Autodidacte par obligation, puisqu'au moment où elle voudrait étudier la tapisserie, aucune école n'existe pour ce faire, Eve Tourmen manifeste néanmoins beaucoup de talent en réalisant en sisal nombre d'œuvres monumentales, sortes d'éventails, plantes, grands nids colorés… dont plusieurs décorent, depuis ce temps, des intérieurs américains. 

Les possibilités de cette fibre exploitées, elle commence à sculpter la pierre, réalise des combinaisons abstraites de volumes et de lignes ; débouche finalement voilà quatre ans, sur sa démarche actuelle. 

Curieuses, ses œuvres en résine et craie, résine et limaille d'aluminium où la seule idée de départ est celle de l'amitié et la solidarité. Partant de là, aucun personnage -il ne s'agit que de femmes- ne possède de "vie privée". Chacune est liée à l'autre, aux autres, en groupes tendus, spiralés, entrelacés, soudés en un cercle de corps embrassés comme l'étaient les enfants qui, autrefois, jouaient au "petit train" ; sauf qu'à un moment, la chaîne s'ouvrait, s'étalait, respirait, hurlait de joie, tandis que les spires d'Eve Tourmen sont résolument refermées, resserrées : Pour protéger jalousement une commune intimité ? Préserver une autonomie collective ? Isoler dans leur harmonie globale, des femmes placées littéralement au coude à coude ? Une chose est certaine, chaque groupe pourrait être inscrit dans un ovoïde, à l'instar des cocons réalisés par l'artiste, devenus rétrospectivement formes emblématiques de l'œuvre entière.

Eve Tourmen n'est pas obnubilée par ce postulat, simplement il lui procure un rythme et une ambiance dans lesquels elle se sent à l'aise pour commencer le travail "sur" les personnages, réaliser des moulages de clones qu'elle soumet ensuite à l'émeri pour les différencier. Là encore, sa démarche est très sélective : veut-elle représenter un groupe chantant, la tête est alors presque plate, tendue vers l'avant, la bouche béante pour rendre évidemment l'effort venu du fond de la gorge. Le reste plausible de l'œuvre est négligé, voire oublié ; les chanteuses peuvent carrément ne pas avoir de corps. Si la volonté de la sculptrice porte uniquement sur une complicité, les bras sont ouvragés afin d'exprimer la difficulté de chacun de rester entrelacés ; le reste est réduit à une ligne tombante, sans fioritures ; la tête n'est là qu'à demi, le visage "inutile" n'étant même pas représenté. D'ailleurs, s'il avait été sculpté, il n'ajouterait rien de féminin au groupe de ces femmes qui portent des chignons serrés, des robes sans grâce, ne possèdent aucun bijou, rien qui suggérerait une soif de vivre, une légèreté, un soupçon de frivolité : elles sont obstinément crispées "sur" leur attitude solidaire, "sur" leur chant… "sur" un monde sans joie, un peu angoissant pour le spectateur, par sa répétitivité.  Car tout se passe comme si restaient sous-jacents les nœuds qui, naguère, impliquaient la solidité de la tapisserie, interdisant désormais aux sculptures, toute idée de liberté ! 

 

Une œuvre intéressante, pourtant, à voir longuement pour évaluer l'abîme psychologique qui sépare dans sa problématique, la détermination des femmes d'Eve Tourmen, de la joie de vivre des compositions de Brancusi, de l'élégance pure des cariatides de Modigliani, de la douceur angélique ou la violence démoniaque des visages de Camille Claudel, etc.

Jeanine RIVAIS

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1995 LORS D'UNE EXPOSITION DE L'ARTISTE A L'UDAC PARIS