PETITE HISTOIRE DES ARTS SINGULIERS, vue à travers celle du BULLETIN DE L’ASSOCIATION DES AMIS DE FRANCOIS OZENDA, créé par SIMONE ET JEAN-CLAUDE CAIRE

Entretien de Jean-Claude Caire avec Jeanine Rivais

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          Jeanine Rivais: Le mot "Bulletin" implique un compte-rendu sec et concis d’une situation : santé, météo, etc. Or, votre revue est un véritable “village" tellement vivant, où l’on s'aime, se déteste, se morigène, se congratule. Une mine d’informations. Votre métier de docteur explique-t-il le choix de ce mot ? Sinon, pourquoi l'avez-vous préféré à "revue" ? Aviez-vous, à l’origine, envisagé de créer ce petit monde tellement chaleureux ?

          Jean-Claude Caire : Le choix de “Bulletin" implique le côté modeste de nos intentions : Au début, il ne s’agissait que de faire vivre la mémoire d’un artiste “marginal", François Ozenda. Nous envisagions une série d’entretiens, de messages concernant son oeuvre, et la publication de ses écrits. Le but fixé demeurait de préparer une biographie assez large sur lui, mais on s’est aperçus que l’on ne faisait pas le tour du personnage et de son oeuvre. D’autre part, dans notre imaginaire il vivait intensément et on le remettait toujours en situation. Se fixer sur des dates est donc un leurre. Ainsi, nous avons revu Olga, une de ses anciennes compagnes : Nous en étions restés au couple de quarante ans. Or, Olga a maintenant soixante-douze ans, elle vit dans un mode mystico-religieux, en prière constante, et sans doute si Ozenda vivait encore, lui qui avait de fortes prédispositions au mysticisme, serait-il devenu un être essentiellement religieux.

Petit à petit, à partir de 1978 (exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris), le mouvement singulier se révélant et se développant, des artistes plus conventionnels sont venus s’y agglutiner. Puis des inter-réactions multiples ont entraîné la diversité des créations que nous connaissons maintenant : Art-en-Marge, Art-Cru, Art Hors-les-normes, Art-Outsider, Art-Inventif, Création franche... et un des derniers : l’Art des autodidactes.

 

François Ozenda
François Ozenda

                  Jeanine Rivais : Vous ont-ils spontanément envoyé des textes, des photos... ou les avez-vous sollicités ?

          Jean-Claude Caire : Notre approche des Singuliers ressemblait beaucoup aux techniques d’apprivoisement. Ce monde au début, extrêmement méfiant, fragile, replié sur lui-même, communiquait très mal. Lors de cette fameuse exposition des Singuliers à Paris, nous étions venus “défendre" les oeuvres d’Ozenda et de Bojnev. Près de leur stand se trouvait celui de Ciska que soutenait Raymond Dreux. Si l’on s’y côtoyait, chacun observait l’autre du coin de l’oeil, et désirait rester marginal, garder jalousement son monde spécifique. Ainsi, par petites touches, certains créateurs hors-les-normes ont-ils rejoint notre démarche.

          Après le monde d’Ozenda, Raymond Reynaud et son école constitueront notre deuxième volet, amenant un démarrage certain grâce à un public nouveau. La vague singulière, nous a avant tout portés. Elle ne surgissait pas brusquement. Auparavant, dans notre région, d’autres avant nous l’avaient annoncée. Ainsi Frédéric Altman qui à la suite d’une rencontre éblouissante avec Ozenda se passionna pour l’art brut, marginal, naïf, devint critique, et un temps animateur de Galerie. Egalement Lucien Henry à Forcalquier, Louis Pons, la Galerie Chave bien sûr, avec Alphonse Chave ami de Dubuffet et grand découvreur d’artistes bruts. Cette aventure, depuis les années 60, regroupait déjà dans le sud quelques curieux.

           Au début, nous n’avons pas considéré la marginalité comme un courant possible, plutôt une introduction à des chemins de traverse, ou bien des arabesques dans l’art traditionnel ; en aucun cas n’avions-nous envisagé la tournure qu’elle a prise. D’où peut-être quelques rancœurs de la part de certains de ces promoteurs, passionnés par ces formes d’art. Ils en rejettent les développements actuels soit à cause du manque d’authenticité d’une partie de la production hors-les-normes, par rapport aux premières créations brutes, soit aussi parce qu'amateurs et critiques contemporains ont oublié les travaux et recherches des dits promoteurs. Certains, en plus, gardent une certaine aigreur en s’apercevant que des marginaux qu’ils considéraient comme des sortes de ludions changent complètement les règles du jeu.

 

          Jeanine Rivais : Qui donc était ce François Ozenda dont vous vous êtes fait les mécènes ? Qu’a-t-il selon vous apporté aux arts hors-les-normes ? L’y avez-vous introduit, ou est-ce l’inverse ?

          Jean-Claude Caire : François Ozenda était un personnage un peu emblématique d’une série de créateurs méditerranéens, à l’imaginaire extrêmement riche et poétique, en même temps ambigu, en qui ange et démon sont en lutte perpétuelle ! De 50 à 76, il a été mêlé à la vie artistique de la côte, entre Marseille et Nice. C’était une sorte de fada, que tout le monde aimait bien. Pourtant, rares sont ceux qui ont su entrer dans son univers poétique. Né à la Belle de Mai, un quartier extraordinaire de Marseille aux populations émigrées diverses, il y passa son enfance. Elevé dans une famille modeste qui se considérait comme déclassée, sa revanche a été de s’assumer picturalement. Son rêve était de devenir Rembrandt, ou Alain Resnais, car le cinéma le passionnait (Il a vu “Hiroshima mon amour", quarante fois!).

          Il n'avait aucune conscience de sa marginalité, et pourtant la dyslexie dont il était atteint lui créa bien des problèmes. Mais son côté angélique et sa naïveté surprenante lui ont permis de survivre, car dans les périodes difficiles, il savait susciter la compassion. Frédéric Altman, dit que la première fois qu’il a rencontré Ozenda, c’était à La Régence, un café de Vence et il peignait avec ses doigts parce qu’il n’avait pas de pinceaux ! Quand on le rencontrait, on avait le sentiment d’avoir traversé un vaste désert et de se trouver brusquement devant un merveilleux cactus en fleur ! Ce personnage qui s'exprimait difficilement avait de curieuses interrogations sur le langage. En peinture, qu’il déclarait avoir apprise en trois jours de fréquentation des Beaux-arts de Marseille, son style était très expressionniste et mystique. Son oeuvre et son parcours ont marqué des gens comme Malaval, Ben et bien d'autres. On le considérait comme une sorte de mage. On l’aimait pour son côté artiste marginal illuminé, mais en même temps on le redoutait à cause de ses comportements inattendus et ambigus. Ainsi, il avait l'habitude d'arriver dans les vernissages des autres avec cartons et plumes, de s’installer dans de grands rires et distribuer ses dessins à la cantonade.

          De son vivant, les gens recherchaient surtout ses montages, sortes d’exvotos maléfiques, emmaillotés, transpercés, où il exprimait ses règlements de comptes avec les femmes ; également des boîtes magiques, sortes de coffres-écrins très beaux, très riches. Et puis, en ce qui concerne la peinture, outre ses tableautins vivriers, qui lui servaient de billets de banques, il réalisait une dizaine de toiles par an, de grande qualité, toujours sous-tendues par l'ésotérisme, la spiritualité, la relation roi-reine, sorcier-sorcière et autres dualités. Dans le bulletin on n’a pas mis l'accent sur son oeuvre plastique parce que d'une part, nous n’avons pas les moyens de reproduire correctement ses oeuvres et que d'autre part, elles restent entre les mains des collectionneurs qui en connaissent la valeur. Par contre, nous avons porté notre effort sur l'étude de ses nombreux écrits, fort singuliers, d'un abord difficile, mais très authentiques et qui méritent d'être diffusés et lus évidemment.

          Personnage et oeuvre ne pouvaient qu’interpeller. Il portait en lui un feu qui ne cessait de brûler, alimenté par les drogues de l’époque, les amphétamines, l’éther, les mauvais alcools. Pour l’exécution de certains tableaux, il abreuvait sa fougue créatrice avec du vin mousseux et puis pour terminer l’oeuvre dans ses petits détails il ne buvait plus que de la tisane de verveine, pour retrouver, disait-il, le côté précieux d’une vieille dentellière. Toutes ces démarches le faisaient sortir des sentiers battus et mettaient en évidence une charge poétique extraordinaire.

Il a été notre inspirateur et nous a entraînés vers une expression artistique très différente de celle que nous avions envisagée.

 

          Jeanine Rivais : Est-ce gratifiant ou décevant de prendre en mains, comme vous l’avez fait par le truchement de votre “Bulletin”, les destinées de nombre d’artistes?

    Jean-Claude Caire : Il est intellectuellement gratifiant d'accompagner les exclus d’une société culturée dans leur revanche picturale actuelle. Par contre, comment ne pas ressentir une certaine déception lorsque le mercantilisme envahit les arts dits singuliers, même si à long terme, cela reste sans importance. Je crois que l'essentiel demeure d'accéder à des étages nouveaux de la sensibilité créatrice, de gravir des étapes inexplorées. Bien sûr que des artistes comme Artaud, malgré et à cause de leur marginalité, avaient déjà ouvert de telles voies mais les créateurs du style Ozenda, poursuivent cette aventure et forment les chaînons d’une communication tout à fait nouvelle. Quand on rentre en phase avec eux, on a l'intuition, qu’ils ont quelque chose d'important à communiquer. Par exemple, pour la plupart des gens, les écrits d’Ozenda restent incompréhensibles; en fait, pour lui la magie de l'écriture disparaissait, dès qu’une phrase devenait lumineuse. Il estimait que c’était un piège que de couler sa pensée dans le moule culturel de son époque. Aussi dès qu’une apparente cohérence s’emparait de son écriture, l'abandonnait-il et repartait-il dans son hermétisme. Cette recherche sur le langage était spontanée, personne ne la lui avait soufflée, II n'avait que des certitudes intuitives.

 

          Jeanine Rivais : Quand et comment est-il mort ?

         Jean Claude Caire : Il fumait beaucoup et a été victime d'un infarctus. Quand nous sommes allés le voir à l'hôpital avec le sculpteur Nicolas Valabrègue, il nous a annoncé sa mort prochaine. Nous nous sommes écriés: “Un Ozenda ne meurt jamais". Pourtant, il nous a quittés peu après. Certains souvenirs restent très vifs dans mon esprit : J'assistais comme certains de ses amis et proches à ses obsèques. A la morgue de l’hôpital de la Timone se trouvait un tableau noir portant -comme à la criée !- l'ordre de départ des  convois funèbres. Sans y prendre garde, je me suis appuyé sur le tableau, et j'ai suivi l'enterrement avec le nom d'Ozenda inscrit à l'envers sur ma veste ! C'était un passionné de chats. Avec le dernier des siens, qui s'appelait Pierrot, il entretenait des dialogues à la Pagnol : Au cimetière Saint-Pierre, le jour de son inhumation, il y en avait toute une bande, évoluant parmi la foule ; l'un d'eux était la réplique exacte de Pierrot. Autre souvenir vivace : Après sa mort, nous nous sommes réunis une quinzaine de ses amis, pour décider ce qu'il fallait faire de ses oeuvres encore dans l’atelier. Mais, comme sous ses airs angéliques Ozenda cachait beaucoup de machiavélisme, il nous avait plus ou moins dressés les uns contre les autres, se disant éternellement exploité. Ainsi, nous nous retrouvâmes tous, bien décidés à défendre la mémoire, du moins la nôtre, d'Ozenda. Il y eut de bien gênantes réactions de jalousie de la part de gens incapables de "partager” soudain l'amitié du défunt. En définitive, c'était une sorte de clochard balladin qui a marqué la région de sa personnalité, alors que depuis sa disparition, on s’intéresse avant tout à son oeuvre.

 

         Jeanine Rivais : Parlons des orientations de votre revue: Voici quelques mois, je vous ai proposé un texte sur un artiste corse qui réalise des crèches souvent, des objets parfois, uniquement avec des marbres insulaires. Tout me semblait présent : la marginalité, l’originalité, le talent, les racines etc. Néanmoins, vous n’avez pas publié ce texte parce que le travail était “autre” que ce que vous défendez habituellement : Quelles sont donc votre définition et les limites que vous fixez au mot “singulier” appliqué à l’artiste ?

          Jean-Claude Caire : Ce sculpteur réalise plutôt un artisanat marginal, comme nombre d’artisans de talent chez qui la technique inhibe la “folie”. Peut-être publierons-nous ce texte, notre philosophie étant de ne rien rejeter, sauf les sujets à polémiques, à insultes, des histoires croustillantes qui mériteront sans doute un jour un recueil mais qui, considérées individuellement, risquent de déstabiliser ce milieu très fragile. Nous gardons “sous le coude” des articles comme celui sur le Corse, dont le travail est absolument parfait mais trop technique ! Nous prenons en priorité les sujets sous-tendus par un imaginaire débridé, hors-les-normes, porteur d’une authentique folie créatrice.

 

          Jeanine Rivais : Si nous appelons “Première génération” les artistes regroupés par Dubuffet et Bourbonnais, puisque auparavant -excepté la collection Prinzhorn-, ils étalent isolés et ignorés, quelle définition donnaient d’eux-mêmes ces créateurs ?

          Actuellement apparaissent dans les galeries traditionnelles, des artistes tenus jusque-là hors des circuits officiels. Pouvez-vous expliquez comment, de la génération Dubuffet à la nôtre, s’est opéré ce glissement?

          Diriez-vous que des revues comme le “Bulletin...”, la création de musées etc. participent de cette prise de conscience des artistes ? Par voie de conséquence, peut-on être sûr qu’ils sont maintenant aussi sincères que l’étaient, au fond de leur jardin, leurs prédécesseurs ?

          Jean-Claude Caire : La définition “Art brut” impliquait des gens (Aloïse, Wôlfli...) pathologiquement perturbés, s’exprimant par nécessité. Pour eux, donc, pas question de se dire “artistes”. Ce n'était pas le cas d'Ozenda qui se considérait comme tel et voulait vivre de son art. Ce qu'il faisait tant bien que mal.

          Actuellement il doit rester très peu de gens isolés, réalisant une oeuvre qui ne sera dévoilée qu’après leur mort. La plupart des artistes rêvent d’être reconnus et de vendre. Ceux de l'Art hors-les-normes et assimilés, ont désormais les mêmes comportements que ceux des circuits traditionnels, le même besoin financier et psychologique de gagner de l'argent. Il faut donc faire abstraction de ces attitudes et les considérer avec le même recul. Nous avons connu ce problème avec le “Bulletin”: Il nous a fallu rester modestes,  ne pas nous prendre au sérieux, garder la convivialité souhaitée à l’origine.

          Tant que des plasticiens marginaux ne sont pas reconnus, on peut être raisonnablement sûr de leur sincérité, mais la célébrité résolvant leurs problèmes psychologiques, on peut craindre un tarissement de l'oeuvre qui deviendra un timide ruisselet au lieu d’être un torrent violent !

Paradoxalement, nous arrivons avec les Singuliers, à un courant officiel de l'art dans lequel certains artistes à la créativité exacerbée, moins aguerris, risquent de disparaître !

 

          Jeanine Rivais : Vous pensez donc que les “purs” seront à long terme incapables de défendre leur hors-normalité ?

        Jean-Claude Caire : Peut-être pas, si l’on admet que tout mouvement esthétique précédant des mouvements d'idées, tolère une autre façon de vivre. Ces “Hors-les-normes” expriment à travers une nudité de l'âme, nombre de problèmes intérieurs tenus cachés auparavant : Ils seront sans doute très positifs dans l’évolution de la société qui a toujours besoin de marginaux, même s'ils perdent au fil du temps de leur “génie”, pour l’amener à découvrir l’art.

        Vont changer également, les lieux d'expositions. Les marchands et les galeries vont certes demeurer, et les bons galeristes continueront d’exercer sur leurs artistes une action pédagogique, mais déjà des librairies, des centres culturels exposent des oeuvres. Et les Singuliers de l’Art vont constituer un nouveau marché. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, la dernière foire de l’Art outsider a drainé des milliers de visiteurs ; une revue comme Raw Vision reçoit de très nombreux encarts publicitaires; et un collectionneur américain de Folk-art qui engrangeait des oeuvres depuis vingt ans, les a vendues vingt millions de francs ! Un phénomène artistique n'est pas que pureté et les à-côtés spéculatifs non négligeables. De ce fait va apparaître une nouvelle difficulté : distinguer dans le foisonnement de gens qui se disent “singuliers”, ceux qui le sont réellement, et permettre au public de s’y retrouver !

Prenons l'exemple de la nouvelle génération créant une BD éclatée, à la limite de la lisibilité. Elle apporte une sensibilité contemporaine aux images nouvelles, souligne la violence, fait voler de tous côtés sexe et sang. Ces dessinateurs qui ont pour la plupart l’air angélique, n’ont aucune intention de dénoncer la société ; simplement, ils ont besoin de réagir contre une agressivité existentielle, en la renvoyant vers les autres. C’est pourquoi eux, qui seraient il y a dix ans, passés sans les regarder devant les oeuvres d’Aloïse, Raymond Reynaud ou Danielle Jacqui, les revendiquent maintenant comme leurs ancêtres mythiques.

          Ce phénomène s’est produit sans l’apport des médias, ce qui prouve que ces inconnus du dernier demi-siècle sont désormais dans l'air du temps et constituent une force avec laquelle il va falloir compter !

 

          Jeanine Rivais : Essayez de jouer les devins et définir quelles seront les grandes lignes des arts singuliers au cours du troisième millénaire ?

          Jean-Claude Caire : Le Musée de l’Art imaginaire et intuitif qui vient d’être terminé à Baltimore aux Etats-Unis, couvre 3,5 ha ! Bien sûr, le patrimoine culturel réduit de ce vaste pays explique cet intérêt pour toutes formes d’arts contemporains. Mais ce musée présente surtout des Inspirés (en France, ce seraient Aloïse, Lesage...). Je crois que notre société rationnelle et conformiste aura de plus en plus besoin de rêve. De même que les gens ont accroché sur les murs des masques africains, vont-ils se rapprocher des arts singuliers que leur richesse imaginative rend si passionnants. En outre, par leurs affinités avec les arts ethnographiques, ils ouvrent un champ de recherche important. Egalement des expériences comme celle de Praz-sur-Arly (1995) vont se multiplier parce que le public populaire s’y retrouve.

 

          Jeanine Rivais : Ce regain d’intérêt peut-il également s'expliquer par l’aspect inhumain de notre Art contemporain, qui a créé chez les gens le besoin de se trouver de nouvelles racines ?

          Jean-Claude Caire : La révolte qui transsude dans l’oeuvre des singuliers doit être considérée comme bénéfique pour les années à venir. Les dérives d’une société, les excès de tendances artistiques comme le Conceptuel, etc. remettent à zéro tous les critères. Le public a besoin d’une réincarnation de son imaginaire, de nouveaux modes mentaux. La sexualité débridée qu’ils étalent souvent ne fait que rompre des siècles de morale spécifique à l’Occident, pour sans doute retrouver des réalités dites naturelles. Les arts singuliers ont le mérite de constituer un retour aux sources tout en apportant une archéologie du futur. On reste confondu, lorsqu’on retrouve chez certains créateurs, en milieu psychiatrique par exemple, la même connivence avec des hommes de la Préhistoire, trente siècles après ; ainsi des images de ce que l’on nomme de nos jours la bestialité : rapports amoureux homme/animal. Dans ce témoignage du culte de la fécondité, on observe dans les dessins rupestres le sorcier fécondant l’animal symbole de la terre-mère. On rejoint là une image mythique du type pénis-soc, terre-vulve, etc. On note fréquemment des motifs de décoration identique chez des contemporains et des civilisations dites primitives. Combien d’oeuvres ne sont-elles pas bâties comme des mandalas (¹), et ne trouveraient-elles pas leur place dans un temple tibétain sans qu'on les remarque comme étrangères ? Dans certains tableaux, les points forts de l’oeuvre s’organisent autour de ce que la culture orientale nomme les cakras (²). Les singuliers authentiques, compriment le temps et l’espace, ils expriment une permanence de l’homme dans sa globalité. Il est regrettable que peu d’ethnologues fassent des recherches sur cette “ethnologie” nouvelle, omniprésente dans les arts hors-les-normes.

          Mais les choses progressent : les créateurs ont appris à se rencontrer. Des manifestations impensables il y a quelques années, s’organisent sous la houlette des artistes. On commence à établir une relation entre les oeuvres défendues depuis trente ans par Cérès Franco et celles de la Fabuloserie et de bien d’autres “institutions”. C’est désormais un courant qui va développer ses ramures dans tous les sens. Elles seront de plus en plus solides jusqu’à ce qu'au fil des ans elles s'étiolent et que d’autres prennent le relais. Le passionnant pour moi est de vivre l’instant fort où cette ligne de pensée se génère et s’organise !

ENTRETIEN REALISE A PRAZ-SUR-ARLY EN JUILLET 1995.

 

CE TEXTE A ETE EDITE PAR "LA LUCARNE OVALE EDITIONS", EDITEUR DU CRI D'OS DE JACQUES SIMONOMIS.

 

BULLETIN DE L’ASSOCIATION DES AMIS DE FRANÇOIS OZENDA: B.P. 44 Salernes 83690 Tel : 04.94;70;60.66.

 

Exposition: LES SINGULIERS DE l’ART : des inspirés aux habitants paysagistes. ARC2, Musée d’art moderne de la ville de Paris 1978.

 

(¹) Un Mandala : Dans le bouddhisme tantrique, il désigne la projection, en deux ou trois dimensions, du domaine particulier d’une divinité sous l’aspect d'un diagramme centré autour d’un axe et orienté... Il existe certains parallélismes entre l'organisation spatiale des mandalas bouddhiques et divers schémas cosmographiques que l'on rencontre dans d’autres civilisations... De même le psychanalyste Carl G. Jung comparait les schémas tracés spontanément par certains malades mentaux à des mandalas. ( Extrait: Les Mandalas Himalayens du Musée Guimet, 1981).

 

(²) Des Cakras: Centres psychiques ou plans de conscience dans le corps humain qui leur correspondent. On trouve cinq cakras pour le corps humain, ainsi le troisième se superpose-t-il au cœur et à sa symbolique ; le quatrième à la gorge est consacré à l’élément "air".