AU BOUT DU REVE D’AHMED HAJERI, peintre

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            Orphelin de père, n’aimant pas l’école, Ahmed Hajeri ne voulait pourtant pas devenir simple tisserand. Pour échapper à l’emprise de son frère aîné qui le destinait à ce métier, il fit une fugue ; et, de Tunisie, se retrouva à Lyon, à 17 ans, en plein “mai 68" ! Sans argent, ventre creux, il dut coucher dans la rue. C’est alors que les djinns commencèrent à se pencher avec bienveillance sur son destin. Le voilà nanti de papiers. Puis, après une congestion provoquée par trop d’émotions fortes, il trouva à Paris un travail dans une usine. Et bientôt, il fut embauché comme aide à tout faire chez un architecte, Roland Morand. Il commença, à ses moments perdus, à dessiner dans des carnets. Un jour, l’architecte en vit un et le lui acheta. Surpris et ému par ces dessins, ce monsieur (dont il apprendra plus tard qu’il avait construit la Villa Falbala) porta le carnet à Dubuffet. Ce fut le début d’un véritable conte de fée dont aujourd’hui encore, devenu adulte, il s’émerveille avec une naïveté d’enfant. Car, sans aucune notion de couleurs, sans aucun apprentissage, émergea rapidement de cet autodidacte, un véritable peintre, tout surpris de l’intérêt qu’il suscitait, auprès de gens dont il ignorait tout ; qui parlaient de “son art” en termes auxquels bien souvent il ne comprenait rien** ; et lorsqu’on les lui expliquait, s’étonnait qu’ils soient si élogieux, lui qui n’avait le sentiment que de peindre pour passer le temps... Le temps qui a passé sur lui et donné corps à cette oeuvre naissante, devenue aujourd’hui exemplaire dans le monde de la Singularité.

            Il faut dire que si les personnages de ses tableaux sont peints sans proportions et sans perspective, Ahmed Hajeri possède intuitivement la capacité de créer, à partir de ces disproportions répétitives, une sorte de “respiration” équilibrée, et subséquemment une grande harmonie. Ces déséquilibres pourraient bien, en fin de compte, être les éléments essentiels qui constituent l’originalité de ce créateur, et rendent ses oeuvres immédiatement reconnaissables.

            Des oeuvres sereines, possédant une évidence tranquille qui donne au spectateur l’envie de s’asseoir devant et “écouter” l’histoire qu’elles lui racontent ! Une histoire en couleurs douces, pour lesquelles, là encore, Ahmed Hajeri possède un véritable instinct : jamais de noirs, mais des bruns clairs de la terre africaine brûlée par les millénaires ; des bleus des ciels de plein été ; les verts dulcifiés des arbres écrasés de soleil dont les ors génèrent la luminosité de l’ensemble. Quelques blancs vaporeux rehaussent ces plages colorées et font de ces tableaux en demi-teintes, des “images” calmes, reposantes, voire oniriques : Car Ahmed Hajeri ne “parle” jamais d’histoires “vraies”. Toutes pourraient, selon lui, s’intituler “le vingt-septième jour du Ramadan”, ce moment où le corps, affaibli par le jeûne, ne distingue plus le réel de la fantasmagorie. Là, commence la “vie peinte” de ce créateur ! Un monde sans angles droits, tout en courbes comme une sarabande, où tout s’enchaîne en lignes souples, involutées.

            Un monde ambivalent, en outre, du fait qu’Ahmed Hajeri a partiellement assimilé la civilisation occidentale, tout en restant fidèle à sa culture ancestrale, à la transmission orale de récits et de légendes racontés naguère par une vieille voisine aveugle, au petit Ahmed, perdu dans un monde adulte pressé et indifférent. Les titres, d’ailleurs, corroborent ce perpétuel va-et-vient entre rêve et réalité : ainsi "Le vendeur de vent", remarquable par la lourdeur du personnage qui se meut au milieu des nuages fuyants ; "La pêcheuse de crabes", portant accroché à un bâton, un couffin lourdement chargé, tandis que son corps d’éphèbe est à peine voilé par un pan d’étoffe brodé et un filet arachnéen.

            L’humour est également omniprésent dans les oeuvres d’Ahmed Hajeri, comme ces "Innocents" qui proposent un gros cochon rose à visage humain poupin, haïk retroussé jusqu’aux épaules, cabriolant au-dessus d’un pré au milieu duquel brûle une bougie supposée éclairer ? réchauffer ? une portée d’autres petits cochons roses... Pourtant, l’angoisse est là, parfois, comme chez "L’oculiste" qui fait saillir pour mieux l’examiner, l’oeil d’une patiente, évoquant inconsciemment le perpétuel danger du trachome véhiculé par le sable du désert !

            Et ses racines : D’emblée, nombre d’éléments intégrés à chaque scène, suggèrent un dépaysement : arcades le long des rues, paniers de raphia, dallages dont les arabesques opposent leurs compositions florales et leurs strictes symétries aux tentures retombant derrière les personnages. Mais, plus évident dans chaque tableau, un élément au moins ramène directement l’observateur à l’Afrique : ici, une femme enturbannée ("La Patience"), là un corsage brodé ou une gandoura ("La Marocaine"), ailleurs un aoud ("Les doux regards"), un lion, un homme en lévitation comme après trop de boukha , etc. Cependant que des interstices informels affranchissent l’artiste de son atavisme et laissent la place aux spéculations de l’oeil. Ahmed Hajeri, intemporel et a-spatial préserve-t-il alors quelque jardin secret ? Ou sauvegarde-t-il un no man’s land avant de parvenir aux mobiliers à connotations européennes, parmi lesquels il installe des individus qui, de leur présence, emplissent la toile ? Car son oeuvre entière est transgression des hadiths, liberté d’un créateur tourné vers la figure, vers le corps parfois nu, sans provocation d’ailleurs, sans contradiction avec sa ligne picturale.

            Et c’est finalement cette alliance d’éléments arabisants et de signes occidentaux, d’affirmations identitaires et de plongeons vers l’inconnu, de travail de la mémoire et de faculté d’invention qui différencient cette oeuvre de tant d’autres créations européanisées, standardisées ; qui fait le charme, la puissance et la poésie de l’oeuvre d’Ahmed Hajeri ; à la fois creuset d’une tradition, et résolument plongée dans la modernité !

                                                                                  Jeanine Rivais.

** Il s’agace par exemple de ce qu’une dame appelée Clara Malraux parle beaucoup à son propos de “chacal”. Croyant qu’elle se moque de lui, il efface la toile. Et, lorsque l’architecte furieux lui fait des reproches, Ahmed Hajeri, incapable de supporter la pression, disparaît ! Intelligent, l’architecte le rappelle et lui fait visiter l’Opéra pour lui montrer le plafond de “Chagall” !

                A peu près à la même époque, A. H. rencontre Jeanne Bûcher, Claude Bernard, Thomas Le Guilloux qui lui organise une exposition dont il achète toutes les oeuvres, etc. En 1980, il expose à New-York avec Scottie Wilson.

 

Ahmed HAJERI : Œuvres en permanence au Musée de Tunis

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 20 DE MARS 2000 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.