MUSEE DE LA CREATION FRANCHE DE BEGLES :

ANNIVERSAIRE DECENNAL DES JARDINIERS DE LA MEMOIRE

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           “La culture n’est pas la cerise sur le gâteau”, dit chaque année Noël Mamère, maire de Bègles, lors des discours inauguraux des Jardiniers de la Mémoire. Il rappelle ensuite son intérêt pour le musée, l’importance pour une petite ville comme Bègles de posséder un tel lieu culturel, et la complicité qui l’unit à Gérard Sendrey fondateur de ce qui fut le Site de la Création franche et qui, avec le statut de musée municipal, s’intitule désormais Musée de la Création franche.

    Cette année, Bègles fêtait les dixièmes “Jardiniers de la Mémoire”. Et prouvait, vu l’affluence venue parfois de fort loin, que cet événement est devenu un rituel de la vie singulière ! Comme à l’accoutumée, dix-sept artistes étaient présents sur les cimaises. Non pas des “nouveaux”, toutefois, mais des créateurs qui, depuis longtemps, manifestent leur confiance au conservateur et au lieu.

 

Martha Grünenwaldt et Catherine Sani
Martha Grünenwaldt et Catherine Sani

         La promenade commençait avec les petites figures naïves de MARTHA GRÜNENWALDT, aux yeux tristes ou ambigus, se fondant dans des sortes de plumetis très colorés, de guirlandes peut-être ou de feuilles étroitement imbriquées les unes dans les autres. D’autres dessins proposaient des “maisons” qui, privées de perspective, dressent tous leurs pignons sur un même plan, avec de nombreuses fenêtres offrant leurs jaunes chaleureux à une flore accrochée sur la muraille blanche ; le tout miniaturisé, comme des maisons de poupées !

 

         Venaient ensuite les petits théâtres de CATHERINE SANI et ses femmes apparemment dépourvues de centre de gravité, parce que postées dans toutes les situations gymniques imaginables.  Très érotiques, par contre, riches d’une aura à la fois ange et démon, élégantes et monstrueusement obèses ; rayonnant de vie sous les “feux de la rampe”, dans leurs anatomies dénudées ou leurs costumes surbrodés avec une finesse exquise !

 

    Le visiteur parvenait alors près des créatures de CAROL BAILLY, raides comme à la parade, toujours à l’avant-plan du tableau ; dotées de minuscules corps et de membres longs et filiformes ; avec des têtes démesurées, par contre, aux énormes bouches lippues violemment maquillées, aux visages en forme de poire, et tout en haut des yeux méchants, en amande. Pas de front, mais une coiffe, chapeau haut de forme souvent, ou tiare, toque... richement brodées. Et tout autour, la “foule”, dans des sortes de bulles comme pour les bandes dessinées, créant des “étages” qui permettent à l’artiste de faire se côtoyer des personnages de taille donc d’importance psychologique différentes. Le tout noyé dans des textes, sortes de redondances amusées des activités du personnage principal ! Tout se passe comme si trois étapes étaient nécessaires à Carol Bailly : le dessin pour la mise en scène ; les détails picturaux foisonnants pour conforter l’aspect baroque de sa création ; et l’écriture pour raconter l’histoire / “Marisa se marie en minijupe. Gérald la regarde de près... On voit les dentelles de ses culottes...”!

 

Montpied et Nidzgorski
Montpied et Nidzgorski

         Longs cils entourant des yeux grands ouverts, les personnages de BRUNO MONTPIED, étroitement enchevêtrés, aux corps-algues... constituent des sortes d’écrans impénétrables dans lesquels s’enfouissent des homuncules longilignes, des visages flottants, des bustes agglutinés à des surfaces ponctuées de minuscules pictogrammes noirs. Le tout dans des rouges éclatants, parmi lesquels se glissent quelques touches jaunes qui contrastent avec les fonds couverts de pointillés.

 

         Les petites créatures naïves et tendres d’ADAM NIDZGORSKI, aux corps avortés parfois tassés sur leur solitude ; d’autres fois étroitement groupés comme en un besoin instinctif de protection de la “tribu”, regardaient le visiteur de leurs immenses yeux noirs si tristes, ou au contraire pétillants de malice, lourds en tout cas d’une charge de vie d’une grande intensité. Et leurs nez, gros appendices phalliques qui leur mangent le visage, pendent comme des points d’exclamation entre le crâne au cheveu rare et la bouche en “o” ! Figures touchantes et provocatrices, à l’image des racines perturbées par de nombreux exils, de leur concepteur ! 

 

          ALAIN LACOSTE proposait une importante série de bas-reliefs constitués de “peintures en saillie” ? ou de “sculptures presque plates” ? Quelle que soit la définition qu’en donne leur auteur, elles le situent dans une dissidence par rapport à toute classification dans un genre ! Par ailleurs se détachant vivement sur des fonds clairs souvent blancs, ses personnages aux “gueules” (pour employer un terme de cinéma) patibulaires de truands ou de pirates échappés de quelque Ile au trésor, gros yeux hardis lourdement cernés de noir, entretiennent d’étranges relations d’humour, de violence...: Homme aux mains baladeuses / femme au lourd décolleté aguicheur ; homme armé d’un gourdin / oiseau au long bec de prédateur ; homme / homme liés à quelque poteau totémique ; reîtres de sac et de corde, sexes au vent / cheval de Troie... etc. Le clin d’œil vient de la toile où l’”artiste”, arbre / pinceau à la main, se peint dans / hors du tableau dans le tableau, côte à côte avec un âne assis qui s’entête lui-même à ne pas rentrer dans la toile... ! Une création vivante, à la fois épisodique et narrative, très proche des scènes de romans d’aventures qui se fixeraient dans le souvenir de façon indélébile!

 

          Importante également, la participation de JEAN-JOSEPH SANFOURCHE, avec ses multitudes de petits personnages comparables aux signes d’une écriture automatique, à la fois tellement similaires et différents par un infime détail, comme la ligne d’une bouche un peu plus longue, un peu plus courbe, des yeux un peu plus ronds, des nez un peu plus gros... Agglutinés comme dans une fourmilière dont ils semblent posséder le système organisationnel ; doublant de leur masse impénétrable des remparts de villes qui  se profilent sur l’horizon, tout au fond du tableau ; fixant le visiteur comme on regarde quelqu’un de “différent”. Lui faisant bonjour, parfois, lorsque l’un d’eux a réussi à s’extirper de la masse et apparaît “entier”. Et puis, des frises, au-dessus de la foule, répétant “Je pars, je ne sais pas si je reviendrai”, “Nous sommes en route”... Oui, mais pour où ? Où se trouve donc, pour Sanfourche, le champ de poésie, verdoyant et indiscipliné, qui aurait échappé à la rigueur géométrique de ses fragments de villes concentrationnaires ?

 

           Comme à l’accoutumée, se côtoyaient dans l’univers coloré de CLAUDINE GOUX, des scènes de théâtre-triptyques, des paysages “parallèles” sur fonds de bois frappés à l’imitation des cuirs de Cordoue ; des personnages totémiques aux antennes multiples proposant chacun des scènes amoureuses vécues par des personnages enlacés ; ou des frises concentriques de bestiaires exotiques... Sur toutes ces “pages” picturales, évoluent de riches seigneurs vêtus de somptueux brocarts ; animaux fabuleux ; barques voguant vers de lointaines contrées inconnues ; infimes détails incrustés dans ces compositions précieuses comme les niellures de pièces d’orfèvrerie, pour  le plaisir renouvelé du spectateur qui, comme à chaque rencontre avec l’oeuvre de cette remarquable artiste, repartait les yeux pleins de rêve, et au cœur une pointe de nostalgie !

 

Guallino Massé Jérémic
Guallino Massé Jérémic

         Il parvenait alors aux minuscules créatures humanoïdes, très gestuelles dans leurs linéarités, de PATRICK GUALLINO, qui sont graffitées en creux ou tracées d’un lourd trait noir dans des taches de quatre couleurs vives jouant de leurs contrastes sur la toile ; tandis que, noyées dans ces jaunes éclatants, ces rouges incandescents, bleus aquatiques ou verts champêtres, vagabondent dans un savant désordre, autour des “personnages”, des ornements pictographiques, des farandoles d’écritures “maladroites” comme à peine “ébauchées”, et dépourvues de “sens” ; dont l’aspect échevelé renforce la puissance évocatrice des petits individus centraux !

 

         Puis, sagement suspendus sur le mur, ou bien incapables de demeurer “dans” leur cadre dont ils dépassent pour se pencher “dangereusement” au-dessus du vide, trognes hilares expectatives ; gros yeux lumineux souvent vairons ; cheveux rares de laine ou de fil de fer ; nez de papier doré... petites créations ouvragées de reliefs minuscules, grattés dans le matériau brun, voici les masques de liège de CLAUDE MASSE, comme une plage farfelue et provocatrice au milieu des peintures !

 

         Et les têtes aussi, les masques et les yeux, les poissons volants, les oiseaux multi-ailés... d’OGNJEN JEREMIC, filigranés dans des myriades de pointillés, de fleurs minuscules, d’infimes pictogrammes, de géométries microscopiques... : des compositions à la fois fascinantes par l’impression d’infinitude de ces dessins juxtaposés ; et un peu effrayantes du fait du caractère obsessionnel de ce microcosme !

 

        Beaucoup plus intellectuelles, lourdes de leurs amas de peinture, jetés puis écrasés sur la toile, apparaissaient les oeuvres de JACQUES KARAMANOUKIAN. Longue et multiple recherche abstraite, à partir de laquelle l’artiste a le talent de faire émerger un visage, une forme évocatrice : Tout au long de la démarche, le peintre fait se côtoyer des tons violents, sans qu’ils se heurtent ; renforce le trait sans l’alourdir ; fait vibrer ses personnages grâce à une brosse surchargée qui les surligne de clair. Et surtout sait garder à la toile un côté non-fini, non-apprêté, la laisser en somme en devenir ! De son admiration pour les artistes du groupe Cobra, Jacques Karamanoukian a acquis une grande connaissance de ce qu’il souhaite réaliser, une grande maîtrise de son travail où le “fond” est traité comme le “sujet” ; où jamais ne se glisse la moindre dissonance qui, relevant de l’esthétique, ferait perdre au peintre, le sens de sa progression picturale. Ainsi, son exigence mûrement réfléchie, l’a-t-elle amené à un travail résolument figuratif, sans se refuser l’apport de la tache ou de la ligne issues de l’abstraction ; par voie de conséquence, à créer dans une veine très personnelle, une oeuvre riche, belle et puissante à la fois !

 

          CLAUDIA SATTLER fait-elle en couleurs des rêves harmonieux ? Elle qui proposait quelques merveilleux et aberrants dessins en noir et blanc, composés d’individus tout nus, emmêlés comme dans un tableau de Jérôme Bosch qui aurait rétréci ! Jambes en l’air, pieds dans le visage du voisin, mains posées sur la cuisse d’un autre, tables plaquées au sol par des membres lourdement appuyés, rubans toronnés parmi seins et chevelures... Et puis, parfois, un objet insolite, au premier plan, comme une flûte, entre des doigts serrés. Ou, en haut, pesant sur l’ensemble de sa masse psychanalytique, une sorte de chenille ? Les circonvolutions d’un intestin, plutôt ? ... Mais un regard rapproché révèle qu’il s’agit en fait, d’un tunnel en lévitation, sectionné d’alvéoles dont chacune isole une minuscule créature : 

 et Orwell revisités, peut-être ! Toute cette composition fantasmatique très dense,  puissamment équilibrée dans des déséquilibres vertigineux, est réalisée au moyen de milliers de traits enchevêtrés, tantôt accusés, tantôt plus flous, générant des oeuvres plus ou moins sombres, donnant au questionnement du spectateur une réponse plausible : les rêves de Claudia Sattler ne sont sans doute pas tous des cauchemars, certains “passages” traduiraient même de possibles attouchements  agréables ; mais ils l’emmènent toujours bien loin d’une paisible réalité !

 

Fillaudeau Koczy Mouly
Fillaudeau Koczy Mouly

    A côté de cet univers bouleversé comme par un juggernaut, celui de NOËL FILLAUDEAU, composé de personnages, d’oiseaux et de machines rivetés pièce à pièce avec une rigueur toute scientifique, paraissait reposant, malgré la surprise créée par les “casques-poissons”, les bustes-visages, les mains-griffes inquiétantes... le tout réalisé au moyen de fines lignes parallèles, et parfois coloré de teintes douces.

 

    Isolés dans leurs cadres de deuil, tout seuls au milieu des fonds tissés comme des linceuls, suivaient les petits dessins en noir et blanc de ROSEMARIE KOCZY, à la fois terrifiants et merveilleux ; corps étiques torturés ; longues mains crispées sur leur épouvante, ou suppliantes levées vers le ciel ; immenses yeux noirs exorbités et macabres qui redisent chaque fois l’affliction des humiliés, l’horreur de la vie tranchée, la mémoire conservée intacte d’un temps de détresse absolue !

 

    Toujours insouciants des proportions et de la perspective, les dessins de GASTON MOULY, touchant hommage à celui qui, trop vite, a quitté ses amis et qui apportait -littéralement- des bouquets de soleil et de fleurs sur les murs du musée ! Equilibristes, chiens savants, prestidigitateurs... y confirmaient le sens de la fantaisie et du mouvement possédé par cet artiste qui, d’oeuvre en oeuvre, emmène aujourd’hui encore, le visiteur au fil de son  imagination populaire, vers un pays où les hommes ont la tête en coeur ; et les yeux grands ouverts sur un monde de naïveté matoise et d’humour bon enfant !

 

         Terres ocres ravinées, ou pointillés de minuscules “gravillons” ; regrattées en aplats de gris incertains ; surlignées d’épaisses lignes blanches serpentant et s’entrecroisant sans itinéraires apparents ; tels sont les fonds travaillés par FRANCOIS BURLAND, sur lesquels se découpent chevaux, serpents ; hommes aux sexes proéminents, aux lourds cheveux-casques et barbiches dardées, avançant à longues enjambées  ou caracolant sur des sortes de boucs aux longs corps effilés ; profils méphistophéliques dressés sur leurs trains arrières : tous ces êtres s’enchevêtrent dans des promiscuités qui suggèrent de possibles bacchanales ! Leurs corps velus sont toujours “tendus vers...” Seul l’artiste sait, peut-être, où vont les protagonistes de ses compositions répétitives et “malsaines” qui offraient, comme d’habitude au “voyeur”, leur érotisme exacerbé et leur poésie vénéneuse !

         Ici, ne s’achevait pas la visite. Car, si les oeuvres des “dix-sept Jardiniers” avaient, à ce stade, été longuement regardées et admirées pour leur grande originalité, restaient celles de la collection permanente du musée, toujours visibles dans quelques salles, et revues avec plaisir à l’occasion de cette fête décennale.

Jeanine RIVAIS

 

LES JARDINIERS DE LA MEMOIRE : 

Musée de la Création franche. 55, Avenue du Maréchal De Lattre de Tassigny. 33120. BEGLES. Tel : 05.56.85.81.73.

    

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1998 PUBLIE DANS LE N° 64 DE JUIN 1999 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.