ce problème, j’ai chez moi de nombreuses tables : j'ai une activité différente sur chacune d’elle et je vais de l’une à l'autre selon mon bon plaisir. C’est ma technique, ma manière de me rassurer. J’avance ainsi sans repousser aucune éventualité intellectuelle ou matérielle.

 

          Jeanine Rivais: L’ambivalence de ta démarche, à tous les stades de ta création, est en effet très évidente, quand on fait ce tour de tes œuvres : glacis/passages ternes : griffures brutales/fines dentelures ; rouges-flamme/verts glauques ; épaisses couches de pâtes/nervures du bois apparentes ; à-plats parfaitement lisses/boursouflures et gondolements mats... Tu as partiellement expliqué ce travail de contrastes : A quel (s) rythme (s) doit parvenir ton œuvre pour que tu en sois satisfaite ?

          Danielle Le Bricquir: Une œuvre doit exprimer totalement à la fois ma tendresse et ma violence. Je suis quelqu'un d’organisé, mais j’ai de l’énergie à expurger absolument ; je rêve de réconciliation du monde, mais je suis très violente. Ma violence est-elle liée à mon énergie ? Je l’ignore. Mais dans mes sculptures tout cela doit être apparent.

 

          Jeanine Rivais: Entrons plus profondément dans tes œuvres : tes personnages ont souvent quatre yeux ; tes femmes ont plusieurs seins ; la fille "traverse" la mère, enjambe l’homme ; plus récemment, la bête émerge de la femme... Acceptes-tu l’idée que ton œuvre soit très psychanalytique ? Si oui, contre quels démons te permet-elle de te défendre ?

          Danielle Le Bricquir: J’accepte totalement l’idée de psychanalyse. Une fois que mes œuvres sont terminées, je les regarde et cette évidence me saute aux yeux. Des démons ? Oui, ils sont très nombreux : ce sont mes multiples pulsions, mes agressivités, ma violence, mes peurs intenses : grâce à mes sculptures, je leur confère une réalité qui les exorcise. Par exemple, se tapit en moi de façon permanente la peur de la mort : pas la mienne, celle des autres. Je tremble sans cesse pour ma famille et mes amis. Cela m’est insupportable...

 

          Jeanine Rivais: Par voie de conséquence peut-être, tu sembles totalement investie dans ton œuvre : Est-elle seulement (comme la poésie pour Guillevic qui parle souvent du "besoin d’écrire" comme d’un moyen de survie), un (le) moyen de te libérer d’une souffrance ? Ou bien éprouves-tu, au-delà de la nécessité, un sentiment de paix et d’harmonie ?

          Danielle Le Bricquir: Quelle que soit la création, elle correspond chez l’artiste à un besoin absolu. Comme le disait Kandinsky, quand la nécessité se fait sentir, il est hors de question d’y échapper. J’ai ainsi rempli de multiples carnets. Où que j’aille, j'en emporte un. Il m’arrive de descendre du métro pour dessiner ; l’environnement disparaît complètement dès que j’ouvre mon carnet ! Je crois que pour un artiste, c’est une grande chance, c'est véritablement la voie royale, de pouvoir ainsi créer, d'être sûr qu'il en restera toujours quelque chose. Sa création sera déposée quelque part ; la mémoire collective en gardera la trace. Pendant les dix ans au cours desquels j’ai milité, mes tracts ont été ma création, différente mais bien réelle. Mes articles exprimaient "autrement" mes cris et ma rage. Par rapport à la mort dont je parlais, créer me donne une impression d’immortalité de sorte que, si le souvenir de l’Ankou reste en moi très vivace, l’idée de ma propre mort ne m’effraie pas. Il restera toujours un témoignage de mon passage.

 

          Jeanine Rivais: Tu sembles mêler vie et création. C’est une même chose pour toi. Connais-tu le plaisir pur de la création ?

          Danielle Le Bricquir: C’est à la fois plaisir et douleur. Plaisir parce que je mesure ma chance par rapport aux millions d’êtres qui n’ont aucune bouée de secours pour les aider dans leurs détresses. Souffrance parce que j'ignore ce que serait "l’œuvre absolue" dont tu parlais tout à l’heure. Construire une œuvre, c’est pour moi ajouter une sculpture à une autre sculpture ; la création suivante est un pas de plus vers la compréhension de ma démarche, vers une plus grande libération, une meilleure connaissance de moi-même...

 

          Jeanine Rivais: Tu as répondu psychologiquement pour l’œuvre absolue. Tout de même, résumons pour conclure Légendes - Racines - Voyages - Rêves - Fantasmes. As-tu dans le passé ou actuellement, eu le sentiment d’avoir réalisé une œuvre capable à la fois de capter et restituer tous ces magnétismes ? A un moment donné, as-tu eu le sentiment que tous ces éléments et peut-être d’autres que j’aurais oubliés, étaient contenus dans une sculpture ?

          Danielle  Le Bricquir:  Non ! Si j’avais le sentiment qu'une de mes œuvres contenait tout, j'arrêterais de créer, tout simplement ! Je galope après mes sentiments, mes aspirations, mon enfance, mes  sensations... Je malaxe le tout avec ce qui est en moi, avec ce qui me vient d’ailleurs, des voyages que j’ai effectués, des impressions ou émotions fortes reçues un peu partout. Chaque œuvre est la quête de cette synthèse. Comme tout artiste, je poursuis le chef-d’œuvre qui contiendrait tout cela. Quand j'emploie ce mot, je l’entends à la manière des Compagnons du Tour de France. Je doute de parvenir jamais à créer ce chef-d’œuvre: la fin de mon parcours sera une œuvre de plus, mesurable à la quantité des éléments produits, à la qualité de ces éléments. D’ailleurs, je suis toujours gênée quand j’entends parler du chef-d’œuvre d’un artiste.

 

          Jeanine Rivais: Est-ce parce qu’à l’origine, ce mot s’appliquait à la production d’artisans ?...

          Danielle Le Bricquir: Mais je suis apparentée à l'artisan, dans la mesure ou je travaille de mes mains, je coupe, scie, ponce, je me blesse... Pendant que j’effectue ce travail, je brûle beaucoup d’énergie ce qui est très positif !

 

          Jeanine Rivais: Faut-il que tu aies épuisé toutes les ressources et sollicitations de l’artisan pour que surgisse l’artiste capable d’introduire les nuances évoquées dans l’entretien ?

          Danielle Le Bricquir: Non, tout cela est un dialogue en moi : en même temps que se concrétise la forme d’une œuvre, appa¬raît dans ma tête l’épaisseur que devra avoir le bois ; quand je le découpe, les couleurs s’imposent doucement je sais s’il aura des cornes, Si la tête sera ocre ou dorée... En même temps que je parviens à la forme finale, la couleur s’impose, ses nuances deviennent définitives. A chaque stade du travail, j’ai hâte de passer au suivant. Il y a toujours un va-et-vient d’une étape à l'autre, d'une manipulation à l’autre, en fonction de la " création idéale", dormant dans ma tête. Si je parvenais à la capter, il n'y aurait pas de suivante...

 

 

 

CET ENTRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N° 11 DE SEPTEMBRE 1994 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.