ENFERS ET DAMNATIONS ou MICHEL HENOCQ, peintre

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Elles étaient énormes. Elles montraient sous des jupes fendues autour de leurs bourrelets, leurs grosses cuisses bleutées de cellulite. Dans le bâillement de leurs décolletés généreux, leurs poitrines explosaient de plénitude. Elles mordaient goulûment dans d’énormes gâteaux, babas, religieuses ou divorcés, d’où dégoulinaient l’alcool ou la crème, le long de leurs doubles mentons. Et dans leurs visages ronds, tout plissés de convoitise, leurs yeux écarquillés trahissaient leur infini plaisir. Elles étaient là, debout sur leurs talons hauts écrasés par la masse de leur corps. Et ce débordement de chairs, cette béatitude et cette jouissance sans retenue généraient un érotisme si fort qu’elles semblaient les vivants symboles du péché de gourmandise devenu capital ; et suscitaient chez le visiteur un mélange de répulsion fascinée et de jubilation jalouse qui faisait que, plus jamais, il n’oublierait les "Grosses Dames" de Michel Hénocq !

Mais trop de satiété n’engendre-t-elle pas la lassitude ? Un jour, l’artiste a réalisé qu’il ne pouvait plus garder le pinceau posé sur ces rondeurs affriolantes ; qu’il lui fallait s’ouvrir au monde ; un monde moins avenant que celui sur lequel il s’était jusqu’alors attardé : sur les guerres, les génocides, les ostracismes de tous horizons. Affronter pour ce faire un problème éthique d’une gravité et d’une difficulté profondes. Car, s’il se voulait désormais témoin de son temps, Michel Hénocq refusait de se lancer dans une peinture-message : il lui fallait, en somme, trouver un chemin qui l’amènerait à peindre des "fables sans morale".

                Se sont alors succédés des individus un peu gros, statiques, avec dans les coins du tableau, de petits personnages placés au gré de l’imagination du peintre. Mais il a vite réalisé la futilité de cette démarche trop proche de la précédente. Et l’obligation pour lui, de "quitter" son monde pansu. Il s’est donc imposé des thèmes aléatoires ; l’un, en particulier, qui l’emmenait dans un univers vide d’hommes : les arbres. Pendant des mois, seul face à l’intransigeance de cette recherche, il a dessiné sans relâche des multitudes d’arbres immobiles, raides, penchés, abattus, etc. Jusqu’au moment où, spontanément, ces arbres se sont mis à bouger, à voltiger… Dans les noeuds des troncs, au creux des houppiers… sont apparus des visages, des personnages disséminés au milieu des feuillages autour desquels ont commencé à pleuvoir d’énormes cailloux. Ces derniers, ayant eux aussi, fait irruption sur les supports commencèrent à envahir l’espace de leur masse brutale… Parallèlement, l’artiste explorait toutes les techniques possibles : Dessins, gouaches, peintures acryliques ou à l’huile, vernis… toiles, papiers, bois… lui permirent de varier les résultats, s’assurer de ceux qui convenaient le mieux à sa quête picturale et intellectuelle.

D’explorations en rejets, d’impossibilités mentales en avancées psychologiques, Michel Hénocq est parvenu à ce monde des interdits qui le fascinent et qu’il voulait "dénoncer" sans les "dire". Il lui fut bientôt évident qu’en cette progression dans la gravité, s’il ne voulait pas tomber dans les scènes sanguinolentes ou tout à fait sinistres, il devait à tout prix préserver l’humour, la connotation dérisoire du tableau. Jusqu’à ce qu’enfin, il acquière la certitude d’avoir atteint le but qu’il traquait. Il s’est alors intéressé au thème d’"Héloïse et Abélard" : Travail manichéen, en noir et blanc, dont le baroquisme tenait à la débauche de détails, à la curieuse façon de camper ses personnages tout à fait irréels ; d’une laideur repoussante ; aux corps liés, suspendus dans le vide comme des météorites hurlantes qui graviteraient au-dessus d’un non-lieu, dans un non-temps ; parmi des cailloux également en lévitation, et des arbres éperdus de vent. Et, alentour, une frontière composée d’un monstrueux bestiaire d’hommes/bêtes ou de bêtes/hommes ?

Des légendaires amoureux tués par la bêtise et l’intégrisme, à l’Apocalypse, il n’y avait qu’une centaine d’œuvres que Michel Hénocq a franchies allègrement. En une nouvelle bouffée de personnages intemporels, de scènes allégoriques, d’alliances de teintes hautement symboliques… Non pas une histoire linéaire, mais des sortes de flashes où l’artiste joue des lumières avec tout son talent et son grand savoir-peindre ; pour rendre plus infernaux les montagnes qui avalent la foule des "méchants" et les abysses où se concentrent les tourbillons de la damnation. Personnages aux visages de goules en folie ; noirs, allégoriques de tous les fondamentalismes ; ou rouges, démoniaques. Avec, récurrente, la mort en filigrane. Danse picturale infiniment macabre. Qu’il explore avec une délectation très masochiste. Et, même si parfois le peintre, effrayé peut-être par tant de violence psychologique, quitte cette fin des temps pour revenir à des scènes plus théâtrales, moins fantasmatiques, il n’en demeure pas moins l’auteur de cette saga terriblement dénonciatrice d’un monde qui semble avoir basculé dans l’horreur.

                Un "auteur" qui, pour la première fois, a conscience d’avoir atteint sa pleine maturité créatrice et éprouve un total bonheur de peindre. Qui sent une concordance absolue entre ce qu’il pense et ce qu’il peint. Qui a établi au cours de cette quête angoissée une parfaite harmonie dans les dissonances. Bref, un créateur qui a su, dans cet enfer qu’il pose sur la toile ou le papier, trouver son propre paradis.

                                                                                                              Jeanine Rivais.

Ce texte a été publié dans le N° 36 de Février-Mars de la revue IDEART