A quelles familles picturales appartient C. K. Lassiter ? Quelles tendances suit-il ? Est-il en communauté avec Dürer ? Avec Picasso, comme il l'affirme ? Un peu avec le premier, par la précision, la finesse du trait, les variations sur les proportions du corps humain ; un peu avec le second par son caractère touche-à-tout, les risques qu'il prend en s'essayant aux techniques les plus diverses et les étonnantes métamorphoses graphiques et picturales qu'il fait subir à ses personnages. D'une aquarelle à l'autre, ce va-et-vient provoque le visiteur surpris dès l'abord par le relief et la brillance du travail effectué sur le papier, conséquence des expérimentations bien particulières de l'artiste : pour certaines oeuvres, les contours dessinés ou grattés dans la cire, fondue sur une feuille, ont la translucidité de l'albâtre. S'il veut différemment jouer sur les transparences, Lassiter utilise du papier de riz ; couvre le verso de peinture blanche, créant ainsi un fond laiteux qui, par la différence de ton, fait ressortir le blanc de la feuille, et accentuera la netteté des lignes qu'il va y dessiner.

         A partir de là, il peut donner libre cours à ses délires, découper son espace, créer des distorsions, ajouter des collages, étaler des couleurs fondues, diluer des encres, placer de guingois ce qui devrait être droit, insister sur un détail a priori minime, négliger un signe décisif, pour arriver comme autrefois  -à propos des images pour enfants - à poser  la question : "Où est cachée la tête ?" : Car, ce qui de loin "est" un triangle peut, à mesure que s'approche le visiteur, devenir un animal très allongé à la manière des sculptures asiatiques ; ou les écailles vues en plongée d'une carapace de tortue ; etc. Ce travail de kaléidoscope multiplie en fait, les ouvertures, car la "bête" horizontale est, en losange, assurément un cavalier et son cheval ; à la verticale, un épouvantail bras et jambes écartés... Ce côté ludique du travail de C. K. Lassiter autorise les appréciations les plus subjectives, amène le spectateur à créer son "happening" personnel, suivant l'angle sous lequel il regarde l'oeuvre ! Néanmoins, quel que soit son parcours,  il parvient presque toujours à un "portrait" : Et, dans ce cas, deux extrêmes s'affrontent (ou se complètent) : portrait découpé à lourds traits noirs, visage-mufle presque animal, surligné de plusieurs couleurs, yeux vides, tristesse profonde. Ou, portrait enturbanné, d'une exquise délicatesse, port de tête aristocratique, moustache conquérante !...

     Sur le point de partir vers l'oeuvre suivante, le visiteur découvre soudain que le menton volontaire est tatoué d'une sorte de petit animal ; que dans les replis du turban se drapent des êtres étranges ; que pris par l'évidence, il a omis maints signes minuscules mais omniprésents, maintes micro-formes très linéaires à l'origine de l'impression de mouvement ressentie inconsciemment. Lui qui pensait avoir été assez attentif pour appréhender l'oeuvre dans son entier, constate qu'il a été incapable de focaliser son attention sur ces éruptions de formes qu'il avait en fait intégrées à l'ensemble. Et le voilà contraint d'admettre qu'il est revenu à la question de départ : Où est la tête ?

     Mais peut-être faudrait-il plutôt demander : qu'a donc dans la tête C. K. Lassiter qui, l'air de ne pas y toucher, livre à autrui ses fantasmes, ses rêveries délirantes, des sortes de conflits spatiaux enfouis dans ses portraits-prétextes ; revient effectivement, au plan formel, à Picasso en exigeant de l'observateur ce qu'Ehrenzweig appelait "l'oeil baladeur que suppose le cubisme" (1) ; met chacun au défi de découvrir l'affinité cachée entre ces portraits aux compositions somme toute classiques et leurs substructures complexes : aller au-devant de l'évidence, constater que cette fragmentation superficielle n'est qu'apparente et recouvre en fait une cohérence profonde !

Jeanine RIVAIS

 

(1) : "L'Ordre caché de l'art" : Anton Ehrenzweig. NRF. Ed. Gallimard.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1995 ET PUBLIE DANS LE N° 43 D'OCTOBRE-DECEMBRE 1995  ET DANS E N° 58 DE SEPTEMBRE 1996 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.

 

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          Which pictorial families does C.K. Lassiter belong to ? Which tendencies does he follow ? Is he, as he says, in community with Dürer ? Picasso ? A little with the former, by the precision, the line-delicacy, the variations on the proportions of the human body ; a little with the second by his roving spirit, the risks he runs by testing all possible graphic ways and the surprising pictorial metamorphosis he has his figures submitted to. From a water-color to the next, that return-trip challenges the visitor who is, from the first, surprised by the relief and brilliancy which shape from the artist's very special techniques on paper. Sometimes, the outlines drawn or scratched in wax, melted on the paper-leaf, have an alabaster translucency. If he wants to play differently on the transparencies, Lassiter uses rice-paper, covering its back with white paint. Thus, he creates a milky cloth and, by the difference of tints, brings the leaf-whiteness out, which will later emphasize the line-sharpness.

          The canvas being "ready", the artist may let his mind wander freely, cut his space out, create distorsions, paste different materials, spread melted colors, water inks down, set awry what should be straight, insist on some a-priori trifling detail, neglect or hide a decisive sign, as if he finally wanted -like on former kids'pictures- everybody to wonder : "where is the head" ? (¹)

          For, as the visitor comes nearer, what looked, from a distance, like a triangle, may become some long animal resembling an asiatic sculpture, or a turtle-scale seen from above… That kaleïdoscopic work multiplies the "openings" : in a lozenge, the "horizontal beast" turns into a horseman and mount ; vertically, it is a scarecrow with its arms opened… This play-acting authorizes the passer-by to the most subjective appreciations, and leads him to create his own "happenings", according to his angle of vision. Nevertheless, whatever his "journey", he comes most of the time to a "portrait" in which two extremes face or complete each other : portrait cut out with heavy black outlines, animal-like muzzle-faces accentuated by several coloured lines, empty eyes, deep sadness. On the other hand, turbaned portraits, with exquisite daintiness, aristocratic head, walrus mustache ! 

          On the point of leaving for the next work, the visitor suddenly discovers that a tiny animal is tattooed on the firm chin : that some strange beings  are wrapped in the turban-folds ; that drawn by evidence, he missed several small but omnipresent signs, numerous very linear microforms which generate the sensation of movement he had unconsciously "felt". He, who thought he had been attentive enough to appraise the whole picture at once, was in fact unable to focus his attention on these eruptions of forms which he had integrated to the general effect of the picture. Therefore, is he back to the start, to the question : Where is the head hiden ? (¹)

          But, it might be righter to wonder : "What lies in Lassiter's mind" when, in a detached manner, he confides his phantasms, his delirious dreamings, some kinds of concealed space-conflicts, to whoever is interested ? With his "pretext-portraits'', he sure enough comes -on a formal basis- back to Picasso, by demanding from the observer, what Ehrenzweig used to name "The roaming eye inferred by Cubism'' (²) : This way, he dares everyone to uncover the hidden affinity between these apparently classical portraits and their intricate substructures ; to go beyond evidence and establish that this surface-dividing is only apparent : "dig", to come to his deep coherence. 

Jeanine RIVAIS 1995

 

(¹) The visitor, who is rather aged, thinks of the little game of his youth, when he could see a big tree, for instance, and starting searching for a hidden thing, finally discovered it at the crossing of two branches, in the nest, or under a group of leaves… 

 

(²) "The hidden order in Art" : Anton Ehrensweig : NRF Gallimard.