SAÜLO MERCADER : “LES CHANTS DE L’OMBRE

"Tragédie d’un enfant espagnol”

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                                                                 Un homme se penche sur son passé                                                            ************

Couverture de l'ouvrage
Couverture de l'ouvrage

           A-t-on déjà écrit sur les victimes civiles anonymes de la Guerre d’Espagne ? Sur les pauvres, les bannis, adultes ou enfants que les “vainqueurs” auraient bien voulu passer par les armes ; mais qu’ils laissaient vivre pour l’infini plaisir de les exploiter, les torturer, les humilier... Vivre ?  Juste  survivre, démunis  de tout,  dans les plus abjectes  souffrances  physiques  et morales ! 

          C’est ce monde de tous les interdits, de toutes les horreurs que décrit Saülo Mercader dans "Les Chants de l’Ombre" ; celui où furent relégués des maîtresses rejetées comme des plaies honteuses et leurs “enfants du péché”, sans nom, juste des numéros sur les registres d’état civil ; celui où le régime franquiste incarcéra au sens littéral tous ceux dont la vie était une atteinte à son ordre moral ; celui de la rue, des grottes immondes ; pire encore celui des “inclusas” ces camps terrifiants où le menu ordinaire s’épelait sévices et famine !

          Page après page, l’auteur raconte son martyre d’enfant de six ans, âge auquel, du confort de la demeure d’un riche bourgeois son père dont la lâcheté l’empêcha d’assumer l’illégitimité de cette “famille” devenue scandaleuse, il fut jeté dans la rue avec sa mère et ses frères : là, et bien qu’il arrête son récit à dix ans, il vécut jusqu’à dix-sept ans une existence de bagnard. Le lecteur le suit gravitant autour de cette grotte où ils ont trouvé refuge, trimant comme un homme pour nourrir sa famille, narrant l’exploitation sur les chantiers, l’horreur des coups sur son petit corps, l’angoisse de l’intrusion toujours possible des soldats venus le chercher, la peur latente, les peurs d’enfant tout simplement.

 

          Bien sûr, comme dans toutes les biographies, le lecteur est frustré par la distance entre les sentiments exprimés comme étant ceux d’un petit enfant forcément bruts et instinctifs, et le récit élaboré d’un adulte même encore écorché vif, et aussi intenses soient ses souvenirs ! Tous les enfants ne sont pas Anne Franck écrivant son journal dans les affres de l’angoisse ; et le décalage, le dilemme subséquent sont incontournables. Mêmes sentiments, certes, mais vocabulaire différent ; approche littéraire, lyrisme, poésie, dessins de “grand”,  même, corroborant cette distance ; raisonnement d’écrivain et non pas pur cri d’enfant !

          Pourtant, contrepartie de ce défaut qui n’en est pas un, le récit a posteriori de Saülo Mercader présente un intérêt dont sont dépourvues les autres biographies : fréquemment, l’auteur y évoque les sources de sa peinture, les éléments de sa souffrance enfantine dont il “sent” qu’ils sont à l’origine de certains détails récurrents de son oeuvre picturale (la Vierge et l’Enfant, les nuages, cette femme ambivalente qui fut sa marraine...). Pour quiconque explore son oeuvre, ce lourd héritage jusqu’alors implicite devient évident, qui l’oblige à paver de cailloux les sols de ses tableaux, zébrer de piques, de tridents des toiles surchargées de rayures noires, faire mugir des taureaux aux corps scarifiés et tordus, etc. Ce qui n’était qu’allusif devient clair, compréhensible : Mercader -peintre, héritier atavique d’un petit garçon sans nom qui à six ans, sculptait dans la glaise “des statuettes, des masques colorés, des jouets, des chevaux et des gardes civils en réduction”, etc., et que des gens du peuple, des bannis comme lui, avaient baptisé “le sorcier de la couleur” ! L’enfant enchaîné, devenu

“Libre, libre, sur les ailes de la Joie

 De sa grotte frémissante, il vole

 Libre, sans porte, sans barreau ;

 Il vole sur les toits, tout là-haut...”

 

Jeune avec fleur rose
Jeune avec fleur rose

          Un ouvrage à lire absolument, pour la force de son récit et des dessins et peintures qui le jalonnent. En espérant qu’un jour sera élucidé le mystère du dernier chaînon manquant : Saülo Mercader a quitté à dix-sept ans son quartier de désespoir. Dans la postface de son ouvrage, il y revient vingt ans plus tard, peintre de talent bénéficiant d’un début de reconnaissance ; boursier d’une fondation célèbre qui a voulu récompenser son talent pictural ; et en partance pour les Etats-Unis : qu’est-il advenu de l’adolescent pendant ces vingt années qui ont fait de l’enfant misérable mais à la volonté indestructible, un plasticien et un intellectuel de haut niveau ?

Jeanine RIVAIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SAÜLO MERCADER, auteur de "Art, Matière, Energie" (Editions Imago). “Les Chants de l’Ombre” Editions Imago Paris. Diffusion PUF..

                                              “Les Chants de l’Ombre” Editions Imago Paris. Diffusion PUF. 

                        “Saülo Mercader, Un chef de file de l’art contemporain" : Entretien avec Jeanine Rivais. Editions Guadalajara.

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 68 DE JUILLET 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA