CIRIS VELL peintre

UNE FEMME ET DES FEMMES

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais. Ciris \/cil, décris-nous ta carrière de peintre.

          Ciris Vell. Elle existe pleinement depuis sept ans : Par pleinement, j'entends huit heures ininterrompues de travail quotidien.

Depuis toujours, j'ai dessiné, et j'avais une profession, artistique certes. Mais créant pour les autres, il m'était impossible de créer pour moi. Pendant vingt ans, j'ai dû me contenter de "faire mes gammes", d'aller le soir "croquer des nus" dans des ateliers. Peu à peu, mon métier a pris de l'ampleur, a commencé à me ronger. Quand j'ai eu ma fille, j'ai pensé que c'était l'occasion de franchir le pas vers la peinture : c'est ce que je fais depuis sept ans.

 

          J.R. Femmes : Dans chacune de tes oeuvres, le personnage central et unique est une femme. Pourquoi ce côté obsessionnel ?

          C.Vell. Obsessionnel, pour vous peut-être, spectateurs, dans la continuité de mes tableaux, mais pas pour moi. Peindre la femme est une évidence, une volonté délibérée. Elle est la plus belle chose au monde, encore plus pour un pein¬tre -le corps féminin plus beau que le corps masculin !- Du corps masculin ne m'intéresse que celui, équivoque, ambigu, des danseurs. J'entretiens cette ambiguïté avec mes femmes, toujours bien faites, mais musclées, vigoureuses : C'est ainsi que je les ressens ! Par contre, si je dessine un homme, ma démarche est inverse : Je le dessine plutôt dans son côté efféminé, ce que je recherche étant l'ambiguïté du corps, celle de l'être, celle du sexe.

 

          J.R. Comment es-tu passée d'un travail de graphisme sur des nus très classiques, à ce travail si personnel ?

          C. Vell. Pendant ces vingt années, le classique s'est élaboré. J'ai toujours eu tendance à rechercher la ligne, le croisement des lignes, les volumes. J'ai évolué vers la tendance Bellmer, plutôt que vers le "classique" "ombre et lumière". Bellmer, Bacon, Matisse sont mes maîtres. Il y a donc eu une évolution pendant toute ma période "élève". J'ai acquis des bases solides, une maturité du trait. Le fait de me libérer, de travailler d'arrache-pied m'a permis en quelques années de trouver ma propre identité. Le passage s'est fait sans heurt, logiquement.

 

          J.R. Les femmes que tu peins ont toutes une partie du corps nu. Pourquoi ?

        C. Vell. Comme je l'ai dit, le nu est la plus belle chose au monde. Mais actuellement, je les habille un peu.

 

          J.R. Non, tu les caches dans ton décor…

       C. Vell. Je les cache, je les voile. La nudité, pour moi, est habillée. Je ne saurais l'exprimer autrement. Rien ne peut remplacer la plastique du corps. Rajouter dessus une "mode" qui va "se démoder" ne m'intéresse pas. Seule, la plastique pure m'a, de tout temps, passionnée.

 

          J.R. De ces corps nus, demi-nus, de ces voiles, se dégage toujours une très forte sensualité. Es-tu d'accord ? Et si oui, pourquoi joues-tu seulement la carte de la femme-femme, et ne la présentes tu jamais dans aucun de ses autres rôles possibles ? Je ne t'ai, par exemple, jamais vu peindre de maternité...

      C. Vell. J'en ai peint une ! Presque personne ne la connaît. Je l'ai peinte au moment où j'attendais ma fille. Il fallait que je "sorte l'oeuf du ventre" avant d'attaquer l'adoption. Elle est faite, il n'y en aura qu'une, et je la garde précieusement. Cette oeuvre terminée, j'étais libérée, j'avais "accouché"...

 

          J.R. Elle n'avait, en fait, qu'un sens psychanalytique ?

          C. Vell. Exactement. Après, tout allait bien. J'étais prête à adopter Wendy.

Je ne peux pas renier la sensualité des femmes que je peins. Je suis moi-même plutôt "femme-enfant". Ce côté s'estompe un peu avec l'âge, mais adolescente, j'en souffrais. A force d'en souffrir, je n'en ai plus souffert, parce que j'en ai joué. Evidemment, le jeu s'est inscrit en moi et doit se ressentir dans ma peinture, si on la regarde au-delà des apparences !

 

Coll. J. Rivais
Coll. J. Rivais

          J.R. N'as tu jamais été tentée par d'autres rôles possibles ?

           C. Vell. Si. Ce qui m'intéresse dans mon entourage, dans les expositions, dans les reportages, c'est ce que fait la femme : la femme devient politiquement importante, devient Prix Nobel de la Paix, etc., restaure le processus normal disparu avec le matriarcat..

 

          J.R. Tu sembles en contradiction : Tu dis : "La femme devient importante, etc.". Elle n'est plus alors dans son rôle de femme-femme. Elle est dans son rôle de femme "militante" qui devient l'égale de l’homme !

          C. Vell. Non, justement. Elle est dans son rôle propre. On veut toujours l'associer ou la mettre à la place de l'homme, parce que nous sommes dans un monde d'hommes…

 

          J.R. Tu déplaces le problème : Que les civilisations matriarcales soient florissantes (et cependant j'ai des doutes en ce qui concerne les Etats-Unis !), Lévi-Strauss en parle dans tous ses livres. Mais dans notre civilisation essentiellement masculine, "ta" femme devrait, objectivement, n'être que la belle poupée qui...

          C. Vell. On peut la regarder de multiples façons. Mais je pense au-delà de l'apparence. La femme est forte. Elle est unique. Quoi qu'il arrive, quoi qu'on pense d'elle, elle veut de toutes façons faire réagir. Peut-être n'est-ce pas encore assez évident ?...

 

          J.R. Oh si ! Et ma question est : Sans vouloir tomber dans un féminisme exacerbé, je m'inquiète du fait que les personnages ne soient que des femmes objets, des stéréotypes médiatiques ou cinématographiques. Je reprends ma question : Pourquoi cette unique image de la femme ?

          C. Vell. Certes, l'apparence est là. Mais la femme est au centre, elle est incontestablement la force, la supériorité, l'épanouissement ; elle détient l'énigme face à l'homme et au spectateur. Je ne représente pas la femme-objet, mais la femme-femme : je ne la veux pas masculine, essayant de dominer l'homme : mon postulat Est qu'elle soit l'égale de l'homme.

 

          J.R. Revenons à ta définition de la femme "active", à ton cheminement de la féminité à la sensualité, et au côté "pétroleuse" de tes femmes.

          C. Vell.C'est vrai que je crée des archétypes : Pour cela, je feuillette depuis des années des milliers de magazines féminins. J'ai déjà loué ma maison à des photographes, pour les regarder travailler avec des mannequins. Depuis toujours, on a assimilé le mannequin à la femme-objet, mais pour moi, il n'en est rien : Elle est excessivement présente, les plus grands couturiers le confirmeront. Si on l'interroge, elle a un niveau de réflexion très personnel. Elle est donc une femme-femme, faisant un métier où elle extériorise ce qu'elle a à vendre. Elle est naturelle, entière...

 

          J.R. Là encore, je te fais remarquer ta contradiction : Les pas d'un mannequin sont mesurés au millimètre près, elle n'a pas un geste qui ne soit longuement étudié, alors que tes femmes sont toujours en mouvement, exactement à l’opposé de ces mannequins dont tu parles...

          C. Vell. Et pourtant, je prends mon inspiration et mes croquis d'après des modèles vivants, certes, mais aussi dans des magazines, donc d'après des modèles statiques. C'est moi qui les mets "en vitesse", qui les fais sortir de la page, qui prélève dans le livre ce qui me sensibilise, me subjugue, moi qui les anime et les place dans un autre contexte, puisque c'est le centre de ma préoccupation.

          J'aime imaginer le choc provoqué par mes femmes : J'en juge chaque fois qu'un homme demande l'auteur de mes tableaux. Quand je me présente, il a invariablement une réaction de surprise, parce qu'il a devant lui une "femme-enfant" ! Je joue le jeu, j'entretiens l'ambiguïté. J'éprouve une espèce de jouissance intérieure à le "plaquer au poteau" dans ce double spectacle de la toile et moi. Cette ambiguïté est tellement inscrite en moi que je n'arrive plus à m'en dissocier.

          On peut retrouver cette contradiction dans le sport : Je suis très sensible à certaines disciplines comme la gymnastique, le patinage artistique, l'athlétisme, où l'être humain (je ne parle ni d'homme ni de femme, même si je regarde plus souvent les femmes), est à la limite de ses possibilités. L'effort qu'il fournit est tellement puissant, grandiose, que je vibre à son diapason. Et je pleure devant des efforts physiques tellement concentrés, des corps tendus à l'extrême, une volonté bandée si fort qu'on en oublie le sexe et pourtant il est toujours présent.

 

              J.R. Même quand le titre ("Femme au balcon", "Romance au balcon") implique de la tendresse, un regard un peu "rétro", voire romantique, la réalité de la femme réfute cette impression : elle est encore et toujours provocante, érotique. Pourquoi ?

          C. Vell. Je la mets dans une situation qui, a priori, la place dans un stéréotype : on en conclut qu'elle doit être sage, mignonne "à son balcon". Pour moi qui ai dépassé ce stade, je la veux provocante, sensuelle "à son balcon".

 

          J.R. Fn somme, on peut toujours ajouter "sensuelle" à toute idée de femme que tu présentes ?

          C. Vell. Oui. Femme ou homme, d'ailleurs, puisque si je peins des hommes, je prends des danseurs pour la force de leur musculation qui contrebalance le côté efféminé de leur expression : Ce qui nous ramène à l'ambiguïté que je recherche!

 

          J.R. Certains titres ("Retour de la Place Rouge) sont des réminiscences de ta vie. D’autres sont tirés de chansons populaires (Adios Mariquita Linda). La plupart reprennent des titres de jazz traditionnel ("Dee Dee", "Lady Bird"). Enfin, Lilith a émaillé depuis le début du siècle, la littérature et les films. Explique-nous cette antinomie entre des titres classiques et tes femmes résolument modernes.

          C. Vell. Certains titres, en ef¬fet, sont ponctuels. J'ai voyagé : Moscou, Istambul... En rentrant, j'ai employé le titre qui me rappelait mon voyage. Mais si on regarde bien le tableau, le sujet est le même. Par exemple, dans "Retour de la Place Rouge", la femme est déchirée entre "vers l'avenir", qui est complètement chaotique, plein de zébrures, et "vers le passé", vers la religion auxquels elle se rattache maintenant avec un décalage énorme ! Le tableau est divisé en deux et la femme fait la cassure. Le titre est purement prétexte à souvenirs.

          Pour d'autres, je me réfère au jazz : Par exemple, Dee Dee est le portrait de Dee Dee Bridgewater que j'ai vue en concert et que j'ai peinte en rentrant. Et je fais souvent appel à mon mari qui, fou de jazz, trouve des parallèles entre sa violence et ma peinture.

          Essentiel, Lilith est mon sujet depuis deux ans : Lilith, c'est la perversité. Elle est tout à la fois : la femme, la mère, l'amante : Elle est la femme idéale pour l'homme. Toutes mes femmes sont des Lilith en puissance. Je reprends souvent "Lilith". J'ai commencé à lire des études la concernant, je voudrais écrire un texte sur ce sujet avec une amie. Son impact sur moi est très grand et je suis sûre de garder ce titre pendant des années.

 

          J.R. : Est-ce inquiétant de se dire "J'ai trouvé Mon titre" ? N'a-t on pas l'impression de rester sur place ?

          C. Vell. Au contraire ! On a envie de fouiller, d'aller plus loin, plus profondément, être sûr d'avoir totalement exploré le sujet avant de le quitter. Et "Lilith" est particulièrement vaste !

 

          J.R. Passons à la technique : Dans tes oeuvres, tu sembles à l'aise dans des formats carrés, assez grands (au moins 1mx1m). Si tu choisis des petits formats, tu éprouves le besoin de mettre "un cadre dans le cadre". Pourquoi procèdes-tu ainsi ?

          C. Vell. 1mx1m est pour moi petit ! Je suis revenue à ce format pour des raisons économiques. Avant, je travaillais sur des formats beaucoup plus grands. Quand je commence de petits tableaux, j'éprouve beaucoup de difficultés à m'exprimer.

          Dans les grands formats, même s'il n'est pas nettement matérialisé puisqu'il est réduit à une petite marge, le cadre est moins visible, néanmoins, il est là depuis toujours.

          Et il y a aussi une diagonale qui représente pour moi la force et l'évasion. Elle semble prête à sortir de la toile, mais je la réintègre par un cadre dans le cadre qui est également une fenêtre et nous ramène à la volonté de libérer cette femme en lui procurant une ouverture vers l'évasion. Ma recherche actuelle tend vers cette ouverture. Mais je n'en suis qu'aux balbutiements, je n'y parviens même pas toujours. Il me faudra du temps pour placer après la fenêtre, l'espace très grand et enfin, l'univers ; l'univers par rapport à l'Homme ! J'y vais ; je ne sais ni comment ni quand j'y parviendrai, mais cette question est essentielle !

          Dans le petit format, l'effet est peut -être plus violent ? Paradoxalement, les fenêtres sont beaucoup plus apparentes, bien que toutes petites par rapport à la surface réduite du tableau. Pour donner cette impression d'espace, je dois faire la fenêtre très réduite, mais très évidente, donc matérialisée, afin de concrétiser ce rapport de surface dans la surface.

 

          J.R. Le mouvement : Toutes tes femmes sont en mouvement, comme si un photographe décomposait image par image le travail du corps d'une sprinteuse. Pourquoi ce débordement d'énerqie ?

          C. Vell. C'est facile. Je t'ai parlé du sport et de l'athlétisme : J'aime regarder les sprinteuses, en particulier cette Américaine noire qui a des ongles très longs, une femme-femme "jusqu'au bout des ongles", c'est le cas de le dire ! De son départ des starting-blocks jusqu'à l'arrivée, ma mémoire flashe comme celle d'un photographe. Je procède à une véritable décomposition du mouvement ! Cela vient peut-être de ma grande habitude de faire des croquis de danseurs en évolution ? Je me suis entraînée à dessiner de mémoire, à saccader mes esquisses. Il faut avoir une mémoire très précise du mouvement qui vient de passer et prépare le suivante. Cette mémoire me donne les articulations, les emboîtements des muscles : l'anatomie, également m'a toujours passionnée : C'est peut-être cette façon de travailler qui te donne l'impression de mouvement forcené. Cela est naturel dans mes tableaux et correspond au débordement d'énergie que, de toutes façons, j'ai en moi.

 

          J.R. Une question un peu perverse; As-tu, un jour, eu envie de dessiner une femme endormie.

      C. Vell. Non. Jamais. J'ai côtoyé beaucoup de femmes, et je les ai souvent regardées dormir, observées, sans jamais éprouver l'envie de les dessiner. Seul m'intéresse un être à la limite de ses possibilités, comme dans le sport où il est en équilibre précaire sur une ligne fragile d'où il risque à tout moment de s'écrouler. Cet équilibre précaire devient très vite déséquilibre et rejoint mon ambiguïté.

 

          J.R. Zébrures, rayures, effets de pâtes/collaqes, récemment collages de métaux et nouveaux effets de rayures sur ces métaux couvrent, découvrent, cassent les mouvements, les gestes des femmes. Es-tu d'accord avec ce résumé ?

          C. Vell. Tout à fait. Les rayures correspondent à la déchirure que je ressens par rapport à la femme. Le fait de la mettre en diagonale amplifie cette impression de force et crée une possibilité d'échappatoire, le sentiment qu'elle peut aller plus loin que la toile et devenir monstrueusement grande. Les métaux ajoutent encore à cette sensation de force.

 

          J.R. Peut-on dire que, tout en se situant à la hauteur de ton tableau, on a toujours l'impression que tu l'as pris en contreplongée ?

            C. Vell. Oui, pour que la femme paraisse plus grande. C'est comme pour les fidèles priant devant un Bouddah immense : Il est grand dans leur estime et la sculpture est immense, de sorte que le double effet de leur foi et de leur vision en fait un être inaccessible. Je travaille dans ce sens avec acharnement.

 

          J.R. Récemment, tu as modifié le travail sur les fonds, de sorte que de loin ils semblent homogènes, et qu'en s'approchant on découvre un fourmillement infini de petits coups de pinceau ou de burin, un travail de tampon sur des parties colorées ou dorées. Pourquoi cette nouvelle technique?

          C. Vell. Je viens de la découvrir et elle me plaît. Elle apporte la force que je cherche sans cesse. Le côté métallique, les éclats de "diamants", les lumières que je garde par mouchetis donnent à l'ensemble un aspect précieux qui rejoint la femme. Je travaille tout en dentelle, j'ai envie de peaufiner ces impressions, de faire bouger, vibrer l'ensemble.

 

          J.R. Je remarque aussi que, dans les derniers tableaux, tu as "tramé" les femmes comme dans un cliché. Ce détail a-t -il une signification particulière ?

          C. Vell. Les femmes se voilent de plus en plus. Il y a cinq ans, dans mes très grands tableaux jaunes, elles avaient des talons aiguilles verts ; elles étaient toujours à cheval sur une fenêtre, pour sortir, s'échapper de la toile. Elles étaient "évidentes".

         Je suis ensuite passée à une couleur où la femme très médiatisée, ne sortait plus : elle s'intégrait à son format, à son fond de toile.

          A mesure que sa supériorité et sa force sont devenues irréfutables, j'ai commencé à la cacher, à la voiler, mais elle reste cependant aussi "présente" dans le tableau.

 

         J.R. Peux-tu affiner ton explication à propos de ton changement de patine, et ce passage de couleurs très violentes à de lumincux marron, gris et or ?

         C. Vell. C'est grâce aux divers ajouts que je fais sur la toile. Quand je peignais des couleurs violentes, j'incrustais déjà des matériaux, je faisais mes nus sur du papier kraft qui, pour moi, représente la chair. Je suis très sensible aux papiers, cartons, pâtes, etc. Depuis 89, j'incorporais, mais personne ne l'a vu, de minuscules morceaux de grillages. Parfois, si je n'avais pas pu en incruster, je cachais ma signature sous l'un d'eux.

Et je cherchais! J'ai cherché pendant un an et demi, sans montrer mon travail.

Ici les matériaux.

 

           J.R. Tu analyses ton travail assez profondément pour ne pas être parvenue de façon gratuite à l'utilisation de métaux. Comment s'est faite cette progression gui t'a amenée d'un carton à surface gondolée à ces grillages, ces métaux...

          C. Vell. Les matériaux m'ont de tout temps attirée. J'ai toujours aimé les vieux objets de métal, et j'aime bricoler. Je n'étais pas totalement satisfaite de ma peinture parce que je n'y "bricolais" pas assez. Maintenant, j'ai les mains tout abîmées, je suis blessée de partout, j'ai vraiment, grâce à ces matériaux, le sentiment de me colleter avec la toile: d'être au corps à corps avec mon modèle. Au début, c'était inconscient ; maintenant, je le fais sciemment, parce que j'en souffre physiquement et que je mets beaucoup plus de temps pour faire un ta¬bleau. Je ne peux pas encore analyser plus profondément ce besoin.

 

        J.R. Peut-on dire gue c'est une démarche encore timide pour entrer dans la troisième dimension ?

          C. Vell. Sûrement.

 

        J.R. En tout cas, cela peut amener notre question subsidiaire : tu partages la vie d'un sculpteur, François Dumont, créateur de multiples sièges "impossibles"...

         C. Vell. Et quelques "possibles", dernièrement...

 

       J.R. Dirais-tu que ses sièges sont impossibles parce que tes femmes sont incapables de s'asseoir ou qu'elle ne s'asseyent pas parce que ses sièges sont impossibles ?

          Et si ses sièges deviennent "possibles", continueras-tu d’empêcher les femmes de se reposer jamais ?

       C. Vell. Nous n'avons jamais envisagé la question sous cet angle. Mais il me semble qu'il faudrait lui demander confirmation que nous nous suivons de très près. Mes femmes étaient beaucoup plus féroces, inabordables, et ses sièges étaient tout à fait "impossibles". Il a fait des objets en couleurs, je peignais des toiles très colorées. Il a évolué vers des couleurs plus ternes et cela m'a influencée. Et tout à coup, j'ai découvert le métal et le grillage : Il y est venu à peu près en même temps. Nous nous retrouvons dans le jardin à "rouiller des métaux", nous nous croisons en train de limer, scier, c'est à qui fera le plus de bruit ! C'est un jeu constant, involontaire, pas méchant du tout, et très amusant, du chat et de la souris !

 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1992 ET PUBLIE DANS LE NUMERO 287 D'AVRIL 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.