Le danger pour un adaptateur cinéste, écrivain ou plasticien  est de se laisser dévorer par le sujet qu'il aborde, produise un travail "collé" à l'œuvre de référence. Quand il s'"attaque" à la fois au cinéma de Pasolini et de Fellini, il doit s'interroger préalablement sur sa capacité à dominer ces deux personnalités ! Il lui faut produire "autre chose", et non infliger au spectateur ou au lecteur, une copie édulcorée de l'œuvre qui appartient forcément à leur propre culture !

          C'est la gageure relevée par Jacqueline Wechter : Partie des films des deux cinéastes, elle a bien, pour l'un intégré la rigueur et le désespoir, la souffrance de l'âme et l'érotisme exacerbé, la soif d'absolu et le repli subséquent vers les hiérophonies des sociétés archaïques ; pour l'autre, la dérisoire exubérance, les métamorphoses permanentes allant du réalisme outrancier à l'onirisme délirant, les crises et les ruptures, le carnavalesque latin.

Bright moments : beauté, sensualité, mystère, mélancolie à la Visconti
Bright moments : beauté, sensualité, mystère, mélancolie à la Visconti

    Mais elle a su s'en séparer, se "faire son propre cinéma", éviter de paraphraser la démesure des deux géants, travailler au contraire dans la retenue : intérioriser leur vision. A force de réflexion, tant sont riches leurs imaginaires, elle est néanmoins restée toute proche d'eux, en conservant un découpage précis de scènes aux compositions évidentes. Ces postulats mis en place, l'artiste a, comme un voyageur resserrerait le champ de vision d'une lunette, placé bien au centre du tableau, presque en médaillon, un unique personnage, au maximum un couple, statiques, en attente, toujours "inachevés". Elle a concentré sur eux une profusion de traits, griffures, replis de collages, coups de pinceaux presque secs pour obliger l'enduit préalable à renvoyer la couleur, jouer des quadrillages de la toile à gros grain marouflée sur un support dur. Le tout s'appuyant sur des variantes d'ocres qui rappellent l'exotisme des terres africaines assoiffées ; et cerné de bruns noirâtres générateurs de clairs obscurs, flous comme les jeux de lumières aux petites heures du jour ou d'un contraste cru obligeant à ciller le spectateur étonné.

Venise... grise
Venise... grise

          La question "qu'avons nous fait de la lumière ?" résonnait en filigrane de La Voce de la Luna. Des fenêtres en arrière plan des compositions de Jacqueline Wechter répondent à cette interrogation : elles adoucissent l'alternance brutale des clairs et des obscurs, la lutte entre "le jour" et "la nuit" : Insensiblement, elles réalisent la coalescence des deux lumières, préservent l'illusoire certitude que les êtres enfermés dans ces huis clos sauront trouver une issue. Dans le même temps, quelque infime touche de rouge "infernal" ramène l'imagination vers le feu rituel, vers des puissances sataniques tapies au delà de ces encadrements ! Le Marquis de Sade est bien là, appuyé sur l'épaule d'un Pasolini à l'apogée de son talent. Mais Jacqueline Wechter sait éliminer les réactions d'attirance/répulsion qui reviennent en foule à l'esprit du spectateur ; orchestrer intelligemment par ses images saisissantes leur baroquisme théâtral ; peindre de leurs expressions des instantanés bouleversants par leur austérité. 

          Parfois, fatiguée peut être de sa "rébellion" contre les deux mythes qu'elle a investis, l'artiste tente de les quitter. Elle se tourne alors vers la Rome antique, vers les peintures murales de Pompéi, en un travail plus gestuel, plus rapide, plus anecdotique aussi ; et réalise une suite de scènes à la fois ludiques et érotiques, peuplées de personnages silhouettes infiniment vivants. Pourtant, à aucun moment, elle n'éprouve le besoin de changer de couleurs, et si ces mimodrames sont différents des créations compassées de l'autre série, ils ne leur sont nullement antithétiques ; complémentaires plutôt, une façon de prendre du recul par rapport à tant de gravité !

 

  Ainsi structurée du sérieux à la joie, l'œuvre de Jacqueline Wechter semble t elle fallacieusement duelle : En fait, ses tableaux naissent les uns des autres : la magie de ce déroulement paradoxal la conduit de la sagesse à la fantaisie, de l'exotisme des Mille et une nuits à la sobriété de son paysage intérieur, de l'anecdote au rêve, en une création où décors et personnages sont tellement riches de sens qu'ils pourraient bien, au fond, être résolument hors du sujet original !

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1995 ET PUBLIE DANS LE N° 42 D'OCTOBRE-DECEMBE 1995 DE LA REVUE IDEART.