Juché sur son piton écrasé de soleil, Oletta aurait pu, au cours des trois dernières décennies, n’être qu’un site touristique parmi tant d’autres en Corse. Or, il n’en a rien été, du fait d’une de ses habitantes, Maddalena Rodriguez-Antoniotti qui, au-delà de la beauté naturelle du village, lui a donné vie, couleur, convivialité et "différence". De la Corse, elle a toujours refusé l’insularité, et réagi en une triple démarche : faire connaître son village au monde extérieur, par son œuvre de peintre ; inviter intramuros ce monde extérieur dans le cadre du "Parcours du regard" ; se remémorer dix ans après, cette seconde aventure ; rappeler ce qui en a constitué l’originalité et le charme, par le truchement d’un livre énorme, intitulé "Comme un besoin d’utopie"

 

          Peintre, elle a traversé une période figurative, hyperréaliste, proposant de grands drapés soyeux ou moirés. Puis, un jour, elle a "rencontré" Rimbaud et s’est lancée dans une longue série semi-abstraite, intitulée "Absinthes". Conçue sur des papiers de la fin du XIXe siècle, pour leur capacité à "boire" la peinture, cette série-hommage au poète maudit reprenait sur fond de graffiti, signes, plages colorées… des mots, des vers, des titres… entraînant le spectateur en une sorte d’itinéraire mythique. Les fonds étaient minutieusement travaillés, patinés à longs coups de pinceaux sur lesquels l’artiste revenait à petites touches, dans des tons gris pâle et blanc (ce blanc si spécifique de l’infime moment où l’eau tombant sur l’absinthe, provoque sa transformation en un liquide laiteux). Sur la plupart des "papiers", une étroite plage verticale partageait les œuvres en deux parties, brisant le rythme de l’écriture, et semblant montrer/dissimuler partiellement le texte sous-jacent : Face à face de l’artiste bien vivante, fascinée par l’artiste mort ? D’un présent culturel qui se voulait aussi vif que le fut un "présent" depuis longtemps révolu ? Qui sait ?

          Pourtant, plus récemment, les titres choisis par Maddalena Rodriguez-Antoniotti, (Faire signe", Vent coulis d’écriture"…) semblent indiquer qu’elle s’est éloignée de ce référent si envoûtant et de sa symbolique subséquente. Tout en continuant à réaliser une infinité de variations sur de "vieilles pages". Mais si elles sont toujours couvertes de graphismes, ils ressemblent davantage à des arabesques qu’à de la calligraphie. Ce changement est peut-être lié à la part prise, justement, dans sa vie, par l’écriture proprement dite ? Au besoin de les différencier : générer, en somme, une écriture peinte ou une peinture écrite. Face au livre, ses propres pages factices, conçues en de nouveaux équilibres et jeux de rythmes totalement personnels ? Une création ayant des airs de réalité, face à une réalité paradoxale, intitulée "Comme un besoin d’utopie".

          Va-et-vient, donc, là encore, sans réponse définitive. Au point que, la peinture de pages "anciennes" ne lui suffisant peut-être plus, l’artiste a confié à la photographie, le soin de réaffirmer qu’intellectuelle jusqu’au bout de ses pensées, elle est profondément concernée par les vieux livres jaunis au fil de siècles de vies et de cultures. Elle montre alors des profils d’ouvrages fermés, sur lesquels les doigts, l’usure du temps, l’oubli peut-être, ont écarté par endroits les feuillets, à d’autres brisé les tranches, écorné les onglets…  Jouant des ombres et des reflets, elle donne ainsi l’illusion que ces pages sont prêtes à être de nouveau feuilletées ! A moins que ces réalisations hyperréalistes ne témoignent d’une certaine nostalgie de ses peintures originelles ? 

 

          Parallèlement, bien résolue à faire de son village un des points névralgiques artistiques d’une Corse sous-cultivée, Maddalena Rodriguez-Antoniotti organisa de 1991 à 1998, un festival annuel, "Le Parcours du Regard". Manifestation qui offrit des propositions alternatives à des artistes insulaires jusque-là isolés. Et, invitant des plasticiens "continentaux" de large réputation, ouvrit à un public qui jusque-là n’y avait pas accès, la culture contemporaine internationale. Ainsi, cette fête estivale draina-t-elle chaque année, des milliers de visiteurs très cosmopolites. 

          Pour ces occasions, le village entier était mobilisé. Ainsi, à la troisième manifestation, même les enfants de l’école furent-ils invités à réaliser, de regard en regard (au sens vulgaire des bouches d’égout, le long des rues), leur propre "Parcours…" fait de banderoles, bannières, dessins et peintures. Tâche qu’ils avaient prise très au sérieux et assumée avec la plus vive imagination. Artistes en herbe qui, bien sûr, avaient impliqué leurs familles ; ce faisant, la participation de tous les habitants ! 

          Quant aux artistes invités (Di Rosa, Ernest Pignon Ernest, Leccia, plusieurs dizaines d’autres…), ils jouèrent avec la meilleure grâce, la carte de cet investissement, en s’installant dans les magnifiques caves voûtées centenaires. Autour des pressoirs depuis longtemps endormis, des tonneaux souvent vides… ils intégrèrent à tour de rôle, leurs œuvres aux vieilles pierres, là où "l’accrochage respectait (la lecture d’une œuvre) et (où) nous savions écouter les tableaux qui nous ‘disaient’ où ils voulaient être. (Là où) une mise en scène s’avérait vaine tant la cave en était une par elle-même"(¹)… Au bord des rues, les sculpteurs disposèrent leurs œuvres, édifièrent leurs installations. Sur les places, furent prévus des espaces pour les conférences, entretiens, colloques, lectures, spectacles, etc. Bref, chaque lieu, chaque moment attestèrent d’une activité devenue ruche, sollicitation pour le regard, réflexion sur la création protéiforme qui était partout proposée.

          Pendant une presque décennie, Maddalena Rodriguez-Antoniotti tenta ainsi de "changer le regard" de gens qui, jusqu’alors "préféraient les bouquets de fleurs et les paysages".(²) Tâche difficile, avec des perspectives irréalisables comme ce parcours qui aurait été voulu serpentant "jusque dans les villages voisins du Haut-Nebbiu, en cette presque ‘Corse profonde’ aux campaniles solitaires, érigés dans le paysage comme autant de fières exclamations. Mais une question essentielle subsistait et subsiste encore : au risque d’être disqualifiée, la culture peut-elle, doit-elle être considérée comme une potion magique face à la réelle désertification de l’intérieur de l’île ? Plus généralement de toute zone rurale ?" (¹) Le Parcours du regard resta donc olettais. Et d’un bout à l’autre, malgré sa différence culturelle, il fut un immense succès. "A l’origine de ce succès, se trouvent toujours des personnes passionnées (une règle quasiment absolue) décidées à réaliser leurs rêves, y compris les plus fous. Jusqu’à se consacrer ‘nombril du monde’. Le Parcours du Regard y a prétendu".(¹)

          Alors, pourquoi "Corse-Matin" annonça-t-il, le 16 juillet 1999, "la fin du Parcours du Regard décidée en assemblée générale" (¹) ? Furent évoqués "un budget trop modeste, une néfaste indifférence municipale, des moyens humains inadaptés, le refus de la présidente de continuer à endosser l’essentiel de l’énorme tâche et absorber les problèmes sans mot dire" (¹). Ainsi, Maddalena Rodriguez-Antoniotti, l’intrépide, la follement bénévole, fut-elle vaincue par l’intendance ! Toutes les belles idées nées et développées sur la colline devinrent lettre morte ! Le Parcours du regard avait vécu.

 

          Mais "l’écriture permet de sauver de l’oubli tout ce sur quoi le regard contemporain, de plus en plus immoral, prétend glisser dans l’indifférence absolue". Et c’est bien le sens, la volonté, la portée de ce magnifique ouvrage, au long duquel, dix ans après, elle propose un nouveau parcours, un nouveau regard (ou le même, rendu plus mature par l’expérience, plus lucide grâce au recul), intitulé "Comme un besoin d’utopie". Ce titre suggérant malgré tout, que la soif de créer, de surprendre demeure inextinguible. C’est son expérience unique que raconte l’auteure : la "nécessité" intellectuelle et morale de donner naissance à une manifestation destinée à combler le vide culturel de l’île qui "souffre cruellement du manque de structures capables de créer ou d’accueillir des expositions, de promouvoir des artistes de qualité, de participer à la circulation des artistes, des œuvres et des connaissances". Doublée de l’ambition sine qua non, que "l’étrange devienne familier", donc que le village soit partie prenante, que se mêlent traditions et innovations. 

          Cet ouvrage n’est donc ni un récit nostalgique (même si, comment pourrait-il en aller autrement,  la nostalgie pointe parfois à travers la volonté d’objectivité ?), ni un justificatif, ni une explication, mais une analyse d’un moment, d’un lieu, d’une action, d’une création totale amenant une découverte multiforme, et d’un constat d’échec : une sorte de synthèse de cette expérience à laquelle Maddalena Rodriguez-Antoniotti a consacré pendant huit années, avant de baisser les bras, son temps, son intelligence, sa curiosité, sa créativité… Très rigoureux, très documenté, abondamment illustré, cet ouvrage prétend englober  une situation contextuelle, historique, humaine, etc. 

 

          "Comme un besoin d’utopie" commence par une Préface de Jean-Louis Pradel, historien d’art et critique, que son "goût pour la philosophie, pimenté d’histoire de l’art avait conduit à approcher les manifestations, rares, de l’art vivant telles celles que distillaient quelques galeries parisiennes, le Salon de la Jeune Peinture…". Il raconte la conquête de l’homme et du critique par le village, par la fête. L’émotion (les émotions) générée (es) par la découverte de l’art soudain en liberté en ce lieu inattendu "illuminé de passions". La reconnaissance sans restriction de cette manifestation conçue "contre l’hébétude ambiante, l’arrogance grasse et blême de l’argent, à l’écart des courbes de croissance et des statistiques, des hiérarchies, des modes et des tendances renouvelées à chaque saison" ; de ce "temps du parcours (qui) permet de reprendre souffle et place l’ailleurs à portée de main".(³)

          Arrive l’auteure, toutes flammes dehors, avec un long chapitre intitulé "Entre l’art et les Corses" : Reconnaissance d’un art sacré spécifiquement corse, existant depuis le Moyen-Age et occupant tout le panorama insulaire. Et, (par indifférence ? Ignorance ? Acculturation séculaire ?), le désintérêt subséquent pour d’autres possibles structures multiculturelles (car la pénurie n’est pas uniquement picturale, mais aussi musicale, littéraire…).

          Suit "Oletta : la belle idée !", évoquant pas à pas l’avènement du festival dans ce nouvel " espace géographique ". Non pas en tant que " festival traditionnel ", mais dans l’idée de "parcours d’Art contemporain, de déambulation, de flânerie… (Avec la complicité d’) un malicieux rhizome d’artistes qui souriaient dans l’ombre… une invite vagabonde et libertaire, la rupture dans le conformisme de présentation des créations artistiques". (¹) 

          Mais il lui faut aussi affirmer "Corse, l’art est présent" ; et soutenir ce point de vue, face à "l’ambiguïté déconcertante autant qu’inévitable… entre deux catégories : les visiteurs et les touristes" ; " sur fond d’absence totale de politique culturelle, avec à Oletta, un zeste de romantisme et d’irrévérence, dans une langue à la fois politique et poétique. Avec, pour seule arme miraculeuse, le bénévolat".(¹) 

          Puis, l’auteure aborde "les vies extraordinaires des artistes contemporains". Elle y situe, au moyen de conversations, d’appels téléphoniques évoqués, fac-similés de lettres… le créateur dans le monde d’aujourd’hui. Elle se remémore les réactions des artistes invités à participer à un "Parcours…". Invités "à Oletta qui réunit à lui seul tous les clichés de la Corse : ruelles de pierre, volets fermés, bergers et vendettas…". Invités "au-delà de (la) couleur locale, de cette image lyrique de l’île exaltée par ‘ses parfums naturels d’apothicaire et d’embaumeuse, douce, sauvage, intimement, jusqu’à la moelle’…". Invités, prenant conscience de toutes les implications de leur venue dans le village, à adapter leur création à ce cadre tellement exceptionnel, afin de prouver que "plus on est particulier, plus on est universel".(¹)

          Enfin, "En guise de conclusion", l’auteure évoque la fin d’un mythe, la mort du "Parcours du Regard", le regret de constater que "la Collectivité territoriale de Corse détient désormais la compétence exclusive en matière de soutien à la création artistique, plus généralement en matière de politique culturelle".(¹) Faire, en somme, l’amer constat que douze ans après, rien n’a changé, aucune structure nouvelle n’a élargi l’horizon des bouquets de fleurs et des paysages… Conclure, avec un soupçon de fierté, mais beaucoup de regrets, que personne n’a été assez audacieux pour essayer de prendre la relève du Parcours du Regard.

          Et puis, peut-être pour se rassurer, se garantir que sa démarche était toute de lumière, Maddalena Rodriguez-Antoniotti ajoute en "Post-scriptum, une enquête inédite : A quoi bon des artistes ?" (4) qui fait suite à une lettre adressée à tous les participants de son Parcours… (Tous ayant répondu sauf trois). Et, "conclusion  finale", rassurante en effet, moralement du moins, elle constate que pour tous, l’art est une "valeur-refuge, quête de liberté pour soi-même, discours spécifique, toujours partagé entre la célébration du monde et l’horreur du monde ; (qu’il) demeure cette unique certitude que l’homme n’est pas seulement capable de meurtre ou de profit éhonté, qu’il n’a pas toutes ses origines du côté du désespoir".(¹) N’était-ce pas ce qu’elle avait démontré pendant les huit années où son Parcours du regard avait été la preuve par neuf que nombre de gens attendaient une manifestation de cette envergure ? N’est-ce pas ce qu’elle vient à nouveau de démontrer dans son beau livre "Comme un besoin d’utopie" ?  

Jeanine RIVAIS

(¹) Maddalena. Rodriguez-Antoniotti : "Comme un besoin d’utopie". 

(²) Jean Leoni Maire de Ville di Parasu, où il avait créé un festival annuel proposant des artistes "différents", et s’était  très vite trouvé confronté au problème de "retomber toujours sur les mêmes". (Discours inaugural de 1992)

(³) Jean-Louis Pradel.

 

N.B. En vacances dans l’île, Jeanine Rivais avait, après une longue rencontre avec Maddalena Rodriguez-Antoniotti, réalisé sur plusieurs années, une série d’entretiens intitulés " L’art en Corse " ; les uns publiés dans " Les Cahiers de la Peinture ", les autres inédits.

 

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(4) Ce chapitre est la question/réponse à une lettre de Maddalena Rodriguez-Antoniotti adressée aux participants de son "Parcours du regard", et pour lequel elle écrit : "Un matin de la mi-janvier 2003, chacun des artistes invités du Parcours du regard recevait une longue lettre. J’y expliquais notamment que pour alluvionner davantage encore mes modestes dires, j’osais faire appel à leur compagnonnage. J’osais leur demander de me prêter main forte en répondant cette fois à une question, une seule, mais de taille. Un presque devoir de philo : ‘A quoi bon des artistes dans le dangereux vacillement du monde ?’. Avec un sous-entendu subsidiaire : "Sont-ils toujours en odeur de sainteté ?" 

 

CE TEXTE A ETE ECRIT A L'ETE 1994, APRES "LA LECTURE DE COMME UN BESOIN D'UTOPIE"et LA VISITE DU "PARCOURS DU REGARD" A OLETTA.