"ARCHEOLOGIE DES PETITS PEUPLES"

De cauchemars éveillés en rêveries apaisées

ou

YANNICK BRUGIERE PEINTRE ET SCULPTEUR

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           Longtemps, Yannick Brugière a foui les arcanes de violents cauchemars d’où émergeaient des personnages semblables à des momies qu'il aurait découvertes dans quelque mausolée ou des cryptes de sinistre mémoire. Toutes des "portraits", les oeuvres de cet artiste étaient conçues dans des bruns lumineux qui s'emboîtaient en solides aplats obtenus par des mixtures de vernis, d'encres, de goudrons et brous de noix ; générant tour à tour des plages de brillants et de mats très proches de ceux de Rembrandt, dont ils avaient la même préoccupation de la lumière. Installées chaque fois sur une oblique brisée par la présence de la tête, ces créatures semblaient noircies par le temps, et le paradoxe consistait pour le peintre à les désincarner ou leur laisser une chair tellement ridée qu'elle ressemblait à de vieux parchemins ; mais à les doter de muscles saillants. Et sur les visages triangulaires dévastés par le temps, apparaissait un autre paradoxe encore plus surprenant : cet aspect ratatiné ne supprimait pas en eux la vie : leurs cheveux étaient abondants, leurs bouches cruelles, et ils étaient terribles avec leurs grands yeux hallucinés.

 

Aujourd’hui, l’artiste semble avoir gagné une sérénité, une confiance en lui, qui l’ont éloigné de ces épouvantes de tous les instants. La peinture léchée, dure et douloureuse a fait place à une œuvre plus douce. Non qu’elle soit moins intellectualisée, mais l’angoisse mortifère est devenue hymne à la vie. Comme si, tout au fond des grottes naguère désespérément explorées, Yannick Brugière avait enfin découvert derrière une porte dérobée, des êtres inconnus ; et s’était mis, avec leur complicité bienveillante, à en raconter l’histoire. Pour la première fois peut-être, l’urgence quasi-pathologique de jeter sur le papier des preuves de sa propre existence a cédé devant l’envie et le plaisir de commencer une autre narration, une saga pleine d’espoir et de fantasmagorie, celle des "Petits Peuples".

"Petits Peuples" à peine ébauchés, tout juste issants de leurs cocons tissés, déposés à même le sol de ces excavations… Placés là nul ne sait par qui… Uniques ou pluri-zygotes. Dominés par de vagues silhouettes confondues en une masse assez imprécise pour être des aspérités accidentellement homomorphes des parois ; ou l’ombre tutélaire d’énigmatiques ancêtres dont les ventres garderaient la cicatrice ovoïdale laissée par l’offrande à la terre de ces étranges churingas. Et, paradoxale en ce lieu clos et sombre, une étendue bleue, informe, lac souterrain ou coin de ciel, éclaire la scène de sa lumière opalescente.

A ce stade primitif de leur vie, ces petites créatures sont lovées dans une gangue douillette telle une poche fœtale ; d’où le peintre les fait émerger imparfaitement formées encore, puisqu’elles sont dépourvues de membres et dotées de visages aux traits mal définis où ne sont remarquables que les yeux noirs sans pupilles. Animé d’une volonté de personnification et de vérité ethnologique, l’artiste en vient à transgresser les deux dimensions picturales ; ajoutant des reliefs, morceaux de bois érodés ou mangés d’insectes, ossements patinés, bribes de textiles, etc. Comme si ce lieu était le creuset où s’accumulaient depuis des millénaires, les objets délaissés par des hordes successives qui y auraient fait halte, hésitant à ces gués intermédiaires avant la grande lumière.

Et peut-être, finalement, les êtres "découverts" par Yannick Brugière, tout juste des enfants mais déjà autonomes, sont-ils la plus récente génération de ces étonnants allochtones, à franchir l’entrée de la grotte vers un monde pour eux inconnu, où ils subiraient une spectaculaire mutation : Enormes têtes cabossées à peine séparées des troncs par des cous épais et courts ; pourvues de microscopiques oreilles et de bouches réduites. Aux yeux plus petits qu’en la phase cavernicole, à cause peut-être de l’intensité de cette lumière trop vive pour ces peuples de l’ombre ? Totalement chauves et glabres. Encore instables sur leurs jambes pataudes terminées par des pieds minuscules glissés dans des godillots trop grands pour eux. Aux corps protégés par des vêtements grossièrement taillés dans des morceaux de jute, parfois étonnamment rehaussés de dentelles. Le tout maculé d’ocre, accumulée sans doute lors de leur gestation. Si tendres, si naïfs dans leur étrangeté ; si profondément humanoïdes déjà…

 

Ainsi, Yannick Brugière explore-t-il de nouvelles arcanes d’une civilisation toute neuve qui, sans être contradictoire, est complètement antithétique de celle qui l’a si durablement bouleversé. Inventeur d’une légende éminemment personnelle, il donne corps à ces petits êtres qui ont d’abord peuplé son esprit et son imaginaire, et envahissent désormais son atelier. Perplexe et amusé mais profondément préoccupé d’originalité et d’authenticité, il mélange à l’envi sciures, glaises, papiers mâchés, sable et colle ; déniche les terres qui, par leurs couleurs, corroborent l’existence souterraine de ce peuple ; invente des liants qui donnent à ses compositions des airs solides et les rendent "viables"…

Ce faisant, ayant éliminé les dessins précis et cruels de naguère, Yannick Brugière, en est venu à une peinture puissante, expressionniste, dont la vigueur témoigne d’un savoir-faire à l’unisson de son dire. Où la préoccupation essentielle est la progression vers la lumière, moteur de sa propre émergence, par le truchement de celle de ses créatures. Générée au moyen de sous-couches longuement élaborées qui font vibrer les épaisseurs finales blanc ocré. Où la matière, en somme, EST l’histoire au lieu de la servir. Parallèlement, il en est venu à une sculpture dont les formes brutes sont proches des origines de l’Art, profondément humaine et tendre ; à la fois ludique et grave ; poétique ; mélange de magie, de primitivisme et de merveilleux.

Travaillant sans relâche pour parvenir à la fusion idéale de ces deux formulations artistiques qui se croisent, se complètent tout en préservant leurs différences, la démarche de cet artiste parti à la découverte d’une civilisation porteuse de ses rêves, de ses fantasmes, ne rejoint-elle pas l’utopie des archéologues fous, ceux dont les yeux sont empreints de la silhouette de la Cité perdue qu’ils sont "sûrs" de trouver un jour ?

                                                                                               Jeanine RIVAIS.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT LORS DU FESTIVAL D'ART HORS-LES-NORMES DE PRAZ-SUR-ARLY DE 2002.