PHILIPPE BŒUF, peintre

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais. Philippe Bœuf, est il facile de s'appeler "Bœuf" dans la vie en général, et surtout quand on débute une carrière artistique ?

          Philippe Bœuf. Ce n'est ni facile, ni difficile; "Bœuf" ou "Dupont", il n'y a aucune différence !

 

          J. R. On ne t'a jamais dit que tu "produisais un effet bœuf" ? Ou que tes couleurs étaient "sang de bœuf" ?

          Ph. B. A la limite, on me demande si c’est mon vrai nom, mais je n'ai jamais eu aucun problème. 

 

          J.R.  C'est un nom qui sonne très net, très court par rapport à la connotation de l'animal. Comment gères-tu ce contraste dans ta tête ? 

          Ph. B. En fait, ce sont les gens qui se posent ce genre de question ! Mais ni à l'école, ni à mes débuts dans la peinture, je n'ai eu le moindre état d'âme le concernant. Puisque maintenant, on me pose souvent la question, je vais commencer à en jouer, et répondre que c'est ou que ce n'est pas mon nom, suivant mon humeur !

 

          J.R. Tu as vingt-six ans. Comment un artiste débute-t-il une carrière, en 1993 ? 

          Ph. B. Sans doute comme un jeune artiste de 1910, ou de n'importe quelle autre période ? Peut-être certains artistes ont ils des problèmes spécifiques à notre époque, moi non !

 

          J.R. Autrefois, on appelait "jeune artiste" une personne de quarante-cinquante ans. Or, tu en as vingt-six, tu es donc vraiment "très jeune" !

          Ph. B. Le seul problème pourrait être mes difficultés relationnelles? Quand je montre les toiles, elles apparaissent à l'évidence comme de la "peinture fraîche", exécutée par quelqu'un de très jeune : Peut-être des professionnels, des marchands peuvent-ils souhaiter attendre qu'elle "mûrisse" ; cela retardera le moment où j'aurai un peu d'argent ! Mais pour le reste, c'est facile : comme pour mon nom, mon âge ne m'a encore posé aucun problème.

          En fait, au contraire, cela me donne confiance : Je me dis que je suis jeune, que je peux "attendre ", que je peins depuis quatre ans seulement, que "j'ai le temps". 

 

          J.R. Comment un jeune artiste se situe-t-il par rapport aux problèmes actuels de l'art ?

        Ph. B. Comme toute personne sensée. Le fait d'être artiste ne crée pas de situation particulière. D'ailleurs, je ne connais pas tous les problèmes relatifs à notre époque...

 

          J.R. Mais tu as entendu parler de l'art officiel, des achats effectués auprès des "copains”, des galeries qui  ferment...

          Ph. B. C'est simple : Je dis tant pis pour les gens honnêtes qui sont obligés de fermer. A mon avis, "les bons restent", "les mauvais disparaissent"...

 

          J.R. Je ne suis pas du tout d'accord : j'ai souvenir de la Galerie Négru qui étaitcertainement une des meilleures galeries de Paris et qui est disparue très tôt...

          Ph. B. Mais que peut-on y faire ? Se battre? Dans ce cas, on ne fait plus rien d'autre. L'art officiel me dégoûte, je ne croyais pas que ce problème pouvait atteindre de telles proportions ! Depuis deux ans que je m'en préoccupe, la progression me semble hallucinante ! Pourtant, me battre toute ma vie contre les magouilleurs n'est pas mon propos. D’un côté, cela me révolte, de l'autre je suis fataliste et je me dis que "pouvoir, abus de pouvoir, art officiel" existeront toujours!...

 

          J.R. Penses-tu qu'un jeune artiste comme toi doive avoir des engagements politiques, sociaux... ou au contraire, rester en-dehors de ces contingences ?

          Ph. B. Comme toute personne qui s'intéresse aux autres ! Mais pour moi, engagement politique ne peut signifier "carte", "obéissance à un parti"... Avec tout ce qui va mal, les jeunes artistes devraient-ils prendre position ? Je l'ignore. Personnellement, je ne suis pas capable de m'asseoir à une table pour discourir à perte de vue sur la meilleure façon de faire tourner le monde !

 

          J.R. Mais à toutes les époques, dans des périodes difficiles, des artistes se sont manifestés ; Je pense à Voltaire, Zola, Sartre, etc. Dans une période troublée comme la nôtre, ne penses-tu pas qu'ils pourraient jouer un rôle plus évident que celui qu'ils jouent en ce moment ?

          Ph. B. Oui. Mais nous sommes dans un monde où les mouvements, les groupes n'existent plus. Un artiste seul  ne peut partir conquérir le monde. Chacun agit individuellement. II faudrait faire renaître des groupes. Des "mouvements" pourraient peut-être être efficaces? Mais un artiste dont le propos est la peinture, l'écriture, le théâtre... peut-il tenir un rôle déterminant ? Là, peut être suis-je encore trop jeune, mon côté "jeunesse anarchiste" est-il encore trop présent ? Je n'ai jamais réfléchi profondément à ces options possibles.

          Une chose est sûre, par contre, c'est qu'au niveau de ma peinture, je n'ai pas envie de m'engager dans des démonstrations politiques... Comme tout individu, je vis ces problèmes, je dois les affronter avec l'intime certitude de ne pas avoir le droit de me tromper en prenant des positions dont je me détacherais dans quelques années. De ces orientations dépend ma vie, alors je veux me donner le temps de choisir.

 

          J.R. Venons-en à ton travail : Tu revendiques trois influences primordiales : l'Afrique, l'Amérique du Sud et l'Australie. Peux-tu te définir par rapport à elles ?

          Ph. B. De tous temps, j'ai été attiré par ces trois continents. Pour moi, c'est "là-bas" que le monde est né. Je les ressens comme trois mères. Je traduis cette attirance dans mes couleurs, ma façon de travailler, mes approches picturales...

 

          J.R. Au fond de toi, dans chaque coup de pinceau, se trouvent en arrière-pensée, l’Afrique, l'Amérique...?

          Ph. B. Oui. C'est une façon de retrouver la simplicité, les goûts, le sel de la vie.

 

          J.R. : Pourrait-on dire, par exemple, que tu as pris la ligne du dessin à l'Afrique, le côté plus tourmenté des silhouettes à l'art inca, et les couleurs à l'Australie ?

         Ph. B. Oui. C'est tout à fait cela. Mes ocres, mes rouges me viennent des Aborigènes, mes traits sont issus des peintures de cérémonies africaines... Un jour, je partirai sûrement "aux sources" de ma vie, j'irai dans ces pays !

 

          J.R. Tu dis avoir passé trois ans "à ne rien faire" parce que tu t'es retrouvé dans des hôpitaux psychiatriques. Le jour où tu as pensé : "Ça suffit", comment as-tu pu réintégrer ton univers pictural?

          Ph. B. Cela a été très douloureux ! Il faut vraiment avoir envie de sortir de cet enfermement ! En fait, c'est depuis six mois seulement que tout est très clair dans ma tête que m'apparaît nettement la liaison entre mon mal de vivre et ma peinture. Encore actuellement, cette remise en question n'est pas évidente, parce qu'elle me fait découvrir des réalités difficiles à affronter ! Je n'ai réussi à peindre qu'après avoir acquis la certitude de ne plus vouloir rester cloîtré dans un appartement, confronté à des problèmes qui n'en étaient pas et qui n'avaient d'importance que pour moi ! La peinture était là "avant", mais j'ai dû tâtonner pour la retrouver, et le plaisir que par la suite, j'allais en retirer, n'est pas apparu immédiatement. Ce métier est vraiment fantastique : tu peux aller très loin à l'intérieur de toi-même. La peinture peut être une merveilleuse thérapeutique ! Mais j'ai compris très profondément qu'elle ne peut pas être seulement de la psychanalyse : Il faut aller au-delà ! Maintenant, je ne me préoccupe plus de mes "états d'âme" : je peins et si j'ose dire, je réfléchis "après". Pendant trois ans, ces problèmes, cette angoisse m'ont empêché de "faire" quoi que ce soit. J'ai décidé de repousser résolument mes questionnements, mes relations aux psychiatres, aux médicaments, de laisser loin derrière ma situation de "malade" et au contraire d'exploiter ce que cette "maladie" me permettait d'exprimer.

          J'essaie par ma peinture de compenser tout cela, et peut-être de commencer à vivre harmonieusement ? Ma peinture, depuis que je suis capable de peindre, m'a fait plus de bien que trois ans de soins intensifs. Mais pour "m'en sortir", j'ai dû m'opposer aux psychiatres, même à mes proches qui, à mon avis, retardaient le moment où je pourrais réintégrer le monde.

          Je suis sûr d'avoir choisi la bonne solution, parce que, même si je sens encore périodiquement sourdre en moi les séquelles de mes troubles, depuis quelques temps, apparaissent des signes qui me laissent espérer, pour un futur assez proche, une sortie définitive de tous mes questionnements. Je ne suis pas "guéri", mais certaines réponses me sont données par la toile. Certes, je ne peins pas uniquement dans ce but, mais la peinture m'aide : la solution est là, dans le trait, dans la couleur... 

 

          J.R. Beaucoup de gens tiennent un "journal intime", toi tu tiens des "carnets intimes". Parle-nous de ta démarche.

          Ph. B. Je n'écris pas. Mes carnets sont une façon extrêmement rapide de m'exprimer...

 

       J.R. Peut on dire que, par rapport à ta réponse précédente, ces carnets représentent "l'urgence", qu'ils te permettent de te libérer de tes angoisses ?

      Ph. B. Oui, parce que j'y ai une rapidité de technique, une totale liberté d'expression. Je n'ai aucune barrière, sur mes "petits papiers". La société entre dans mes toiles, dans mes grands formats ; au contraire, je me plonge dans mes carnets ; c'est reposant et j'y vais beaucoup plus loin que dans les toiles. Plaisir pur ! De plus, j'adore le papier, le contact des pigments sur le papier. Je vais essayer d'en faire des grands et voir si j'arrive à garder cette liberté dans la technique d'une part, dans ma tête de l'autre ? Je le crois possible.

         Quand j'établis des contacts professionnels, je n'ai pas de "press-book", je présente mes carnets, mes papiers… ils sont ma carte d'identité. Je défends bec et ongles mes petits dessins alors que je me mets en retrait de mes toiles. En les défendant, je me bats pour ma liberté, pour mon sentiment d'aller à l'essentiel. Je suis si profondément persuadé qu'ils sont absolument "moi", qu'à la limite, je pourrais dire : Achetez mes papiers, pas mes peintures !"

 

          J.R. Je voudrais que nous entrions plus intimement dans ton univers par le truchement d'un de ces dessins sur lequel tu as représenté une femme, les seins en bataille, avec une bouche énorme et un pisto¬let, et qui dit : "JE TE MORT". Explique-nous ce déplacement orthographique.

          Ph. B. Il est capital que ce soit une femme. Un homme n'aurait pas pu prononcer ces mots. Mes femmes sont toutes dans ce style. Cela nous ramène à la psychanalyse : ces grandes bouches, ces seins en bataille, etc.

 

          J.R. Qui est "JE", tu viens de l'expliquer. Mais qui est "TE", et qui est "MORT" ? : Tu as fait un jeu de mots sur JE TE MORDS et être MORT. Tu dois expliquer les trois termes, pour éclairer ta démarche.

           Ph. B. JE", c'est moi et ce que je mets dans la femme, ce qu'elle représente à mes yeux. "JE" est toujours moi, mes femmes sont moi, elles ne peuvent être que moi : un peintre ne peut pas peindre autre chose que lui-même : homme, femme, chaise... c'est toujours lui. Impossible que ce soit quelqu'un d'autre !

 

          J.R. Alors, qui est "TE"?

         "TE" est la réalité quotidienne d'une femme, la vraie, celle que j'ai en face de moi dans ma vie. "JE" au fond, est ce que j'aimerais que soit la femme, mais il ne faut surtout pas qu'elle soit ainsi, sinon nous irions à la catastrophe ! "TE", c'est elle, la femme éternelle, celle que je ne pourrais jamais changer et c'est tant mieux, parce que c'est cette impossibilité de l'appréhender qui me fait avancer.

 

          J.R. Qui est "MORT"? Est-ce toi que la femme a tué ? Est-ce toi qui, par l'intermédiaire de ce jeu de mots, l'a tuée ?

          Ph. B. Je ne sais pas s'il y a "mort" ? Ce mot n'est bien sûr pas innocent, parce que la "mort" fait mal aux gens qui restent : Est-ce "TE" qui meurt ? Il n'y a pas... meurtre : c'est seulement le mot qui fait mal et surtout à moi, à cause de mes problèmes relationnels avec les femmes. De tels mots peuvent, pour moi, être très violents : A la limite, quand je conçois une telle phrase, il pourrait y avoir réellement la mort au bout.

 

       J.R. En somme, si tu avais dit "MORDS", tu aurais traduit ton envie de "faire mal" mais sans côté définitif ; alors que la "mort" implique un point de non-retour dont tu as besoin ? C'est le sommet de la blessure.

         Ph. B. En effet. On ne peut aller plus loin : Cela m'effraie parfois. Mais faire dire ces mots à une femme les seins à l'air, sans parure, me fait aller aux limites de moi-même. Je ne "peux" pas aller plus loin. Mes carnets sont remplis de ce genre de projections. Chacun de ces petits mots porte l'extrême d'une idée. Et le fait que ce soit une femme qui les dise, les rend encore plus extrêmes.

Ce qui est étrange, c'est la conscience que j'ai de l'interdiction d'aller jusqu'au bout des mots. Je pourrais y aller une fois, mais bien sûr, pas plusieurs fois ! Alors, je dois me contenter des limites du mot : il est ma vie ! Une des raisons de mes difficultés tient au fait que les mots se rapprochent plus de ma vie que de la peinture : La peinture est déformée par le temps nécessaire à sa réalisation, tandis que le mot transcrit immédiatement mon idée. En un mot, j'ai tout dit, "mort", mes défauts, mes qualités, ma vie, avec une intensité douloureuse !

          Je ne suis pas écrivain ; je suis un très mauvais lecteur, mais je travaillerai sans doute de plus en plus les mots au sens grave. Le mot, l'écriture seront le "moi" en lutte contre la toile qui n'est peut être pas encore tout à fait moi. Dans la toile, continuera de se livrer un combat. Les choses se passent, encore beaucoup dans ma tête ; un peu plus qu'autrefois dans mes toiles ; "jusqu'aux limites du possible" dans mes carnets. 

 

         J.R. Toutes tes oeuvres réaffirment cette dualité femme-homme : la femme est toujours en premier plan, très grande, de face ; l'homme derrière, petit ou filiforme, presque toujours de profil, en tout cas ne regardant jamais devant lui. Qui exorcises-tu ? Contre qui ? (lu as partiellement répondu, mais essaie de le préciser).

         Ph. B. Pour un homme, rien ne peut être plus important que la femme. La femme est un tout : la mère, l'amante, l'infirmière (pas au sens du fantasme, mais la personne qui sécurise).

          Il est exact que la femme prend la toile, qu'elle y est omniprésente : elle, c'est moi et mes problèmes. Je n'ai pas le choix. Et c'est très bien ainsi. Les choses sont un peu en train de changer, mais il est vrai que de 90 à 93, je ne pouvais pas peindre une toile sans que la femme en occupe la presque totalité. Cette "femme-là" est en. train de devenir moins importante sur la toile parce qu'elle est en train de prendre de l'importance dans ma vie. Elle cesse peu à peu d'être un dictateur ! Peut-être verrons-nous le jour où il n'y aura plus de femme...

 

          J.R. Le jour où nous verrons un gros bonhomme en premier plan et une toute petite femme à l'horizon ? 

         Ph. B. Voilà! Quand j'arriverai à peindre un tel tableau, je devrai bien m'amuser, vivre enfin ! C'est évident ! Pour moi, la réalité et la peinture vont de pair, un peu décalées, comme deux grands frères ! Les docteurs m'ont raconté tellement de choses sur ma mère, sur la femme ! Ils m'en ont dit " de toutes les couleurs" ! Je les crois, mais pour me libérer, je "réinvente" !

          Si je peins une telle femme, je ne crois pas que ce soit à cause des troubles de mon enfance-adolescence, c'est ainsi qu'en fait, elle m'intéresse.

 

        J.R. Justement, ces mêmes femmes dont nous venons de parler, sont nues, la plupart du temps dans des attitudes très érotiques, très suggestives, à la limite -et encore pas toujours à la limite- de l'obscénité. Pourquoi cette image de la femme ?

          Ph. B. Le vrai rapport que je peux avoir avec elle, c'est dans ces moments où l'homme et la femme sont nus. "Nus" physiquement, mais aussi psychologiquement...

 

          J.R. "Nus" et "à nu" ?

       Ph. B. Oui. C'est cela. Peindre mes personnages nus, c'est peindre la vérité telle que je la ressens. Depuis toujours, la femme a été pour moi beaucoup trop importante... 

 

          J.R. Trop envahissante ?

         Ph. B.  Oui. Pour me libérer, je la peins comme il m'intéresse de la voir dans ma vie, nue et à nu, pour que l'homme y prenne de l'importance, pour que "je" prenne de l'importance dans ma vie.

Mais en aucun cas, je n'ai eu l'intention de présenter des femmes obscènes.

 

         J.R. Je crois que le côté obscène tient aux signes extérieurs plutôt qu'aux attitudes : ongles démesurés, bouches qui sont de véritables mufles, seins qui ne sont jamais féminins mais toujours agressifs, même les sexes. Es-tu d'accord sur cette nuance ?

         Ph. B. Oui. Je suis très attentif à la façon dont je peins ces signes, pour ne pas tomber dans "le vice" ! L'aspect "sexe" est intentionnel dans les attributs que tu décris. Il y a deux lectures possibles : les personnages sont nus, mais pour moi les bouches, les seins ne sont pas obscènes. Les signes peuvent créer une impression d'obscénité, jamais la toile elle-même. Quand un homme et une femme sont nus, on peut penser que dans les secondes qui suivent, ils vont faire des choses ensemble ! Pourtant, une seule fois j'ai représenté l'acte lui-même sur la toile, parce que l'acte est la limite des signes extérieurs. Dans mon dernier tableau, l'homme-nu peint, la femme-nue pose, c'est un monde pictural où-les-gens-vivent-nus : ils mangent-nus, ils-sont-dans-la-cuisine-nus, mais le sexe se résout "en off", donc rien d'obscène dans ces scènes.

          Il est facile de "choquer", or ce n'est pas du tout mon propos : il faut que les protagonistes soient nus pour qu'on sente que je suis dedans, que c'est mon sujet. Est-il facile de les faire vivre nus, en 93 ? Je l'ignore, mais il faut qu'ils le soient pour que je puisse sortir habillé dans ma vie réelle.

 

       J.R. Le décor est extrêmement envahissant, comme une sorte de toile d'araignée très compliquée qui cernerait ton ou tes personnages. Es-tu d'accord ?

        Ph. B. Je crois que ce décor inextricable, c'est ma tête ? Je n'y comprends rien. J'arrive seulement maintenant à trouver quelques petites réponses. Le décor, c'est moi compliqué, moi brouillé, avec ces personnages nus figuratifs qui y évoluent : Eux, sont très linéaires, visibles immédiatement.

 

         J.R. Donc, en fait, tu es ton personnage masculin, ton personnage féminin, et le décor serait tes pensées ?

      Ph. B. Oui, c'est la complexité de ce que je ressens! Par voie de conséquence, à chaque évolution de ma peinture, les décors changent à l'extrême : Il n'y a jamais de vide, mais des traits, des amas de peinture, etc. Oui, c'est bien moi partout!

 

         J.R. Disons que tu es omniprésent dans ta peinture !

        Ph. B. Aucun artiste ne peut faire autrement ! S'il peint un bateau et que !c bateau ne soit pas lui, je ne vois pas l'intérêt de peindre ce bateau ? S'il n'est pas lui-même le bateau, sa démarche me semble sans intérêt. Donc, c'est bien moi homme, moi femme, moi fond.

      Cependant, pour le fond, je n'ai pas toutes les réponses : Je les peins très vite: De ce fait, je dois veiller à ne pas tomber dans la facilité du remplissage ! Il faut que je suive mon embrouillement, sans risquer la banalité, la complaisance.

     Les fonds sont mon présent, mon état dans l'instant. Actuellement, ils commencent à être colorés, moins couverts de traits, de volutes. Sans doute suis je plus serein ?

 

       J.R. Dans ton travail où la psychanalyse reste donc prépondérante, dans le fond encombré, le dessin reste très linéaire. Comment conçois-tu cette partie de ton œuvre ?

     Ph. B. C'est un de mes paradoxes ! Le trait ne m'intéresse pas ! Je ne ressens rien quand je dessine les personnages, quand je mets en place la partie figurative d'un tableau. Le travail est sans importance tant que la couleur ne cerne pas les traits : elle est de loin la plus importante ! D'ailleurs, il y a peu de temps que le trait s'affirme. Auparavant, il était très vague alors que la couleur était omniprésente.

       Au fond, je ne sais même pas si le trait est important, en art ? Le trait, c'est l'anecdote. Avec des couleurs, on doit pouvoir s'exprimer ? Mais il faut que ce soit compréhensible ; donc le trait est nécessaire, il rend lisible ce que traduit la peinture. Peut-être qu'avec seulement des couleurs, j'arriverais à exprimer la même chose ? Le problème est que je n'aime pas l'abstrait. Comment s'exprimer, sans être abstrait, avec seulement des couleurs, sans traits ! Je sens que je vais faire des expériences !

 

           J.R. Au moins, mon passage dans ton atelier aura-t il été utile !

         Ph. B. Quand j'aborde une toile, je suis toujours pressé d'arriver au moment où je sors mes pigments et où je commence à les tamponner ! je suis incapable de vendre une oeuvre en noir et blanc. Il est, pour moi, primordial d'y ajouter de la couleur !

 

         J.R. Justement, les couleurs ! Tu as évoqué, au début, les couleurs aborigènes, tu viens de répondre sur la nécessité absolue de la couleur. Essaie de cerner davantage les raisons de tes choix, dans la conception de tes oeuvres.

        Ph. B. Les "terres", c'est pour moi garder les pieds "sur terre" ; les "ocres" m'apportent le concret, mes racines. Les rouges servent pour la femme parce qu'ils sont beaux.

 

         J.R. Un choix n'est pas aussi innocent que tu le prétends ! Le rouge, c'est le sang, c'est la flamme, c'est la colère, la violence...

          Ph. B. Dans tous mes personnages, le rouge sert pour la bouche et pour l'oreille : C'est par là qu'on peut dire des choses horribles, et c'est par là qu'on peut les entendre. Même si la toile est toute bleue, la bouche et l'oreille (parce qu'il n'y a qu'une oreille !) seront rouges. Le reste est exprimé autrement.

         En outre, je trouve le rouge esthétiquement beau! Mais à part la bouche et l'oreille qui me suivent depuis le début, la signification des autres couleurs ne m'apparaît pas clairement : Mélanger des rouges, des ocres, peut signifier ce que tu as dit, mais j'y trouve un plaisir intense, parce que ce sont des couleurs chaudes.

         Il  n'y a que les bleus que je n'arrive pas à dominer : Ils me posent un réel problème. Si je commence une toile bleue, je suis aussitôt très perturbé !

 

          J.R. Nous revenons à la psychanalyse ! 

         Ph. B. Je suis incapable, d'ailleurs, de terminer une toile bleue : Il doit bien, en effet, y avoir des rapports avec moi-même et non pas juste le fait de mon goût personnel ?

       Je n'essaie pas, à vrai dire, d'approfondir la question "mes cou- leurs-ma-vie-mon-moi", je l'élude depuis toujours. Je me dis simplement : "Ce sont mes couleurs! Elles me plaisent tellement que je vais les reprendre encore et encore" !

 

          J.R. Tu m'as parlé de ton souhait de passer dans la troisième dimension en ajoutant à tes toiles des tôles destinées à servir de miroirs. Est-ce une autre façon d'établir une dualité, cette fois entre le spectateur qui se verra forcément dans ce miroir, et ton ou tes personnages ?

         Ph. B. Affirmatif ! C'est pour ajouter, continuer le rapport entre le combat que je mène et l'univers !

 

           J.R. En somme, tu ne seras plus l'homme et la femme, tu seras toi et le spectateur ?

          Ph. B. Pourvu que ce soient des spectatrices !  C'est un moyen technique pour prolonger ce rapport. Ce sera un plaisir de "faire", de "regarder" ; "me voir", "me regarder".

 

          J.R. Tu vas "les" regarder "te" regarder ?

         Ph. B. Oui, surtout "les" regarder. Regarder les spectateurs debout face à ma toile. Quand je montre mon travail, je ne le regarde plus, j'observe la personne qui regarde : (d'abord parce que je suis content que quelqu'un le regarde, mais) ce qui m'intéresse, c'est ce qu'elle dit ; des petits riens qui peuvent lui échapper et qu'elle ne dirait pas volontiers ; un regard ; même la position du corps, la possibilité de la sentir en complicité avec mon tableau. J'aimerais être cette personne, ressentir ce qu'elle ressent, la remercier en la mettant dans ma peinture, afin qu'elle puisse s'amuser en jouant avec son ombre : Je vis aussi grâce à mes spectateurs. On revient toujours à mon rapport avec les gens. Tu as vu tout de suite ce que je voulais exprimer et j'ai eu l’impression de me mettre "à nu", d'aller, peut être pas "au bout", mais jusqu'aux limites de ce que je peux exprimer. Ce n'est pas toujours aussi facile avec d'autres spectateurs. Ces miroirs seront une façon de remercier le spectateur capable de m'y rejoindre. En tout cas, je vais m'y plonger ! Je pense que dans un proche avenir, -je ne sais pas encore comment je pourrai le réaliser- j’introduirai une quatrième personne ? Vu mon évolution actuelle, dans peu de temps, il y aura des foules ! Les fonds peuvent, actuellement, symboliser la troisième personne ? Grâce à ce travail de miroirs, je la projetterai carrément dans la toile, mais il faudra que je puisse l'intégrer avec ce que "j'"y verrai ! 

 

          J.R. En somme, alors qu'Alice a traversé le miroir et découvert ce qui se passait derrière, toi ne pouvant le faire, tu essaies par l'intermédiaire d'une tierce personne, d'arriver malgré tout derrière ce miroir ?

       Ph. B. Oui. C'est dans ce sens que je vais fouiller, sinon dans ma vie, du moins dans ma peinture, pour continuer d'avancer.

          Le fait de choisir du fer n'est pas innocent, j'aurais pu utiliser un miroir ordinaire. Mais retour à mon enfance : mon père était ferronnier; à son exemple, j'ai toujours aimé travailler le fer. Je vais donc me compliquer la vie en prenant ce métal pour créer un miroir. Il va falloir que je résolve techniquement ce problème, alors qu'habituellement, j’ai tendance à fuir les difficultés techniques. Mais je vais aimer me colleter à celle-ci ! Peut-être cela m'aidera-t-il à vivre dans le présent ? D'avance, j'ai le sentiment que cet itinéraire toile-tôle et retour va me procurer un intense plaisir !

 

          J.R. Quels sont tes autres projets?

        Ph. B. Je voudrais revenir à mes "constructions" qui sont des sculptures en fer. Je vais en faire de très grandes.

        Je vais aussi réaliser de petites figurines en pâte à modeler qui ressembleront aux personnages de mes toiles.

     Surtout, je vais montrer mon travail. Je suis en tram d'organiser une, peut-être deux expositions. Mon souci actuel est de montrer, montrer sans arrêt mes tableaux. 

 

         J.R. Pour boucler la boucle, dirais-tu de toi : "Je suis, en 1993, un jeune artiste heureux" ?

         Ph. B. Je vais te donner une fausse réponse, je te dirai que "je ne suis pas malheureux". Mais il est trop tôt pour te dire que je suis pleinement heureux. L'artiste, actuellement est peut-être heureux, mais j'ai beau me répéter que ma peinture est complètement indépendante de ma vie, je sais que c'est faux, qu'en fait, elle est la seule chose importante de ma vie. Je retire un tel plaisir de ma peinture, que c'est elle qui m'amènera finalement à être heureux ! 

 

          J.R. Rendez-vous dans quelques années ?

          Ph. B.  Si je peux répondre oui, j'aurai enfin réussi à résoudre mes problèmes !

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1993 ET PUBLIE DANS LE N° 285 DE MARS 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

 

VOIR AUSSI : : TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "PHILIPPE BŒUF ET LES AFFRES DE LA CREATION" : N° 38 DE JUIN-AOÜT 1994 DE LA REVUE IDEART  ET http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique RETOUR (s) SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE (s).