L'autobiographie de Jacques Soulié commence par un terrible jeu de mots "Leurre du départ". C'est qu'en effet, son départ dans la vie qui fut pour lui bien chienne, ne fut fait que de fins malheureuses et de recommencements tristes et solitaires. Une suite de leurres donc, mot qu'il emploie au singulier pour bien indiquer que tous se fondent en un unique désenchantement. Et que, de tout temps, l'heure aura été, pour lui, au drame.

     Une série de dessins au crayon de couleurs suit pas à pas ce texte autobiographique : 

          Le premier, la bouche est close, les yeux sont cachés derrière ce qui, pour le petit Jacques, représentait le devant de la voiture de son voisin Pedro qui l'avait prêtée à ses parents. Le lecteur imagine bien d'abord la fierté de l'enfant en la voyant briller au retour du nettoyage automatique : mais ensuite son sentiment de claustration pendant le trajet jusqu'à Dieulefit, les yeux rivés sur les essuie-glaces, représentés sur le dessin  : "Cet endroit idyllique pour certains d'entre nous était pour moi un lieu d'enfermement"

          Le second (mais peut-être ne faudrait-il pas les regarder dans l'ordre ?) montre un visage féminin : cheveux noirs impeccablement plaqués autour de ce visage. Aux oreilles pendent deux boucles représentant des perroquets (animaux particulièrement bavards, symbole relationnel : celle à qui l'artiste voudrait parler ?). Devant elle se trouve un chat noir (porte malheur ? Ou symbole de douceur ?) Mais la bouche est hermétiquement close, le nez est flou et les yeux bleus sont durs : aucune empathie ne se dégage de cette figure ! Car si "je me rapprochai de CB, (si) nous jouions ensemble… tout cela était imaginatif"

          Le troisième dessin (visage inexistant, sauf la langue coupée par une paire de ciseaux) et le septième (un trait minuscule évoque les yeux clos, le nez est à peine apparent, et l'individu est en train de se coudre la bouche) "parlent" ensemble : "J'avais l'impression d'avoir la bouche cousue… mais l'idée de sortir ma langue pour me la faire couper… me faisait penser qu'il valait mieux que je me taise"

          Les quatrième, cinquième et sixième dessins sont, dans une absence totale de décor, les "invariables variantes" montrant le même personnage de profil, parfaitement longiligne, pieds collés au sol, jambes raides, bras le long du corps, mains dans les poches ; sans que le moindre détail coupe cette silhouette linéarisée : Seuls les yeux sont vivants dans ces "épisodes de profonde solitude et de repli sur soi", aussi tristes que "l'abandon d'un chien, l'été, au bord de la route"

          Avec le neuvième dessin, l'enfant "prend de l'altitude", monte sur les épaules de son père "pour faire l'avion et changer les clignotants de l'appareil…", seul moment positif dans cette triste vie, où l'enfant gagne (ne serait-ce que momentanément) sur la maladie.

          Arrive dans le texte le moment où Jacques Soulié devient medium, où une voix lui dicte des actions apparemment insensées, où l'enfant mutique se met à parler de façon inconsidérée, imprudente, sans discrétion, sans discernement. Le huitième dessin le montre en larmes, "sa voix" énorme postée au-dessus de lui, bouche hurlante !! Cet événement semble survenir au moment où Jacques Soulié vient d'être accepté à l'Ecole régionale des Beaux-arts de Mâcon : "Je fus retenu et découvris, avec beaucoup de lacunes, l'art". Est-ce le trop de bonheur, le changement implicite indispensable à sa nouvelle vie, une perspective tellement insupportable qu'alors que sur trois pages il oubliait sa maladie, le voilà transporté "à l'hôpital de Montpellier", puis à "l'Unité Psychiatrique de l'hôpital d'Arles".

        Tous ces dessins tellement attendrissants soufflent la solitude, la désespérance, jusqu'au moment où le texte suffit pour suggérer l'espoir que c'est "cette maladie qui me ramène à Dieulefit, à cette solitude et à cet enfermement vécus partout où je suis passé, mais qui me laissent espérer qu'en me soignant je peux voir la vie autrement".

 

Le petit Jacques a grandi. Le voilà adolescent. Etudiant aux Beaux-arts. Fini le temps où point n'était besoin de titre pour comprendre ce qu'exprimait l'image ! A partir de ce moment, la facture des oeuvres change, devient moins directement le vis-à-vis d'un texte qui, d'ailleurs, s'est intellectualisé. Des citations apparaissent, sont de plus en plus nombreuses. Le temps est passé où il écrivait : "Dans les villes que nous avions traversées…, je reprenais ma place en classe, au fond …Tout le monde au niveau des enseignants se foutait de moi… j'étais "bon à rien"". Néanmoins, son sentiment d'échec subsiste, mais il se situe désormais sur le plan sexuel. Le premier dessin du chapitre intitulé "Les guêpes" est à ce propos très éloquent : Très schématisé, ce dessin propose un corps de femme entre deux yeux largement ouverts. Ce corps idéalement galbé est moulé dans une robe d'où ne sortent que deux jambes. MAIS une pointe longue et acérée jaillit à la place de la tête et du sexe. Preuve que l'attrait -l'obsession- relève autant de l'intellect que du sensuel. Un seul dessin, intitulé "Déclive", rappelle le premier chapitre. Mais il ne montre que le dos de la planche sur laquelle l'enfant était naguère attaché, tête en bas. (De sorte qu'il pourrait aussi appartenir au chapitre "Sens dessus dessous") ! Comme si, désormais, le souvenir demeurait, mais que le temps a passé ?

 

        Le chapitre suivant situe Jacques Soulié dans sa vie de jeune homme. Intitulé "Appât" (nourriture placée dans un piège ou fixée à un hameçon) // "Appas" *(charmes physiques d'une femme), il le situe dans sa série d'échecs. Et quelle précision dans la description de ses fantasmes ! Qui a vu "Le Journal d'une femme de chambre" de Luis Bunuel et vécu l'obsession de JP Marielle pour les bottines de Jeanne Moreau, peut comprendre celle de l'artiste pour les mannequins de vitrines, et sa façon de céder à "l'idéalisation de la gent féminine vêtue de Nuisette, Soutien-gorge, String, Culotte, Collant, Bas, Jupe, Chaussures à talons hauts"… tous attributs qu'il écrit avec des majuscules. Désormais, les petits dessins spontanés, regorgeant de psychologie, dépourvus de tout maniérisme, font place aux collages. Et si la solitude reste inchangée, si un homme est enfermé dans un caisson au-dessous d'une paire de souliers à talons dont les bouts dégagés présentent de redoutables dentiers ; si une femme hurle en se noyant aux pieds d'un homme assis dans un coin sur une chaise, tandis qu'un hameçon au bout duquel gesticule un ver s'approche de sa bouche ; si une sorte de poisson ectoplasmique gris est posté devant une femme tout de noir vêtue, il n'empêche que le lecteur ne sait trop si l'auteur s'extasie ou se désole rétrospectivement sur les pieds-moignons "coupés, cisaillés, (où) les orteils n'existaient plus" d'une de ses camarades enfance. 

Jacques Soulié a bien conscience de ces obsessions, il en déroule les variantes, dans les chapitres "Sens dessus Dessous" avec les nuances proposées par les titres "S'enrouler sur soi-même", "Quand le cercle encercle la peinture" où il reprend en leitmotiv la phrase de Victor Brauner ; "Moi je ne sais pas parler, je sais seulement peindre, un peu", ce "un peu" corroborant l'idée que, même s'il a évolué", il n'est pas loin de "j'étais bon à rien"

 

          Où en est Jacques Soulié, aujourd'hui ?           Apparemment, si le lecteur espionne les dates de certains de ses séjours dans des hôpitaux et son âge à cette époque, il peut en conclure qu'il serait né dans les années 70. Et serait donc dans la cinquantaine ?

         En 1999, il reprenait la phrase d'Eva Hesse : "Je n'arrête pas de dégringoler. Je trouve que tout est raté en moi, apparence physique, mentalité, et finalement il ne subsiste plus rien de moi" ; commençait une série de maisons-cellules et proposait une page entière de mots négatifs, tous écrits en gros caractères d'imprimerie (ADOLESCENCE, ALLERGIES, ANGOISSES, CRACHATS, etc.). En 2020, il traduisait "ce sentiment de perdition" par une série de miroirs, présentant des têtes plein cadre aux visages faits de découpures, "autrement dit peindre sur un miroir pour mieux se regarder et accepter en fin de compte, sa propre image dans ce face-à-face" ; ce qui laissait supposer qu'il était enfin en paix avec lui-même. Impression aussitôt démentie par les propos suivants. Il proposait une série de phrases intitulées "Des corps dans des décors", courtes, liminaires, expliquant ? Se rapportant à des tableaux qui ne figurent pas tous dans son mémoire ? Concluant par "La place, dans l'imaginaire réservée aux seins, devient plus décorative, au travers de fruits à croquer, à manger, à butiner, à caresser" ; preuve que les fantasmes sensuels sont toujours omniprésents, mais "qu'ils viennent s'inscrire complémentairement à la représentation des images qui sont exposées au regard dans des devantures ou bien face à mes peintures, pour nous faire voyager dans un monde que je qualifie de fantasmagorique sur le plan des corps et des décors, traités de manière naïve". Il illustre cette définition par une série de mannequins où il n'est intervenu que sur les seins et les sexes, concluant par celui où "la mariée, les mains placées sur la défensive, à l'endroit pour ne pas perdre sa virginité avant le mariage" !!

          Il continue par une série d'"assiettes, éléments présents dans toutes les maisons, à portée de main (et qui) sont là employées à la destruction après des passages colériques". Et si l'on songe que ce chapitre s'intitule "Attention fragile", que les œuvres s'y rapportant se désignent par "Pauvre con, pauvre conne" ou "Je vais t'en faire bouffer, des pâtes"…, faut-il en conclure que le petit Jacques mutique, effacé, ignoré ou moqué, à qui on a appris "un silence de marbre qu'il faut respecter dans une vie quotidienne morose", saurait tout ce qu'il faut savoir sur les querelles par voie d'assiettes volantes ? 

          Tous ces chapitres témoignent d'une force de caractère exceptionnelle, où la volonté de dire, de se dire, est irrépressible. Ecriture et peinture se chevauchent, s'entremêlent avec rarement autant de complicité chez un artiste.  Et il faut un courage infini pour reprendre page à page, comme l'a fait Jacques Soulié, une vie qu'il conclut par "Je fais partie de ces encombrants, ces déchets que la société a rejetés dès le plus jeune âge… Je ne suis quasiment jamais arrivé à m'intégrer dans "les moules" préétablis, aux codes dirigistes, que l'on impose en règle générale… Je vis avec ces déchirures où, parti de rien, la distance à parcourir pour être reconnu "socialement", ne serait-ce qu'un instant, fut longue". Et ce qu'il peint ne conforte guère son visiteur dans le sentient que tout mal-être l'aurait quitté : des maisons mobiles indemnes d'occupants (tous ses déménagements ?), des individus sans visages (dépersonnalisés, donc), des maisons avec des yeux (les problèmes de voisinage évoqués ?), des cactus (les épines de la vie ?) et des personnages tapant de tous leurs marteaux sur des têtes (est-il besoin de commenter ?). 

          Quant aux dessins dont fait partie "Leurre du départ", belles œuvres floutées, crayonnées de mille graffitis, elles sont couvertes de "titres" tels que "Couper la vie avec un ciseau", "Douxleur", "Etouffements", "Exclusion", "Désespoir"…  Et les séries découpées représentent petite case par petite case, l'homme debout, statique (précédemment évoqué). Le passé rattrapant le présent. 

 

          D'où il faut conclure que la vie de Jacques Soulié n'est pas un long fleuve tranquille. Souhaitons-lui pourtant bon vent ! 

Jeanine RIVAIS 

 

"Mes images de compagnie

Le travail que je développe est basé sur des données autobiographiques et fictionnelles. L’autobiographie apparaît dans ma démarche comme un élément moteur, où il est question de notions d’enfermement, de handicap physique, d’aliénation, d’inclusion-exclusion, etc…

Pour étoffer ces sujets sur un plan fictionnel, je m’appuie sur des recoupements de faits divers, de lectures, faisant naître ainsi une réflexion la plus exhaustive possible.

Ma peinture se veut par définition, tant dans sa conception que techniquement, dégagée de tout superflu, de manière à établir une certaine distance entre l’introspection et l’image qui est donnée à voir". Jacques Soulié

 

* Appas est le pluriel d'appât. L'ancienne orthographe était appast ; au pluriel, appasts ou appas. La faute a été de faire de ce mot unique deux mots différents. De là toute sorte d'irrégularités qu'on trouve dans les auteurs ; d'abord la plus forte de toutes, qui est appas au singulier : Charmes extérieurs d'une femme et, en particulier, les seins.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN FEVRIER 2021.