LA RUSSIE S1NGULIERE DE SOLOMON ROSSINE, peintre..

Entretien avec Jeanine Rivais

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Les Russes
Les Russes

Jeanine Rivais : Solomon Rossine, le catalogue anthologique que vous avez réalisé, pour le confier à vos amis, s’ouvre sur un cri. Ce choix est-il symbolique et votre vie est-elle un cri perpétuel ? Si oui, pourquoi criez-vous et que criez-vous ?

Solomon Rossine: La couche sociale et politique dans laquelle j'ai vécu toute ma vie était si "profonde" et exerçait sur moi une telle pression que je n'ai jamais eu la moindre chance d'ouvrir la bouche. Je n'ai donc pu crier. A plus forte raison, n'ai-je Jamais "béni" mes spectateurs à coups de symboles ! II faut donc considérer ce cri comme la manifestation de souffrance d'un de mes personnages ; en aucun cas comme la transposition de ma situation personnelle.

 

J.R. : Racontez-nous de façon succincte votre biographie, et dites-nous comment et pourquoi vous êtes devenu artiste.

S.R.: Mon père était artisan-peintre, décorateur d'intérieur. Chez nous, il y a toujours eu peintures, pinceaux, craies, colle, pochoirs et boîtes contenant des pigments. Dans les familles juives, l'un des fils héritait forcément la profession et l'affaire de son père. Dans la lignée mon père, d'une génération à l'autre et ce depuis toujours un garçon transmettait à son fils le métier d'artisan-peintre. Je me considère comme la sublimation de toute la lignée. Pour autant, cette tradition aurait pu ne pas être suffisante pour générer ma situation actuelle, mais je possède un don : je suis poète. C'est pourquoi je suis devenu artiste-peintre.

 

Toute petite vieille femme
Toute petite vieille femme

J.R.: A ce jour, votre vie se partage en deux périodes : la période soviétique et la période française : comment vous situiez-vous, par rapport au régime soviétique ? Votre exil a-t-il été forcé, comme celui de Soljenitsyne par exemple, ou consenti ? Pourquoi avez-vous choisi la France et non les États-Unis, comme Axionov entre autres ou Rostropovitch ? Dans quel état d’esprit avez-vous abordé et vivez-vous votre vie actuelle ?

S.R.: Ma position par rapport au régime soviétique ? Le choix de mes amis, mon mauvais caractère, la façon dont j'ai mené en U.R.S.S. ma propre existence vécue intensément, du tréfonds de mon cœur, comme on distille jusqu'à la dernière goutte la samagonne (2)... Tous ces éléments m'ont permis de parachever "mes études supérieures" de l'antisoviétisme. Dans mon autobiographie, intitulée Mein Came, j'ai raconté mon itinéraire de peintre sous le régime soviétique. Hélas, cet ouvrage me semble difficilement traduisible en français ! J'ai pris délibérément la décision de quitter la Russie pour des raisons autres que politiques. Je n'ai pas choisi la France : il s'est trouvé que mon agent était français et je me suis fixé dans ce pays. Cependant, c'est moi qui ai choisi la Bretagne, sans trop savoir pourquoi d'ailleurs. Lorsque je suis arrivé en France, j'ai constaté, avec désespoir, qu'en cinquante ans de vie je n'ai pas réussi à faire grand chose. Aujourd'hui, je suis tout aussi désespéré à la perspective de ne pas pouvoir faire grand chose au cours des cinquante prochaines années !

 

J.R. : 1990, vous arrivez donc en France. La Galerie André l’Huilier de Genève organise une large exposition de vos œuvres. Un film intitulé Seul face au temps, est consacré à votre création et projeté à la deuxième Biennale internationale des films d’art du Centre Pompidou. Nombre d’articles et émissions parlent de vous à travers le monde. Et puis plus rien, sauf quelques expositions locales. N’avez-vous pas eu le savoir-faire indispensable pour vous maintenir dans le courant officiel ? Ou avez- vous choisi, comme en Union Soviétique, de vous en écarter ?

SR : A l'expiration de deux années de collaboration avec mon agent, c'est-à-dire en 1992, je n'ai pas renouvelé le contrat qui nous liait. Il m'a donc fallu mettre en place mes propres structures pour organiser des expositions. Cela a exigé du temps : telle est la raison de mes apparitions, limitées à des villes de province. Néanmoins, je ne minimise absolument pas le rôle qu'elles ont joué dans le déroulement de ma carrière.

 

Les pommes bénites
Les pommes bénites

J.R.: Toute votre œuvre est un hommage au peuple russe : ses souffrances, ses joies, ses vices, ses qualités, sa religion ... Comment vous situez-vous dans l’histoire de l’art russe et soviétique par rapport au Lubok, à Filonov, Victor Vastnetsov, Chagall... qui ont abordé, sous des formes diverses, les mêmes thèmes que vous ?

S.R.: Ma place dans l'histoire de l'art russe ? Voilà un sujet que j'aurai plaisir à aborder avec vous en l'an 2037 !

 

J.R.: Quand, du fond de la Bretagne, vous peignez le peuple campagnard russe, pouvez-vous affirmer être aussi profondément sincère que lorsque, autrefois, vous peigniez sur le motif ?

S.R.: Seules mes toiles peuvent témoigner de ma sincérité, mais c'est au spectateur qu'appartient le droit de la confirmer ou de l'infirmer. Je veux tout de même ajouter que le langage du peintre est en fait son seul moyen d'expression authentique : autrement dit, le langage en dit plus sur sa sincérité que le sujet abordé. Quant à la Bretagne, j'y ai beaucoup plus d'occasions qu'en Russie même de plonger dans l'enfer de mon désespoir et de mes manques.

 

J.R. : Et maintenant que vous avez quitté votre terroir pour un autre dont l’histoire est également riche et mouvementée, pensez-vous que sans rien renier de son moi profond et sans faire d’amalgame, un artiste puisse "quitter sa terre" pour en "conquérir" une autre ? Peut-il se plonger dans un nouveau folklore, le pénétrer totalement ? Et est-ce pour lui un moyen de se couper de ses racines, de prendre un peu de distance par rapport à ses nostalgies ?

S.R.: Le peintre, le poète ont la faculté de se transplanter dans n'importe quelle terre, de se transposer dans n'importe quel objet, n'importe quelle créature ; et cet objet, cette créature, se mettront aussitôt à chanter, à danser !

 

Anadna
Anadna

J.R. : Passons à votre style. Sans vouloir systématiser à l’excès, il me semble reconnaître dans votre œuvre trois grandes périodes :

Les années 60 à 79 : vous vous cherchez. Vous abordez des thèmes très variés (La leçon d’anatomie, L’hôpital psychiatrique, Les Russes...). Vous semblez rire un peu de vous-même en peignant "La femme malade bien portante" ou "Chère Ninon"... Votre style n’est pas encore bien déterminé. Il paraît émerger de l’Impressionnisme, de Cézanne... La paix bénie ou Jour de vent cherchent Van Gogh... Larges à-plats ou au contraire passages hachurés, lignes bien définies : une attitude calme, sereine, évoluant à rencontre des thèmes abordés qui, eux, sont rarement calmes et sereins.

La décennie 80 : votre œuvre pullule de dessins ou de portraits d’enfants : joies enfantines dans Les quatre saisons, Charmants fumeurs ; maladie, misère dans Joyeuses banlieues... La patine devient plus appuyée, moins alerte. Le pinceau se charge de pâte. Les couleurs sont moins nettes, se chevauchent. Les cernes noirs apparaissent : vous êtes très tenté par la désespérance de l’Expressionnisme. Là encore, la démarche formelle semble souvent antithétique de celle du fond.

La décennie 90 : Bilan des deux premières. L’influence de l'Expressionnisme subsiste, mais vous n’en gardez que les contrastes: pâtes épaisses ou vibrations de la trame à nu. Dans l’ensemble, la peinture redevient plus léchée. La couleur se fait plus vive : "Kvas", "La Place rouge". "Place Gagarine"... Vous reprenez souvent de très ancienne toiles : "L’enterrement à Toïma"... de sorte que les deux périodes s’affrontent, se côtoient.

Etes-vous d’accord avec l’essentiel de ce descriptif ? Et surtout sur l’impression que, même entraîné aux bords des grands courants picturaux, vous demeurez continuellement vigilant : vous acceptez que votre style "fasse penser à... ", mais veillez néanmoins à ce qu’il reste très personnel. En fait, vous n’êtes pas vraiment "classable..." ?

S.R.: Je suis d'accord avec votre bref descriptif de mon travail mais je serais tout aussi réceptif à n'importe quelle autre analyse. Cependant votre dernière remarque est surprenante de vérité ! Je définis mon style comme "La vérité de tranchée" et je suis convaincu que ma démarche sera source d'inspiration pour quelques artistes qui ne sont pas encore nés !

 

Les petits paysans
Les petits paysans

J.R. : Au fil de ces périodes, outre la présence latente de la mort, deux constantes apparaissent dans votre œuvre :

L’érotisme : Pierre Carresse, un peintre contemporain avec qui vous avez beaucoup de points communs, dit à propos de ses paysans : "Je ne pense pas que dans le milieu paysan on puisse parler d'érotisme. L’érotisme a une connotation raffinée... On peut parler de paillardise, de grivoiserie...". Vous en parlez souvent et pour reprendre une expression populaire, quand vous abordez ce thème "vous ne faites pas dans la dentelle…": Satyre malheureux (nu, en train de fantasmer) ; Le trouble du gardien (léché par une chèvre, becqueté par des oiseaux) ; Le songe de la boiteuse (rêvant de satyres et de boucs diaboliques) ; Le vase renversé (couple faisant l’amour au milieu de la pièce)... Est-ce bien la verdeur, la crudité de la sexualité, les tabous sexuels populaires que vous voulez montrer ? Ou bien ce travail a-t-il des résonances plus personnelles ?

S.R.: Le meilleur remède pour l'homme, c'est l'autre. Comme c'est juste ! Mais qu'est-ce que le sexe ? Sur ce sujet, la réponse est très subjective. Par conséquent, au lieu d'interroger l'artiste, il est préférable de poser la question au satyre en train de fantasmer sur la toile intitulée Les souffrances du satyre, ou mieux encore, de regarder ce que La boiteuse voit dans son rêve !

 

J.R.: La dérision, l’irrévérence : Alors que vous semblez, par votre quête populiste, très proche de la littérature du XIXe siècle, de Gogol, Tolstoï ou Tchekhov, de leur poésie descriptive, de leur tendresse et de leurs émotions, vous faites de Tchekhov un Portrait peint en contre-plongée : on ne voit donc que ses jambes et les rayures de son costume de bagnard. Pire, vous "personnifiez" La Cerisaie sous les traits d’une jeune fille en train de "toucher" une sorte de minotaure. Expliquez- nous ces apparentes contradictions.

S.R.: Le sujet de La Cerisaie n'a rien de commun avec celui du texte de Tchekhov. En fait, le choix de ce titre est tout à fait aléatoire : un tel sujet peut naître durant la brève lueur d'une allumette éclairant une cave et non comme le résultat de réflexions graves sur la destinée de la littérature.

 

Le trouble du gardien
Le trouble du gardien

J.R. : Et puis, un paradoxe : alors que, d’un bout à l’autre, votre œuvre est épisodique, faite de petites scènes prises sur le vif au fil de vos voyages ; de portraits recueillis au fil de vos rencontres ; de nuances, traits d’humour, variations traduits au fil de vos joies personnelles ou de vos peines, vous vous lancez dans une série de quatorze grandes toiles, racontant La Bataille de Borodino.

Qu’est-ce qui vous a amené, premièrement, à peindre cette œuvre énorme conçue dans la continuité et deuxièmement à peindre une bataille ? Mais, au lieu de peindre une bataille à la gloire de la guerre (comme l’aurait fait Delacroix), vous n’en évoquez que la tristesse, la gravité, la mort, la dérisoire grandeur de Napoléon (que vous montrez difforme et de dos). Pourquoi pas l’héroïsme, la camaraderie... vertus fort prisées du peuple ? Et pourquoi Borodino, victoire française, et non la Bérézina qui fut une victoire russe ?

S.R.: Les Russes ont pratiquement oublié la bataille de la Bérézina. D'ailleurs, cet épisode n'est qu'une victoire du génie militaire de Napoléon : utilisant à son profit le terrain, il a su avec un seul régiment, résister à toute l'armée russe assez longtemps pour évacuer ses régiments de la Garde. Pour les Russes, la bataille de Borodino est symbole d'honneur. Au cours de cette bataille, ils ont fait preuve d'un courage exemplaire, allant au-devant de la mort, l'accueillant avec joie, presque avec extase. Bien que cette rencontre ait laissé derrière elle une quantité monstrueuse de cadavres, ce fut une victoire de l'âme russe sur l'armée de Napoléon. Ceci dit, " Borodino ", c'est " du passé ", et aujourd'hui vive la peinture !

La veillée
La veillée

J.R.: Deux questions pour conclure, l’une matérialiste, l’autre psychologique :

Qui achetait vos œuvres en URSS ? Vous en avez vendu depuis votre arrivée en France. Quelle couche sociale les a acquises?

Peignant le petit peuple, il semble logique que votre clientèle se situe parmi les gens ayant peu d’argent : Avez-vous mis vos œuvres à la portée de leurs bourses ?

Une de vos toiles de 1992 s’intitule La Place Rouge. Mausolée de Solomon Rossine : est-ce là un testament spirituel ? Cette œuvre implique-t-elle que la page est bel et bien tournée, que votre exil est définitif ? Et si, en tant qu’artiste, vous aviez la possibilité de transmettre un message aux milliers de gens désireux de venir habiter le monde occidental, quel serait-il ?


S.R.: En U.R.S.S., personne n'achetait mes tableaux : je refusais de les vendre pour une bouchée de pain. Par contre, en France, il est exact que j'en ai vendu quelques-uns. Il se trouve que les acheteurs appartiennent à la classe aisée. Je comprends bien le sens de votre question concernant "la bourse" de mes clients éventuels, mais je ne sollicite personne, je ne fais que fixer les prix...

Par ailleurs, ce n'est pas la Place Rouge qui figure sur mon tableau intitulé La Place Rouge. Mausolée de Solomon Rossine et il n'y a pas non plus de mausolée : c'est une métaphore poétique. La Russie, c'est la pluie, la neige. La Russie, c'est Borodino : c'est la Place Rouge. Peut-on imaginer la Place Rouge sans mausolée ? Cependant, votre remarque est juste : l'association "Solomon Rossine" et "mausolée" pourrait suggérer un "testament spirituel". Mais, à ce stade, le spectateur russe éclaterait de rire et ses liens d'amitié avec Solomon Rossine s'en trouveraient renforcés.

Seuls les Occidentaux peuvent venir vivre en Occident. Un Russe tombe en Occident à la manière d'un grain de blé qu'on jette au vent. Tout le monde connaît la suite de l'histoire : Si le grain meurt, il renaîtra...

¹Le cri : En fait cc détail est extrait d une toile intitulée Le garçon qui chante mais dans le tableau et surtout hors contexte, cette bouche déformée et ces yeux douloureux pris eu gros plan, sont incontestablement un cri !

²La samagonne : Vodka artisanale très forte que les paysans de toute la Russie distillent dans des alambics souvent rudimentaires, à partir de sucre .ou tout autre produit contenant du sucre.

Propos recueillis par Jeanine Rivais (Entretien réalisé au printemps 1994) 

Traduction de Ludmila Cotty.

 

La confession
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