FLORENCE MARIE, ARCHEOLOGUE SINGULIERE DE SA CREATION HORS-LES-NORMES

Entretien avec Jeanine Rivais

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Florence Marie, auteure de cette époustouflante création, au centre de Honfleur
Florence Marie, auteure de cette époustouflante création, au centre de Honfleur

Cet entretien a eu lieu en 2002. Onze années ont passé, depuis, au cours desquelles Florence Marie, cernée de toutes parts par des constructions citadines, a continué à défendre bec et ongles son site prestigieux, et à en pérenniser la richesse picturale et sculpturale. Plus de vingt ans à œuvrer !!! N'est-il pas temps de saluer ce grand courage et cette créativité sans limites ?

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L'Allée des Initiés qui mène à la grille majestueuse
L'Allée des Initiés qui mène à la grille majestueuse

Jeanine Rivais : Florence Marie, parlez-nous de vous, de votre enfance ?

Florence Marie : Je suis née au Havre dans une famille désunie. J'ai désormais remisé mon enfance au second plan , et je ne veux pas en parler.

 

J. R. : C'est dommage, car elle explique assurément la violence parfois, la profondeur toujours de votre œuvre peinte et sculptée, la volonté où vous vous êtes trouvée, de créer de toutes pièces ce lieu où vous vivez aujourd'hui ! Et sans doute n'est-elle pas complètement effacée ?

F. M. : Certes non !

 

J. R. : Oublions donc l'enfance et dites-nous comment vous en êtes venue à la peinture ?

F. M. : J'ai écrit depuis toujours. Sans jamais rien montrer ni essayer de publier, Et puis soudain m'est venue l'envie de peindre : Une des premières toiles a été réalisée sur des partitions de musique. Elle était intitulée "L'angoisse du compositeur". Sur ces partitions chiffonnées, apparaissait une petite figure que je n'ai jamais pu définir : elle a une tête de poisson, les bras coupés. Je l'ai faite une nuit, vers quatre heures du matin, en une demi-heure !

Je peignais n'importe où ! Trois mois après, ces peintures étaient exposées : j'étais entrée dans une librairie qui exposait des toiles sur ses murs. J'ai demandé à la libraire pourquoi elle exposait ainsi des peintures ? Je ne sais pas trop ce qui m'a pris, je lui ai parlé des miennes ! Elle m'a dit : «Il faut voir…» Elle est venue et elle a emporté une quinzaine de toiles.

C'est donc ainsi que je suis devenue peintre. Un virage s'est opéré lors de l'exposition à l'Hôtel de Ville du Havre où le Directeur voulait des grandes toiles. Puis le Palais Bénédictine… il y a eu ensuite une période de pastels, de médiums…

En arrivant à La Forge, j'ai recommencé à récupérer des volets, des caisses, des cartons de fleurs, des carrelages, etc. Récemment, j'ai eu envie de peindre sur des supports traditionnels. Et j'ai commencé une série d'œuvres noires et rouges, très structurées. Elles sont complètement différentes des précédentes, dont certaines peuvent donner l'impression qu'elles ont été bâclées. Pourtant, il n'en est rien. Simplement, elles sont jetées sur la toile, et j'éprouve le besoin de les laisser ainsi. Pourtant, malgré le plaisir pris au cours de ce travail, j'ai quitté cette période particulière où je passais une dizaine de couches, jusqu'à ce que ce que j'aie enfin le sentiment que la matière était en accord avec le sujet. J'ai une sorte de désir très profond que tout soit en harmonie : le symbole, le sujet, la matière. Par exemple, j'ai repris plusieurs fois "Les Anges" que vous voyez sur le mur du fond du jardin. Ils sont noirs, maintenant. Mais avant que je comprenne ce que je voulais qu'ils expriment, ils ont été verts, roses…

L'entrée monumentale
L'entrée monumentale

La Forge est la synthèse d'une enfance retrouvée. J'ai plein de grotesques partout ! Pierre Souchaud l'avait très bien vu : Il avait choisi, pour illustrer l'article qu'il a publié voici quelques années, dans un numéro du précédent Artension, "Epiphanie et la luxure". Je peux traduire par des toiles comme "Les Noces rouges" qui est au fond de l'atelier, une partie de ma vie..

Par ailleurs, j'ai pu satisfaire en toute liberté, en ce lieu, le goût que j'avais pour l'étude, la lecture, la musique ; Je me réveille avec l'envie de peindre, de sculpter. Comme en plus j'aime beaucoup travailler sur de belles toiles, avec de très belles huiles ou de très bons pastels, je ressens un véritable bonheur à me trouver devant des formats immenses .

Pourtant, ceci n'est pas contradictoire avec ma recherche dans les poubelles : ce mélange de raffinement et de brutalité me convient.

 

J. R. : Au fait, comment êtes-vous arrivée à La Forge ?

F. M. : je suis revenue en Normandie, pays de mon enfance, pour y retrouver mes racines.

 

J. R. : Nous sommes dans votre jardin, clos de toutes parts, au point qu'il apparaît tel un ventre chaleureux, dans lequel, comme vous le racontiez tout à l'heure, vous avez laissé éclater vos fantasmes les plus fous, vos pulsions les plus violentes ! Partout, nous trouvons des fresques composées de personnages dans des interactions inattendues. Commençons par celle qui est la plus près du portail. Parlons de ce que j'avais pris pour une femme-contrebasse, et dont vous me dites qu'il s'agit d'un homme. Il est vrai qu'une fois perçu ce chapeau rouge que vous évoquez, il est incontestablement un homme… Et de plus, vous déclarez que ce personnage est récurrent dans votre œuvre.

F. M. : En effet. Pour moi, il s'agit bien d'un homme, et qui crie derrière cette femme-sphinge. Il l'appelle ou il court derrière elle. Et le chapeau rouge est un chapeau de fou.

Au cours de son périple, le visiteur va côtoyer d'étranges bestioles
Au cours de son périple, le visiteur va côtoyer d'étranges bestioles

J. R. : Mais la queue de cette sphinge est une tête, vous avez donc un personnage bicéphale ! Vous avez fait l'une des têtes (celle qui est logiquement à sa place) rectiligne, presque une figure géométrique ; l'autre complètement arrondie. Pourquoi cette disparité ?

F. M. : Je n'en sais absolument rien ! Je suis désolée de ne pas vous donner des raisons précises pour chacun de mes choix. Je travaille spontanément, et ne m'explique pas tout. Une chose est sûre : l'homme crie après cette femme dont je n'avais vraiment pas pensé qu'elle soit bicéphale. Je la voyais, dans un fantasme peut-être d'androgynie, avec une tête et une queue… L'homme crie, est-ce de désir ?

 

J. R. : Oui, nous sommes dans un paradoxe, car cette tache noire (qui, s'il s'agissait d'un instrument serait l'ouverture destinée à faire vibrer l'âme de la contrebasse, et figure peut-être le nombril de l'homme) est une béance, comme si c'était lui qui était offert, alors que, selon la connotation traditionnelle, il est supposé «prendre» ?

F. M. : J'ai simplement pensé qu'il avait un centre vide. Cette sphinge est rééquilibrée par la présence de la chouette (j'ai réalisé beaucoup de chouettes sur ces murs). Elle a une immense chevelure que l'on retrouve chez beaucoup de mes femmes. C'est un personnage gai, contrairement aux sphinx qui sont sur d'autres murs, et qui sont énigmatiques comme le veut leur définition.

De toutes façons, cette fresque est un nocturne : vous voyez la lune, l'étoile morte. Bien sûr, en cours d'exécution, j'ai pensé à Nerval, car j'ai représenté «le luth constellé», «le soleil noir de la mélancolie», «l'étoile (qui) est morte», «la tour»…

«Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,

Prince d'Aquitaine à la tour abolie,

Ma seule étoile est morte et mon luth constellé

Porte le soleil noir de sa mélancolie…»

Vous avez tous les éléments de ce poème sur ces murs ! Pas forcément, d'ailleurs, sur le même tableau.

Bâtisse impressionnante avec ses multiples vitraux : la chapelle
Bâtisse impressionnante avec ses multiples vitraux : la chapelle

 

J. R. : Parlez-nous des éléments qui jalonnent cette sorte de saga se poursuivant de mur en mur ; et lui donnent un «sens»…

F. M. : Vous avez la fleur bleue qui pousse sur le Chemin des Initiés. Je sais que le mot «fleur bleue» est devenu kitsch, et très affaibli, mais l'origine en est chez Novalis : la fleur bleue, l'amour mystique par opposition à l'amour charnel. Il y a ici, beaucoup de témoignages de cette lutte entre amour mystique et amour charnel.

Il y a également la tortue (moi, bien sûr), avec sa sagesse, sa lenteur, et qui porte sa maison sur le dos ; poursuivie par un personnage de guingois : le crabe…

Nous pouvons continuer par les Parques derrière leur machine, et entrer ainsi dans la mythologie. Et puis, destiné à veiller sur le lieu, un ange. De la couleur de l'aluminium… Mais il n'est pas terminé non plus.

Au dos de l'ange, j'envisage, comme toujours son contraire : un diable noir. J'espère poser ainsi la question de la bestialité.

 

J. R. : Diable en gestation… Le mal en gestation. Il est toujours en gestation dans votre œuvre, toujours en train de se chercher…

F. M. : Il me donne en tout cas beaucoup de mal. La face ange a été très facile, mais avec son antithèse, je n'arrive pas à être satisfaite de ce que je crée.

Le Diable, c'est-à-dire, en philosophie, le plus vieil ami de la connaissance, laquelle est le thème de La Forge, sous le signe de l'Oeil vert… Mais, si je sais absolument qu'il aura trois cornes, je ne sais pas trop ce que je veux signifier par là ! Satan trismégiste (tri, trois fois grand)… Je sais qu'à un moment, la forme va jaillir, mais, comme cela s'est produit pour la scène du lavoir où nous irons tout à l'heure, j'ai beaucoup de mal ! Pour l'ange, j'ai trouvé l'échelle chez un ferrailleur. L'échelle entre la terre et le ciel, l'aluminium symbole de légèreté ; et ce diadème qu'ont toutes mes femmes.

Une partie du mur d'enceinte, couvert de peintures et de sculptures
Une partie du mur d'enceinte, couvert de peintures et de sculptures

J. R. : Revenons brièvement à un fragment de notre conversation de l'autre jour, où vous vous étonnez que des gens vous assimilent à l'Art brut. Quand je vous entends parler, réfléchir comme vous venez de le faire sur votre création, il me semble invraisemblable que l'on puisse faire l'amalgame. Et une fois encore, je me demande comment l'on a pu abâtardir une expression aussi connotée que ce mot «Art brut», pour l'employer à tort et à travers : En fait, quiconque ne produit pas un travail léché et académique «fait de l'Art brut» (Ah ! cette expression «faire de l'Art brut» !). Il est évident que vous n'avez rien de commun avec cette création spontanée ; que chaque étape de la vôtre est longuement, intuitivement, sentimentalement et philosophiquement réfléchie. Même lorsque, comme pour cet ange, vous savez d'emblée ce que vous allez faire. Aucun élément rencontré lors de la circumnavigation que nous effectuons dans ce jardin, n'est à considérer isolément : chacun est, dans une logique psychologique et artistique, une étape de l'ensemble !

Si je me souviens bien, vous avez commencé par la fresque immense qui couvre le mur de droite. Quand on a, comme tout un chacun, un jardin banal, comment se détermine-t-on à commencer une telle création ?

F. M. : Ce jardin classique, entouré de murs a été, en effet, le point de départ ! J'ai eu envie de faire une fresque. Ce que je n'avais jamais fait. Mon fournisseur qui était à Fécamp, vendait, pour des raisons de difficultés à s'approvisionner dans certaines marques, tous ses acryliques verts. Il y en avait au moins cinquante tubes que j'ai eu pour une somme très modique. C'est pourquoi je m'amuse beaucoup quand on me parle de «concept-nature», etc. C'était aussi ma première grande peinture de couleur vive. Mes premières toiles étaient noires ; les suivantes contenaient des rouges sombres, au point que la première personne qui a écrit sur mon travail parlait de «souffrance muette»…Et soudain, ce mur éclatait…

Vous y retrouvez, dansant au milieu des flammes, l'homme-contrebasse de tout à l'heure, coiffé de son bonnet de fou, appuyé à une sorte de totem et entouré d'animaux qui fuient…

 

J. R. : Et nous en venons à la partie centrale, qui me paraît tout à fait symbolique, reliant les différentes «étapes» du parcours : c'est le «chemin» qui mène de l'entrée jusqu'à ce tunnel que nous allons évoquer dans quelques instants. Qui «mène à», mais qui est fermé par une grille/visage. L'intention est donc double : la porte est à claire-voie, mais en même temps fermée. Il va falloir "la contourner», en somme entrer «quand même», pour découvrir les arcanes de votre création ! Cela corrobore mon impression première, qu'il faut «mériter» ce lieu, s'en pénétrer, en forcer l'esprit en somme !

Par ailleurs, il faut également aller «au-delà de l'arc-en-ciel», pénétrer ce faisant dans un autre monde, à la fois ludique et profondément mystique !

Nous longeons maintenant des sortes de «gardiens» qui bordent ce chemin. Ils sont faits d'écorces burinées par les intempéries, qui les font ressembler à des êtres de pierre !

D'ici, nous entendons très distinctement l'eau qui coule dans le tunnel, comme si cette source de vie se voulait rassurante peut-être, omniprésente assurément, sur l'ensemble du jardin ?

Et nous sommes en face de ce bouc qui se dresse à l'angle de deux murs… Je m'étais fait tout un scénario sur le fait que cet animal doté de deux énormes testicules et de deux lourdes oreilles était un chat ! Comme il fait suite à deux «souris» dont l'une tourne le dos à l'autre, j'étais en plein dans un jeu du «chat et de la souris» ! Et voilà que vous me dites qu'il s'agit d'un bouc, et que ce que je prenais pour des oreilles sont des cornes !

F. M. : Sa présence et son étymologie me semblent capitales. En même temps, ses «parties» ressemblent à des papillons. Et ce bouc se trouve juste à côté d'un énorme papillon. Nous avons donc une similitude de forme. Mais le papillon est le symbole de l'âme.

"La Scène des origines", la fontaine dans le tunnel, la partie la plus "douloureuse car la plus menacée du site. Unique autoportrait de l'artiste.
"La Scène des origines", la fontaine dans le tunnel, la partie la plus "douloureuse car la plus menacée du site. Unique autoportrait de l'artiste.

J. R. : Je remarque que bien souvent, m'échappe la connotation érotique de vos créatures !

F. M. : Pour moi cette connotation est souvent très marquée. Je trouve intéressant que chacun puisse plaquer ses fantasmes ou son imaginaire sur mes personnages et se construire un scénario personnel.

 

J. R. : Et que dire de ce gentil couple royal, entre deux « anges » noirs un peu inquiétants et situés eux-mêmes entre papillon et soleil ?

F. M. : Ce couple est assis là parce qu'à l'origine il y avait une banquette de pierre. Ensuite, le groupe a pris un sens : Deux personnages côte à côte ; deux anges noirs ; un papillon et un soleil, âme et lumière. La plupart du temps, les éléments de ces murs se retrouvent par trois, comme c'est le cas ici.

 

J. R. : Et parlez-nous de ce petit kiosque, qui est lui aussi proche du centre du jardin ?

F. M. : C'est un kiosque à musique : une sarabande au centre du jardin.

 

J. R. : Venons-en à votre chapelle. Quel rôle joue-t-elle dans votre ensemble ?

F. M. : J'avais envie de faire avec du verre la même chose qu'avec de la mosaïque : Certes, il y a l'idée du vitrail mais il s'agissait surtout, pour moi, de m'amuser avec des éléments minuscules, «jouer avec des petits bouts» de matériaux.

 

J. R. : Mais nous sommes tout de même dans un résultat opposé au travail qui couvre vos murs : la mosaïque donne une impression d'épaisseur, alors que le verre est translucide ! D'ailleurs, vous n'êtes pas non plus dans la conception traditionnelle du vitrail, avec ses réseaux plombés épousant la forme des personnages : vous avez plutôt choisi la fenêtre ordinaire porteuse de formes colorées.

F. M. : Pour moi, qu'il s'agisse de béton, de silicone, de mosaïque ou de verre, c'est le même travail. Et beaucoup de gens associent mes premières peintures à des vitraux. A cause de cette façon que j'ai de découper les formes, les cerner de traits noirs…

A chaque étape de ce lieu, je passe par des histoires très diverses : Pour cette chapelle, j'ai d'abord envisagé une cabane. Puis, j'ai repensé à Tennessee Williams et sa "Ménagerie de verre". Enfin, j'en suis venue à l'idée de chapelle. Vous avez encore une fois la confirmation que j'envisage toujours une série de possibilités, contes de fées, pièces de théâtre, mythologie, etc. Jusqu'à ce que, à un moment donné, une nouvelle idée s'impose, définitive.

Le théâtre, au fond du tunnel, une étrange pospulation assistant à un non moins étrange spectacle
Le théâtre, au fond du tunnel, une étrange pospulation assistant à un non moins étrange spectacle

 

J. R. : Oui, mais cette chapelle, contrairement à celle de Picassiette, par exemple, ne présente aucun caractère sacramental. Ces fenêtres où vous reprenez des thèmes qui vous sont chers, sont des passages, des gués , et non pas les symboles rituels impliqués par les vitraux.

F. M. : En effet, j'y ai mis mon monde habituel : des girafes, des rois et des reines, des tours : et il s'agit bien, dans un sens comme dans l'autre, d'un franchissement de seuil.

 

J. R. : Entrons enfin dans le tunnel, le Saint des saints, en somme !

F. M. : Quand je suis parvenue à ce lieu, dans le but d'y travailler, je suis restée pendant plusieurs jours devant le lavoir en me demandant ce que j'allais en faire ; Il y avait cette conduite d'eau traversant diagonalement le fond. J'hésitais à la dissimuler, bien qu'elle soit très laide, mais suggestive… Toutes sortes de tentations sont nées : en faire un corps de papillon qui sortirait par l'oculus, etc. Mais tout cela me paraissait très faible… J'ai donc décidé d'y faire une scène familiale. Et j'ai ajouté des « spectateurs » sur des gradins de façon à faire de cette scène familiale une scène théâtrale. Cette scène est pour moi le dernier mot de la Forge, celle à partir de laquelle tout arrive

Quant au personnage d'où coule le jet d'eau, beaucoup y voient Méduse, à cause de ses cheveux épars. Mais ce ne sont pas des serpents, ce sont bien des cheveux ! Et il y a cette sorte de cavité, avec l'eau.

 

J. R. : J'ai vraiment cru que cette femme géante et solitaire était un autoportrait !

F. M. : C'en est un, en effet.

Pour en revenir à ma démarche, il m'apparaît rétrospectivement évident que cette scène ne pouvait être que la dernière…

 

J. R. : C'est bien ce que j'ai ressenti, et c'est pour cette raison que j'ai appelé ce tunnel « le Saint des Saints » ! C'est-à-dire le lieu clos qui contient, dans beaucoup de religions, les livres sacrés. Celui qui résume le tout ! Je suis d'accord que cette scène où la Femme est en train d'accoucher assise, rejoint la Femme de toujours, toutes les femmes primitives… Il s'agit donc bien d'une scène originelle !

F. M. : Il y a aussi une peur : Dans la crispation des mains…

 

J. R. : Ce qui m'a fort impressionnée, à ma première visite, c'était le sentiment que cette femme accouchait de ce violent jet d'eau ! Qu'il y avait là l'équivalent du liquide amniotique ! Que j'assistais à une naissance ! Et que vous étiez l'auteur de cette naissance ! Ajoutons ce bruit de l'eau audible de partout, et «vous» voilà omniprésente en ce lieu.

F. M. : Je ne sais pas ! Je n'avais pas pensé à cette possibilité. Mais j'ai conçu la sculpture autour du thème de la pureté de l'eau.

Peintures, sculptures, petits théâtres sylvestres... se succèdent dans le jardin
Peintures, sculptures, petits théâtres sylvestres... se succèdent dans le jardin

J. R. : L'importance psychologique, voire psychanalytique de ce tunnel s'impose donc. Sans parler du travail titanesque que vous y avez effectué ! C'est pourquoi il est d'autant plus regrettable qu'il soit objet de litige et risque de disparaître pour être remplacé par un parking !

Parlez-nous de vos problèmes avec les promoteurs locaux.

Et quel est exactement le statut de ce tunnel ?

F. M. : Laissons les avocats débrouiller cette affaire…

Pour moi, sa clôture serait moralement une catastrophe puisque c'est le fondement de mon œuvre.

 

J. R. : Nous sommes maintenant entrées et parvenues dans l'une des grandes pièces de la maison. Et l'expression «pleine du plancher au plafond» y est vraie au sens absolu. Il y a partout nombre de toiles et de sculptures (parmi lesquelles une porte de prison !), des fresques… Même le plafond est, comme dans les châteaux de la Renaissance, couvert de caissons ! Comment en êtes-vous venue à une occupation aussi exhaustive de votre lieu de vie ?

Et où avez-vous déniché cette porte de prison ?

F. M. : Je l'ai trouvée chez un ferrailleur, et il s'y rattache une belle histoire, puisqu'il m'a dit : «Je vous la donne, parce que vous en ferez forcément quelque chose !» En effet, en une nuit, je l'ai peinte à partir d'une évidence : c'est qu'une porte de prison appelle des prisonniers.

 

J. R. : Oui, mais ce qui est drôle, c'est que les prisonniers sont à l'extérieur de la porte !

Et nous voilà devant vos dernières créations, celles dont vous m'avez dit qu'elles vous ont apporté une fois encore la paix intérieure. Elles sont, en effet, beaucoup plus structurées, elles font penser à des collages…

F. M. : Les personnages sont campés, à la manière de ceux de mes autres toiles, mais ce rouge est essentiel. C'est lui que je vais retravailler longuement. Je ne saurais dire s'il s'agit de possession ou de délivrance ?

Des populations, à l'extérieur comme à l'intérieur foisonnent en ce lieu
Des populations, à l'extérieur comme à l'intérieur foisonnent en ce lieu

J. R. : Délivrance ? Alors que le personnage féminin central a la base de son corps conçu en forme de fourche ! Elle ressemble d'ailleurs beaucoup à votre femme du fond du tunnel…

F. M. : J'y ai pensé. Cela me fait plaisir que vous l'ayez senti, cela me prouve que ma démarche est cohérente…

 

J. R. : Parlons des paravents. Chaque face est en totale opposition avec l'autre. Est-ce que cela vous convient si l'on évoque leur manichéisme : le bien et le mal, le jour et la nuit, etc. ?

F. M. : Oui, En partie. Ainsi, "Les Sept péchés capitaux" sont la contrepartie de l'arc-en-ciel. L'arc-en-ciel d'un côté, les damnés de l'autre… J'ai employé les sept couleurs de l'arc-en-ciel, une couleur par péché. Il y a pour moi les «vices chauds» et les «vices froids». Ceux que j'aime sont la Luxure, la Colère, l'Orgueil. La «Colère» est un peu un autoportrait. La Gourmandise ne me dit pas grand chose. Et les deux qui restent, l'Envie et l'Avarice ne me concernent pas.

De l'autre côté, par contraste, c'est gris : quotidien.

 

J. R. : Par opposition, comment en êtes-vous venue aux minuscules tableaux qui se trouvent à côté ? Et où les personnages sont presque tous par deux ?

F. M. : Je ne saurais pas vous dire comment s'est fait le passage. Disons que sur les paravents, d'un côté l'idée tient au grotesque, alors que de l'autre, il s'agit d'une sorte de marche funèbre, majestueuse et théâtrale, en quatre temps. Ces petits tableaux représentent des scènes érotico-comiques, scabreuses et tendres à la fois.

 

J. R. : Et nous en venons à des petites cases de minuscules personnages solitaires et tous différents.

F. M. : Il s'agit de couvercles de cageots à coquilles Saint-Jacques. Mais, à l'origine, je croyais qu'il s'agissait de cageots à huîtres. Alors, j'avais intitulé cette série "Trente-deux variations sur l'érotisme des huîtres". Les huîtres, comme chacun sait, ne bougeant pas, je trouvais cela paradoxal. Ce sont, en principe, des scènes érotiques, mais très figées. Avec le petit monde habituel de personnages, d'animaux, etc.

Elles sont traitées à l'aquarelle, de même que les caissons de la bibliothèque exécutés sur des caisses à poissons séchés. Il est évident que les huiles, la tempera… appellent une certaine majesté, parfois une solennité, comme cette immense toile des "Noces rouges", qui est la première réalisée à mon arrivée à Honfleur. Mais l'aquarelle me permet d'être très légère.

Quelques peinturs (parmi une multitude d'autres, couvrant murs, plafonds... à l'intérieur de la maison
Quelques peinturs (parmi une multitude d'autres, couvrant murs, plafonds... à l'intérieur de la maison

J. R. : Votre maison, installée dans une ancienne scierie, est absolument immense, faite pour quelqu'un comme vous : une artiste boulimique. Nous sommes en son centre. Et, correspondant peut-être à votre propre besoin de vous mettre en scène, ce centre est occupé par le «trou du souffleur» d'une sorte de théâtre personnel. Ce trou, que vous appelez «la trémie» se hausse sur deux étages, telle une respiration parmi la foule des oeuvres. Entre les deux, comme assurant la liaison, une fresque en noir et blanc, proposant côte à côte, sur cet entour clos, tous les personnages récurrents dans votre oeuvre, animaux ou «humains».

Et, tout autour de nous, un moutonnement de peintures et sculptures. Parlons donc, avant de changer de pièce, de vos sculptures, pour la plupart en bois flottés, laissées pratiquement sans retouches sauf de peinture…

F. M. : Oui, toutes sauf une que j'ai sauvée de justesse d'un camion poubelle à Paris et qui vient de la Seine, ces racines, ces souches, ces branches viennent de la mer.

Il est très rare que je retouche quoi que ce soit à leur forme originelle. C'est dire que j'y suis très attachée ; au point que l'une, très enfantine (au sens «enfance retrouvée») s'intitule "Paradis perdu". (D'ailleurs, une toile, dans ma chambre, porte le même titre).

 

J. R. : Pourquoi ce nom de "Possédés", pour vos sculptures ?

F. M. : Peut-être parce que j'aime l'idée de possession. tout ce qui touche à l'animisme, à la religion, au vaudou…

Ces possédés sont à la fois meurtris et rieurs, ce sont des tendres. Et puis, là aussi, il y a les scènes grotesques, bien sûr, comme cette noce entre Narcisse et Méduse. C'est une image de l'homme et de la femme face à face.

Beaucoup de gens ont du mal à me croire quand je dis que je m'amuse beaucoup, que mes toiles sont gaies, en particulier celle-ci portant (de nouveau) une sphinge entourée de toutes sortes d'animaux car elle mange la queue de la souris, les deux oiseaux se mangent le bec, un autre mange les oreilles du chat, le crocodile a mangé la coiffe de la dame, quelqu'un donne des coups de pieds à un autre, le jardinier (le castrateur avec ses outils) coupe les fleurs, et les dépose sur l'enfant-éléphant…

Les joies, les peines, les deuils... se succèdent qur les murs
Les joies, les peines, les deuils... se succèdent qur les murs

J. R. : Finalement, chacun pense à «humour» dans certaines plages de votre œuvre. Mais il faudrait trouver un autre mot, car «humour» ne me semble pas toujours assez ample : Il faudrait un mot qui exprime à la fois le besoin de rire et celui de se protéger, de conjurer ! Quand vous réagissez comme sur cette toile, votre inquiétude est évidente, et à cause de cette inquiétude, vous foncez comme pour essayer d'oublier votre peur… ?

F. M. : Oui. Je joue avec elle. Ce jeu me sert, comme avec les sculptures, à exorciser des peurs enfantines.

 

J. R. : Nous venons d'arriver dans une salle où les peintures sont de couleurs douces, des couleurs de terre. Expliquez-nous la façon dont vous procédez généralement pour réaliser vos oeuvres ?

F. M. : Ces toiles sont anciennes. Leur violence est atténuée, en effet, par le choix des matières, des couleurs. Mais en réalité, la violence est masquée : à l'origine elles étaient de couleurs criardes. L'une d'elles, par exemple, représentait une femme tronçonnée et un homme blanc crucifié sur l'Arbre de la Connaissance… Elle aurait pu être d'une violence extrême. Mais je l'ai traitée avec des blancs qui effacent l'image des fonds. Et puis, je les recouvre (c'est une technique que j'utilise depuis des années), avec des médiums, des cires, des pastels, etc. En procédant ainsi, le propos reste aussi violent, mais la forme est adoucie, atténuée par ce travail de grattage.

 

J. R. : A ce stade de notre parcours, résumez-nous vos thèmes principaux…

F. M. : Cela est difficile ! C'est ma vie que vous me demandez de résumer !

 

J. R. : Vous entendez par là que chaque toile est finalement autobiographique ? Que, lorsque nous avons évoqué de manière récurrente la maternité, l'enfance, l'adolescence, le mariage, la famille… nous avons en somme «parlé» de votre vie ?

F. M. : Oui. La vie, l'amour, la mort. Rien d'intellectuel. Rien d'exceptionnel. Je crois que ce sont les thèmes de tout le monde…

 

J. R. : J'aimerais revenir à une question que je vous ai posée tout à l'heure, à propos de vos référents : je vous demandais si vous citiez des auteurs, des musiciens, des plasticiens… par besoin de conforter vos dires ou comme des compagnons rassurants ? Qu'il s'agisse de l'un ou l'autre cas, quand j'ai dit que vous intellectualisiez votre démarche, je n'avais en tête aucune image péjorative.

F. M. : Je ne pars jamais d'une idée a priori ; seuls les matériaux me guident. Par contre, en cours de réalisation, je suis rejointe par ma culture, poésie, théâtre, philosophie, etc. Ainsi, voulant réaliser sur ma table un soleil noir, m'est venue en cours de route l'idée de "La mort de la phalène" de Virginia Woolf ; et le centre du soleil est entouré par des papillons. Toutes mes œuvres sont animées d'une authentique nostalgie de l'unité perdue. En cela et dans la démarche obsessionnelle de mon travail, peut-être en effet suis-je parfois proche de l'Art brut ?

 

J. R. : Terminons notre périple par cette "Cèn"e, à la fois violente et dérisoire ; où les cheveux des personnages qui nous tournent le dos sont parfaitement rangés, et ceux de face complètement hirsutes !

F. M. : J'ai porté ce thème en dérision, Le calice est vide, le Christ et les apôtres ont des visages de fous. C'est en fait une scène de panique : j'ai transformé la Cène en scène théâtrale païenne et donc humaine.

Le repos du guerrier ? Mais Florence Marie sait-elle se reposer ?
Le repos du guerrier ? Mais Florence Marie sait-elle se reposer ?

J. R. : J'aimerais que nous retournions dans la chambre verte qui me plaît infiniment à cause de la douceur de ses couleurs, et des personnages qui y sont dans des relations de contes de fées, avec un bestiaire fabuleux, ludique, plein de tendresse !

 F. M. : Il n'y a ici, en effet, que deux couleurs, le noir et le vert. La «femme compositeur» a été là dès que j'ai commencé à réaliser cette pièce, ainsi que «mon fils» en saxophoniste. Pour moi, c'est la chambre de la musique, avec des souvenirs enfantins qui s'y rattachent ! Elle est à la fois un peu solennelle et accueillante, c'est «le mystère de la Chambre verte» !

 

J. R. : Il faut maintenant quitter cette fantasmagorie, terminer ce voyage enchanté et parfois néanmoins oppressant.

La première fois que je suis venue chez vous, j'étais complètement obnubilée par l'idée que je devais tout voir ; que pas un personnage ne devait m'échapper ! Quelle utopie ! En fait, aussi attentif soit-on, il y en a toujours qui manquent à l'appel ! Votre site est un lieu où il fait bon flâner, revenir à la fois sur ses pas et sur l'impression ressentie à chaque étape.. .

Quels sont vos projets ?

F. M. :Je suis surtout dans la peinture. Et comme j'ai de plus en plus le sentiment d'avoir, avec le tunnel, dit ici mon dernier mot, je pense qu'il ne me reste plus à traiter que la mort. Je l'ai fait, d'une certaine façon, mais le combat entre l'ange et le démon n'est jamais terminé. Je vais finir quelques sculptures ou scènes qui ne le sont pas, puis m'orienter vers le dessin. Mais je n'ai pas de projets à long terme.

 

J. R. : Vous n'êtes donc pas comme tous ces bâtisseurs de l'imaginaire qui ont passé leur vie à conquérir un lieu, et dont l'œuvre a tellement crû qu'elle a fini par les bouter hors de chez eux ! A ce moment-là, et seulement alors, l'œuvre était terminée, il ne leur restait qu'à mourir ! Mais il reste encore tellement de respiration dans ce lieu, qu'il est impossible d'imaginer que vous en ayez fini avec cette aventure !

F. M. : Vous trouvez ? Il ne manque, comme je viens de le dire, que quelques personnages destinés à compléter le sens de cette démarche. Après, comme je ne sais pas dessiner, j'ai envie de m'y mettre…

Ce lieu se prête magnifiquement à la présence de groupes : j'aimerais qu'il devienne un théâtre, avec des intervenions multiples, variées (poétiques, musicales, théâtrales) ; qu'il existe, en somme, par lui-même.

ENTRETIEN REALISE A LA FORGE LE 9 MARS 2002.

FLORENCE MARIE : La Forge, 25, rue de la Foulerie, 14600 HONFLEUR. Tel : 02.31.89.49.39.

 

Se reposer ? Florence Marie ? Illusion ! Une image représentant trois femmes ne se promène-t-elle pas sur les ondes, en cette fin d'année 2013 ?