KIM DUKAT

(peintre,auteur,compositeur, interprète)

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS 

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          Jeanine Rivais :  Kim Dukat, tu es née en 1941 ; tu échappes à l'Holocauste dans lequel disparaissent ton père et presque toute ta famille. Tu en seras marquée à jamais et garderas en toi une angoisse latente qui te fera douter, hésiter chaque fois que tu seras sur le point d'entrer dans une nouvelle phase de ta vie. Raconte-nous ton enfance.

          Kim Dukat. Je suis restée pendant toute la guerre à Sully-sur-Loire, où le maire et sa femme m'ont cachée. Ma mère ignorait si mon père, porté disparu, était toujours vivant ? Sa soeur, déportée lors de la rafle du Vel'd'Hiv' lui avait confié ses deux enfants au cas où elle ne reviendrait pas. Elle est morte en déportation.

          En 1946, quand ma mère -devenue officiellement veuve- m'a reprise, elle s'est retrouvée rue Relier, à Paris, avec trois enfants à charge. Elle a épousé le mari de sa soeur qui, de mon oncle, est devenu mon père adoptif.

          Notre appartement donnait sur l'école où j'obtenais toujours le Prix d'Excellence, parce que j'étais très studieuse. J'adorais l'école. Je décorais mes cahiers, faisant dessus des collages avec des papiers gommés, des objets divers. Les professeurs appréciaient cette recherche et me mettaient toujours "10"!

          Malheureusement, lorsque j'ai eu treize ans, mon père adoptif est tombé gravement malade. Nous étions alors quatre enfants. Mes parents ont décidé que les trois aînés iraient travailler. C'est ainsi que je me suis retrouvée apprentie-vendeuse dans un magasin de gants en gros !

 

          J.R. Toute ton adolescence, tu pleures ta soif des mots : désir d'étudier, rage d'être confinée par ton milieu familial dans une ambiance culturelle trop pauvre à ton goût. Résume-nous tes aspirations.

          Kim Dukat. Dans ce magasin, je devais travailler très dur, livrer des ballots de gants ; servir les clients ; comme Cosette nettoyer le sol chaque soir. Le seul moment de détente était le "tea-time" de la  gérante qui avait vécu en Angleterre. La vie que je menais était absurde, ridicule, triste à mourir. Je pleurais tous les soirs, car ce magasin où j'avais été placée contre mon gré ne correspondait pas du tout à mes aspirations ! 

          Mes aspirations étaient d'ordre artistique. Je me suis inscrite à un cours de danse folklorique, en cachette, parce que mes parents pensaient -comme la plupart des gens de leur génération- que le destin d'une fille était de se marier. Ils vivaient dans l'incompréhension la plus totale de mon désir d'étudier, de me sortir de ces tâches quotidiennes. Je voulais m'inscrire dans une école de sténo-dactylo, pensant que mon amour des mots y trouverait son compte. "Etre secrétaire" devenait, dans ma tête, l'équivalent d'être "ministre". Le refus de mes parents m'était insupportable ! Je n'arrivais à projeter aucun avenir, puisque cette situation me paraissait sans issue !

 

          J.R. Pour conjurer tes incertitudes et retrouver tes "racines", tu pars dans un kibboutz et te retrouves à Tel-Aviv. Raconte-nous ces péripéties.

          Kim Dukat. J'ai fini par avoir, en cadeau de Noël, une machine à écrire. J'ai appris, seule, à taper et, seule également, à écrire la sténo, ce qui était très difficile. L'attrait de ces exercices venait de ce que ces petits signes ressemblaient à des dessins.

          Entre temps, la gérante m'avait envoyée passer mes vacances chez ses amis anglais, un couple sans enfants. J'avais quinze ans. Pour la première fois, j'ai vu des tableaux à la National Gallery. La découverte de l'image a été, pour moi, une vraie révélation. A mon retour à Paris, la gérante m'a conseillé d'apprendre l'anglais' et de voyager. A dix-sept ans, j'ai réussi un concours de sténo-dactylo au Ministère des Affaires Etrangères.

          Deux ans après, je suis partie en vacances en Israël, sur un vieux rafiot qui effectuait son dernier voyage. Coup de coeur pour ce pays...

          A mon retour, mon chef, étonné par ma demande de démission, m'a proposé un poste de secrétaire à l'Ambassade de France à Tel- Aviv. C'est ainsi qu'après quelques mois passés à travailler dans un kibboutz, je me suis retrouvée secrétaire du Consul de cette ambassade.

          En 62, j'ai rencontré François Truffaut, venu présenter "Jules et Jim" au foyer culturel. Sur ses conseils, j'ai créé une petite troupe, le Théâtre de Poche. Mon envie de dire des mots, de faire du théâtre, était jusqu'alors quelque chose d'abstrait. En parlant avec Truffaut, j'ai compris que cette envie pouvait se concrétiser.

          A la librairie, j'ai découvert "Paroles" de Prévert. Coup de foudre ! Avec des mots simples, quotidiens, on pouvait donc exprimer des sentiments profonds ? J'ai appris des textes de Prévert et j'ai commencé à les dire en lever de rideau de mes spectacles : C'est ainsi que je suis "entrée en poésie". Truffaut avait tout de suite compris mon besoin de mots et d'images. Il m'a ouvert l'avenir et nous avons correspondu pendant quinze ans.

 

          J.R. Revenue en France, le besoin absolu que tu ressens de références culturelles, te projette successivement ou simultanément dans une quête de mots. Est-ce à cette époque que tu découvres le jazz ?

          En tout cas, la redécouverte de Prévert t'entraîne dans une frénésie de collages dont tu mettras plusieurs années à "te libérer".

          Parle-nous de ta démarche.

          Kim Dukat. J'ai découvert le jazz en 1964, les plus grands musiciens et surtout Louis Armstrong : tout le jazz est dans sa voix.

          Enchaînons sur Prévert et les hasards, puisque je cherche et j'avance par bouleversements successifs. J'ai vu, dans une toute petite galerie, des collages de Prévert. Second coup de foudre !

          Rentrée chez moi, je me suis mise à faire des collages : d'abord des collages surréalistes, à partir d'images existantes, des re-créations d'images. Je découpais, aussi, des formes dans des surfaces de gouaches, que je mariais avec du colorflex. Ce qui me plaisait, c'était le mélange de la matière mate de la gouache et de la brillance du colorflex. C'est ainsi que j'ai réalisé "Les Etats d'âme de la femme".

          Ensuite, j'ai pris des cours d'astrologie qui m'ont "ouvert la tête". J'ai étudié sur cassettes toutes les variantes de cette science, et je me suis mise à créer les signes du Zodiaque : Je froissais des feuilles d'aluminium, je les défroissais et les recollais sur un fond de "papier cosmique". J'ai ainsi réalisé les douze signes du Zodiaque et, sur les conseils de mon astrologue, envoyé de nombreux dossiers de presse. J'ai été contactée par Philippe Bouvard qui m'a invitée à son émission "Passez donc me voir". Mes collages ont été placés en arrière-plan du plateau parce qu'ils lui plaisaient beaucoup. Cette "première télé" a été, pour moi, à l'origine de nombreuses expositions.

 

           J.R. Parallèlement, la comédienne, organisatrice de quelques prestations en Israël, se lance dans une carrière d'auteur-compositeur-interprète qui est un joyeux pot-pourri de parodies, jazz, accordéon, one-woman-shows, etc. Est-ce le besoin de "dire les mots" qui t'entraîne dans cette aventure où tu es, actuellement, totalement investie ?

          Kim Dukat. Oui, parce qu'on peut "dire" avec des mots, avec la peinture, avec la musique. Ecrire, peindre ou chanter, c'est une existence vouée à l'art. La création, c'est le moteur de ma vie. Ce que je veux, c'est communiquer des émotions, créer une atmosphère. C'est la raison pour laquelle j'ai intitulé mon one-woman-show "Atmosphère..."

 

          J.R. : Là, tu rends hommage à Arletty, dont tout le monde connaît la fameuse phrase!

          Kim Dukat. Bien sûr. Elle était, d'ailleurs, l'égérie de Prévert et la boucle se boucle de façon étran¬ge, puisque parallèlement à mes chansons età mes sketches comiques, je lui rendais hommage : J'ai rencontré Fanny Vallon qui s'occupe des "Prix Arletty du théâtre". Elle m'a permis de participer avec des acteurs de grand talent, à un spectacle au cours duquel j'ai chanté devant Arletty et le tout-Paris, une de mes chansons intitulée  "Hôtel de la joie".

 

          J.R. : Tu te lances dans la peinture et projettes sur la toile taches, papiers, portraits de jazzmen, etc. Parfois même, tu y intègres des instruments de musique en relief, et "Glove", cette main obsessionnelle ! Cette partie de ton oeuvre est celle que je préfère, pour sa "violence", l'indépendance d'esprit que tu y manifestes. Elle est un cri, le seul aspect de ton travail où tu sois "seule". Es-tu d'accord avec cette analyse?

          Kim Dukat. Oui! Pour moi, le jazz est mouvement et couleur. Chaque toile est une manière d'improviser sur des instruments différents, trompettes, saxophones, pianos... que j'incorpore dans mes assemblages. C'est ma façon de swinguer. Les toiles sur le jazz se chargent d'une foule de détails, de superpositions, de déchirures d'affiches, de graffiti. J'aime également réaliser des photos-montages : Je vais dans des clubs de jazz et je photographie des jazzmen. J'ai ainsi des documents fantastiques, notamment d'Archie Shepp que j'ai photographié lors des répétitions du spectacle Black Ballad réalisé par Franck Cassenti à la Villette.

          J'ai fait, au Grand Palais, dans le cadre de Figuration Critique, une exposition qui était un hommage à Archie Shepp.

 

          J.R. Car, la plupart du temps, tu reviens à ton obsession des références culturelles. Après Prévert, tu t'"appuies" sur Van Gogh, Picasso, Matisse. J'ajouterai Cocteau. Pourquoi eux ? Et pourquoi te sont-ils si nécessaires ?

          Kim Dukat. Ils me sont absolument nécessaires à cause de mon enfance et de cet immense vide culturel. Le manque s'est transformé en boulimie, en besoin de comprendre, de savoir, l'impression de devoir compenser l'absence d'études, le sentiment de faire bascu1er ma vie, en apprenant constamment, en comprenant pourquoi les peintres ont créé leur oeuvre, en fouillant leur vie par rapport à cette oeuvre, en allant au musée, en écoutant : à force d'écouter, toute cette culture finirait bien par "s'inscrire dans ma tête".

          Je suis tombée sur la Vie de Van Gogh d'Henri Perruchot. J'étais très émue de penser que cet être qui n'avait, durant toute sa vie, vendu qu'une seule toile, les vignes rouges, avait dû se suicider. Je me suis mise à regarder de façon presque religieuse tous ses tableaux, cette explosion de couleurs ensoleillées. C'était comme s'il "vivait" pour moi, je suis allée en pèlerinage à Auvers-sur-Oise, puis à Arles...

          Et nouvelle ironie du sort, vingt ans après, je me suis retrouvée à Arles dans l'ancien hôpital Van Gogh transformé ce soir-là en cabaret, devant un jury de la SACEM et de la SACD. Des comédiens présentaient leurs créations. J'ai présenté Kimo/ser/es. Il s'est produit une chose fantastique : Je retrouvais sur scène Van Gogh que j'aimais, et je me suis complètement décharnée dans ce spectacle très surréaliste, basé sur la folie: j'ai obtenu le Prix du Jury de la SACEM et de la SACD !

          Picasso, c'est le papa. De ses oeuvres, les périodes bleue et rose m'ont beaucoup impressionnée, mais en étudiant ses recherches cubistes, j'ai senti qu'elles donnaient aux autres, même s'ils ne savaient pas peindre, le sentiment de pou¬voir "faire quelque chose". C'est lui qui m'a donné l'envie de peindre et je l'ai appelé "Papa-Picasso-Passion".

          Matisse, ce sont les couleurs, l'apaisement, c'est luxe, calme et volupté. En fait, c'est l'opposé de Picasso.

           Quant à Cocteau, c'est le symbole de la douceur. Devant ses profils qui sont d'une immense tendresse, d'une immense douceur, je me disais : "Si je pouvais un jour dessiner de tels profils..."

 

          J.R. Blues : et le bleu, bleu-Matisse, bleu-Klein, blues-tristesse : cette partie de ton oeuvre picturale, plus culturelle, totalement référencée, me semble en retrait de ton oeuvre de jazz : sage, "esthétique", "réconciliée". Tu as le droit de ne pas être d'accord. Dans ce cas, défends-toi !

          Kim Dukat. Je suis d'accord, parce que j'aime les extrêmes! Le jazz symbolise la pulsion vitale et virile et le blues l'infinie tendresse, l'infinie féminité. Pour moi, les "Vénus-blues" sont des femmes primitives qui se laissent aller au rythme de la musique ; elles sont "bleues" parce qu'elles ont des "bleus à l'âme". Cette période correspondait à un passage de ma vie où j'avais moi-même véritablement le blues. J'ajoute parfois un instrument de musique jaune, qui illumine la toile. Ces Vénus-blues sont bien, en effet, aux an¬tipodes de mes toiles sur le jazz.

 

          J.R. Oui, effectivement, et ce qui m'inquiète, c'est que tu sois passée de la violence à la douceur et non l'inverse. Peut-on penser que c'est le calme avant la tempête ?

          Kim Dukat. Non, parce qu'entre temps, j'ai fait beaucoup de dessins à l'encre de Chine sur les musiciens de jazz : ce sont des improvisations. C'est une façon "jazz" de m'exprimer, rapide et rythmée, une expression d'un moment sur les musiciens et les femmes, des états d'âme, des impressions, des expressions, des "improvisations jazzistiques".

 

          J.R. Et pour boucler la boucle, tu écris un texte porteur de fantasmes, rêves, métamorphoses, anamorphoses, scénario autobiographique, où tu t'engages enfin dans l'écriture de ces mots pour lesquels tu as pleuré si fort ! A quelle nécessité correspond cette "Vénus-Blues" écrite ?

          Kim Dukat. C'est une sorte de scénario, de roman romanesque, une ballade, un blues...

L'histoire d'Eva M. est construite comme un rêve. Une image suscite un souvenir et un souve¬nir engendre un autre récit.

          Passionnée, Eva est folle de l'amour fou. Elle traverse les pays et ses personnages avec pour dessein la révélation de sa propre image.

          Elle raconte sa naissance au bord de la Mer Rouge et sa renaissance sur l'Ile de Beauté, l'Ile aux mille parfums.

          De ses voyages initiatiques, de ses métamorphoses successives et de ses amours "extrêmes", naîtront la Vénus blues et sa vocation de peintre.

          Sténographie des sensations... mouvement... explosion... -couleur des "bleus à l'âme"-.

          Je porte cette histoire en moi depuis de nombreuses années, et c'était pour moi une nécessité absolue de l'écrire un jour. Je l'ai soumise à Daniel Ivernel qui l'a beaucoup appréciée et à Franck Cassenti qui a promis de la préfacer dès que nous aurons trouvé un éditeur. Et le rêve ultime, c'est le film...

 

          J.R. Pour terminer, je voudrais évoquer ton lieu de travail et de vie : murs tapissés de lettres-messages-photos de tes "référents" et de tes oeuvres picturales : As-tu besoin de tous ces témoignages et de ces preuves pour te convaincre que tu as enfin trouvé la forme, l'image, le mot ?

         Kim Dukat. Oui. C'est en fait un décor de théâtre. Il servira peut-être de décor pour le spectacle de la Vénus-blues. C'est un lieu où je peux chanter, jouer, peindre, écrire et surtout rêver, car, au fond, je ne suis qu'une  rêveuse.

 

 

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1992 ET PUBLIE DANS LES N° 290 DE JUIN 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE ET DANS LE N° 14 D'AVRIL-JUIN 1995 DE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.