LE MONDE COLORE DE JEAN-CLAUDE MELTON, dit LEON

***** 

Bouquet de femmes ou L'Orgueil
Bouquet de femmes ou L'Orgueil

Avant toute chose, il faudrait éclaircir une primordiale énigme : Pourquoi Jean-Claude Melton, dont le nom n’a rien de ringard, de ridicule, ni de « bateau », a-t-il choisi de se désigner sous le pseudonyme de « LEON » ? Il ne peut, bien sûr, s’agir du criaillement de ce prétentieux oiseau qui le lance en faisant la roue, dès que s’approche un visiteur ! Alors, est-ce pour la brièveté de l’appellation ? Pour les deux allitérations douces, quasi-féminines, lé-on ? Ou, faut-il conclure, eu égard à la nature de sa création et à l’humour qui la caractérise,  qu’il a choisi cet alias, justement parce qu’il est un peu suranné, un peu ridicule, et tout à fait « bateau » ? Las ! Il faudra au spectateur qui avait échafaudé d’aussi romanesques hypothèses, se résigner à la vérité ! « Léon » est un sobriquet hérité de l’enfance ! Et sauvegardé tel un ami paradoxal ; une seconde identité résolument incontournable !

Rarement, d’ailleurs, pseudonyme aura suscité tant d’idées préconçues ! En raison de sa connotation vieillotte, dire « Léon », c’est évoquer un petit bonhomme autodidacte, ratatiné, modestement confiné dans son coin ; exploitant avec une véritable boulimie ses trouvailles de pauvre, des boîtes à œufs en mauvais carton, pensez donc ! Or, rien de tel ! Léon Le Vrai est, paraît-il, bardé de diplômes et de responsabilités. Et, de visu, il est bardé aussi de biscotos bronzés, outrancièrement moulés dans des tee-shirts noirs ! Il faut donc laisser à la porte les a priori, et s’atteler à l’œuvre !  Laquelle n’est pas non plus exempte de paradoxes. Et commence comme un conte :

Départ pour les soldes
Départ pour les soldes

          "Il était une fois un artiste surnommé Léon, à la recherche de lui-même. Un jour, il tomba, émerveillé, en arrêt devant un œuf réalisé par un ami. Conscient d’être trop impécunieux pour se l’offrir, il décida avec sagesse qu’il lui « fallait » en créer un ! Saisissant une boîte à œufs qui traînait par là, Léon découpa, colla, peignit, ornementa… inconscient pendant tout ce temps d’amorcer avec ce matériau de consommation courante et sans attrait,  une très pérenne histoire d’amour!"

           Depuis lors, jamais ne s’est démentie la relation artiste/boîte à œufs, que Léon décline à tous les modes. Au fil des années, il a mis au jour une véritable saga de personnages « boîtaoeuphiles », aux têtes démesurées sur des corps minuscules.

          Raboteuses, taillées « à coup de serpe », ces têtes sont l’élément vital de ces petits êtres ; seules à émerger des amas grégaires que constituent les corps. Lesquels, apparemment, n’ont guère d’autre fonction que de les supporter. Alors, « Têtes Pensantes », les personnages de Léon ? Il semble bien que oui ! Braquant à l’horizon leurs yeux exorbités ! Leurs bouches béant à qui mieux mieux ! Partout furetant, si audacieuses, si intrépides, voire tellement subversives qu’il a dû enfermer tout ce petit monde dans des boîtes, pour éviter  de retrouver cassés leurs gros nez épatés terminés en losanges ! 

         Ainsi sont nés de multiples protagonistes : cyclistes arc-boutés sur leurs vélos antédiluviens ; basketteuses de la « Chorale de Roanne », publicitaires des biscuits Lu, famille verte, femmes sur le pied de guerre à l’heure des soldes des grands magasins… Tiens, Léon transposerait-il avec ses boîtes humanoïdes, de menus moments de son quotidien ? Il sait, en tout cas, rendre avec talent la curiosité, la convivialité, la hargne… de ces gens assignés à résidence dans leurs habitacles. Et c’est là le premier paradoxe. Car, s’ils y sont tassés comme des herbes drues, si leurs expressions incisives sont interactives, néanmoins ces personnages ne se regardent jamais ! Tous et toujours regardent devant eux ! 

Cinq filles dans le vent
Cinq filles dans le vent

          Un autre paradoxe –celui qui, assurément, génère le charme de l’œuvre de Léon- tient aux libertés qu’il prend avec la perspective. Autodidacte, chacune de ses réalisations est affaire de doigté, jamais d’apprentissage. Et le résultat est prodigieux ! Lorsque le spectateur se rend à l’ « EEVIRRA » de la course cycliste, et constate que celle-ci est au bord et face à la mer, il se trouve confronté à un terrible dilemme : les coureurs arriveront-ils au point de départ ? Ou, pour être orthodoxes, termineront-ils l’étape en passant  « dans » l’eau ? De même, comment les gourmands que les clients attablés voient le nez collé à la vitre de la « EIRESSITAP », peuvent-ils chaparder les gâteaux ou les bonbons dans le bocal, puisqu’ils sont à l’extérieur du magasin ? De ces impossibilités, l’artiste n’a cure ! Il sait bien qu’elles lui permettent de ranimer l’odeur de la vieille épicerie d’antan et la bouffée de nostalgie qu’elle suscite ; que le spectateur applaudira à deux mains à l’issue invraisemblable de la course cycliste, que chaque spectateur y puisera en somme son brin d’humanité…

          D’autant que ces situations inexécutables l’amènent à un troisième paradoxe : les personnages au nez collé à la vitrine de la pâtisserie, les basketteuses posant pour la photo, les clientes des grands magasins, les cyclistes caracolant… regardent tous devant eux, comme il a été dit plus haut… Mais que regardent-ils ? Puisque presque toujours, ils agissent hors de tout contexte géographique, temporel ou social, ils regardent les spectateurs, pardi ; ces pauvres humains enfermés derrière des vitres ou des grilles. Et ce qu’ils voient les surprend apparemment si fort, qu’ils en sont bouche bée et que, d’étonnement, les yeux leur sortent de la tête ! Et la boucle est bouclée…

          Pas tout à fait, pourtant ! Car, dans ce jeu du regardeur regardé ; derrière cet humour exsudant de chaque scène ; derrière ces visages bon enfant ; derrière ces scènes sans chichis, il ne faudrait pas oublier l’artiste. Ni croire que, parce qu’il travaille sur un matériau banal et ne parle que d’un non moins banal quotidien, ses interventions picturales soient approximatives ! Car il n’en est rien. Coloriste jusqu’au bout du pinceau, osant les teintes les plus vives, les contrastes les plus péremptoires, le peintre mignote la création du sculpteur : sur ces surfaces cartonnées biscornues, sur cette mousse insufflée dans les interstices et aléatoirement durcie, chaque maillot est longuement cousu, liseré, boutonné ; chaque réticule surpiqué à l’envi ; chaque chien richement empoilé ; chaque main soigneusement manucurée… 

Et ne subsiste alors aucun paradoxe : dynamisme des œuvres ; agrément des couleurs ; humour et sourire se conjuguent en complète harmonie, pour faire du monde de Léon de grands moments de plaisir !

Jeanine RIVAIS

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2003 APRES LE FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI DE BANNE 2004.

La Course cycliste
La Course cycliste

 

********************

 

JEAN-CLAUDE MELTON, dit LEON

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

***** 

Clôture aux chats
Clôture aux chats

Jeanine Rivais : Pourquoi le choix de "Léon" comme pseudonyme ? 

Léon : C’est très simple. Quand j’étais petit, mes parents étaient marchands de chaussures ; et je faisais du sport d’équipe. Si je ne sautais pas assez haut, mes camarades me disaient toujours : "Nous, on saute plus haut que toi, parce qu’on a des chaussures à Léon". Or, Léon était le concurrent direct de mes parents ! J’ai gardé ce surnom. Et le jour où j’ai eu à mettre un nom sur une toile, j’ai mis Léon pour m’amuser.

 

J. R. : Est-ce que, par moments, cette sorte de sobriquet n’a pas été exaspérante ?

L.: Non, parce que, dans les petits villages, tout le monde a un surnom !

 

J. R. : Et n’était-ce pas une façon de prendre un peu de recul par rapport à cette création, que de dire : "Je m’appelle Melton, mais c’est Léon qui peint" ?

L. : Non. C’est plus par dérision. Au moment où la situation s’est présentée, j’ai trouvé amusant de signer "Léon", et c’est tout. 

J. R. : A l’inverse, ce nom introduit d’emblée un petit côté populiste dans cette création ?

L. : Oui. C’est le sourire qui prime, dans mon travail. Je ne pense pas m’être jamais pris au sérieux ! "Léon" m’allait vraiment très bien.

 

J. R. : D’où est née, par ailleurs, votre obsession de collectionner ? Et que collectionnez-vous ?

L. : Je collectionne les œufs, parce que j’aime bien la forme, sûrement. Au début, je peignais surtout des ocres, des monochromes ocres. Peut-être est-ce là le rapport avec l’œuf ? Ensuite, je me suis mis à ramasser les boîtes à œufs, mais je suis incapable d’expliquer pourquoi ? Je sais à peu près pourquoi je suis venu à cette forme de création ; mais la boîte à œufs a été un pur hasard.

 

J. R. Et quel est cet "à peu près pourquoi" ?

L. : Parce que Mario Chichorro avait réalisé un très bel œuf. Je le trouvais génial, tout en sachant que je ne pourrais jamais me l’offrir. La seule façon d’en posséder un, était donc d’essayer de le faire. J’ai essayé en mousse, mais j’en ai tellement bavé que j’ai été incapable de faire un œuf complet. Je me suis arrêté à la moitié ! Je l’ai coupé. Et j’avais sans doute à ce moment-là des boîtes à œufs à proximité, j’en ai donc collé ensemble. Le premier œuf que j’ai réalisé l’a donc été à cause de Mario. 

Les Chevaliers de la Table ronde
Les Chevaliers de la Table ronde

 

J. R. : Vous voilà alors lancé dans l’utilisation de boîtes à œufs qui, par définition, sont un matériau absolument vulgaire, banal, de consommation courante. Pour en venir à des personnages multiples, protéiformes, multicolores. Toujours enfermés dans une boîte. Pourquoi ?

L. : Ils ne l’ont pas toujours été. J’y suis venu pour protéger leur nez. Et à cause du côté pratique pour les transporter. Au départ, j’ai essayé de les mettre dans les boîtes seulement au moment du transport, mais il y en avait toujours un qui dépassait ! Qui ne voulait jamais rester à l’intérieur de la boîte…

 

J. R. : C’est-à-dire qu’il y a, en fait, des subversifs ! Pourquoi sont-ils toujours entassés comme des sardines, les pauvres, alors qu’ils sont tellement humains ? D’ailleurs, certains se plaignent, ils ont tous la bouche ouverte, de façon manifestement mécontente ! Ils ne doivent donc pas être heureux ! 

L. : Qui ne se plaint pas ? Pourquoi mes personnages ne se plaindraient-ils pas ? J’aime bien qu’il y ait beaucoup de monde. J’ai toujours aimé être entouré de beaucoup de gens ! Je ne sais pas pratiquer un sport si nous ne sommes pas nombreux ! Si je me retrouve tout seul, cette foule me manque. Je pense qu’il en va de même pour mes personnages !

 

J. R. : Qu’ils ont donc tous l’instinct grégaire ?

L. : Oui, tout à fait. 

 

J. R. : Vous venez d’évoquer notre monde "malheureux". Cependant, dans le leur, tous vos individus sont très colorés ! Pourquoi sont-ils tellement éclatants de couleurs ? "Le monde coloré de Léon" est-il une manière de compensation ?

L. : La couleur implique la joie de vivre. J’ai essayé, mais je ne sais pas faire des choses douces. Si j’insiste, au bout d’un moment je refais le tout, en remettant des couleurs plus vives. J’utilise même souvent des couleurs sortant directement du tube, sans les mélanger à d’autres qui pourraient les adoucir. 

 

J. R. : Quelle que soit leur histoire, enfermés ou non, ces petits êtres sont forcément des humains ? 

L. : Non. Je fais aussi des animaux. Pourquoi si souvent des humains ? Parce que la boîte à œufs a déjà un "visage" qui est le point de départ. Mais je peux aussi faire des chats, des éléphants…

 

J. R. : Le contenant conditionne donc le contenu ?

L. : Oui. En définitive, comme j’injecte de la mousse dans la boîte, selon le sens dans lequel elle va partir, j’aurai humain ou animal. Quelle que soit mon intention de départ, si la mousse en décide autrement, je la suis…

 

J. R. : Tous, sans exception, ont, comme évoqué plus haut, la bouche grande ouverte et des yeux exorbités. Que disent-ils ? Que vous crient-ils ? 

L. : Je ne me suis jamais posé la question ! Il est certain que je leur laisse rarement la bouche fermée ! Je pense qu’ils sont éberlués de voir la vie qui les entoure ! Peut-être sourient-ils ?

 

J. R. : Non. En tout cas, leurs yeux ne sourient pas ! 

L. : Peut-être sont-ils en train de nous héler pour que nous allions les rejoindre ? 

Equilibre, Déséquilibre
Equilibre, Déséquilibre

J. R. : Ils sont déjà si nombreux ! Et toujours derrière une vitre en train de regarder le spectateur. En somme, nous pensions être les regardeurs, mais nous sommes en même temps les regardés ?

L. : Souvent on m’a fait remarquer que j’avais fait des prisonniers. Mais non ! C’est nous les prisonniers. Nous sommes derrière la vitre, et ils nous regardent comme des bêtes curieuses en se demandant qui sont ces gens ! Parfois, ils regardent des pâtisseries, des scènes de notre vie…

 

J. R. : Si je considère ce mot "pâtisserie", je constate qu’il est à l’envers. Cela implique que je suis dans le magasin. Ils sont donc en train de me regarder manger les gâteaux ? S’ils sont dans la rue, nous sommes donc dans une complète erreur de perspective ?

L. : Ils regardent les gâteaux. Par gourmandise. L’une d’entre eux tire même la langue, de plaisir anticipé ! Un autre essaie de chaparder un bonbon dans un bocal, ce qui est impossible puisqu’il est à l’extérieur à la vitrine. D’où, en effet, une absence complète de perspective. Mais cela ne m’inquiète pas.

J. R. : Venons-en aux mises en scène de certains tableaux. Dans le cas que nous venons d’évoquer, nous sommes dans une situation géographique très explicite. Ce qui n’est pas le cas pour tous vos tableaux. 

L. : C’est que là, j’étais parti sur le thème des Sept Péchés capitaux. Je savais que je ferais "une gourmandise".

 

J. R. : J’avais plutôt pensé à la connotation des vieux magasins d’autrefois, avec le bocal de bonbons, des yeux exorbités l’odeur de cette vieille épicerie de campagne qui nous reste dans le nez…

L. : Comme le dit Renaud. C’est tout à fait cela, ces vieux magasins typés, très sympathiques, pleins de marchandises. Mais ce cadre était plus pour étayer La Gourmandise.

 

J. R. : Parlons de La course de vélo : comment les coureurs vont-ils terminer la course, alors que l’arrivée est au bord de la mer ?

L. : On retrouve le même problème, en effet. Je n’aime pas les choses plates. Si je mets le mot "Arrivée" devant, il va être à plat. Et, de toutes façons, mes coureurs n’arriveront pas ! 

 

J. R. : C’est à ce genre de composition complètement fausse, que l’on voit l’humour de votre travail. Ils n’ont que deux solutions : Ou le mot "Arrivée" était écrit à l’endroit ; et dans ce cas, ils fonçaient droit dans la mer. Ou bien, et c’est votre choix, ils vont revenir en faisant un crochet "par" la mer ! 

L. : Voilà ! Ils s’arrêtent là, ils ouvrent la bouche parce qu’ils sont essoufflés, et on n’en parle plus ! 

 

J. R. : Revenons à ce matériau vulgaire qu’est une boîte à œufs. Vous avez peint dessus avec infiniment de minutie. On vous sent vous rapprocher du modèle, peindre le maillot à pois, les casquettes qui tombent… Quand vous procédez ainsi, est-ce que vous vous racontez une histoire ?

L. : Non. Je les peins plutôt au hasard. Je fais volontairement le maillot jaune et le maillot à pois parce qu’ils sont représentatifs dans une course. Mais après, l’intérêt est d’avoir de la couleur. 

 

J. R. : Nous pourrions nous amuser ainsi à tour de rôle sur chacun de vos tableaux, de l’équipe de basketteuses appelée "La chorale de Roanne", aux biscuits Lu, à la famille verte, à ceux qui sont derrière les barreaux cinq minutes avant les soldes… Certains ont l’air tout à fait plats. Est-ce que parfois vous travaillez sur d’autres matériaux que les boîtes à œufs ?

L. : Non, cela ne me vient jamais à l’idée. Il faut dire que je ne me pose pas de questions. Je mets ensemble mes personnages dans des situations qui peuvent être différentes, sans jamais me focaliser sur les uns plutôt que les autres. Et, pour finir, je bourre avec des petites récupérations qui me servent à faire les personnages isolés que je cale dans la mousse, deuxième constante de mes matériaux et qui me pose souvent des problèmes parce qu’elle n’est pas obéissante ! Toutes ces étapes constituent chaque fois de grands moments de joie !

 

ENTRETIEN REALISE A BANNE LORS DU FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI 2003.