LE MONDE ANIMAL D’ELISABETH BALLUFF

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Il y eut Esope et La Fontaine qui élevèrent les animaux au rang des hommes, leur prêtant leurs travers, leurs raisonnements… Mais la morale n’est pas le propos d’Elisabeth Balluff. Plutôt une sorte de conscience, de philosophie, d’animisme très personnel, grâce auxquels elle leur accorde une âme. Et, par leur truchement, dénonce une civilisation inhumaine qui s’acharne à oblitérer les dissimilitudes ; méprise les faiblesses ; se targue d’indifférence ; pratique comme un sport l’absence de compassion ; se fond à perdre haleine dans une course au gain.

Subséquemment, elle montre tous les stades possibles de cet asservissement animal aux passions des hommes : Parfois, sans ambiguïté, elle plume sur le tissu, éviscère et empale des poulets dont les chairs jaunâtres brutalement éclairées suscitent une immédiate répulsion. Ou bien, arguant de rêves de luxe, de visions de fourrures brillantes et de manteaux moelleux, elle suspend à des crochets, des peaux de marmottes aux moirures délicates …

Mais le plus souvent, sa démarche s’éloigne d’une démonstration aussi évidente. Sans pour autant changer de propos. Ainsi couvre-t-elle les cimaises de rats, de grenouilles… manifestement aplatis et paradoxalement animés, saisis à la fraction de seconde où s’exprime leur gestuelle caractéristique. Morts et néanmoins vivants. Et, soucieuse de découvrir, sous l’aspect gris et sans lustre des pelages, la vie supprimée à l’intérieur de ces " êtres ", elle réalise et photographie des collages gigantesques, où se chevauchent des monceaux de chairs grasses, d’yeux exorbités, d’os, de poils mêlés à des restes de muscles, de replis d’intestins qui, par un nouveau paradoxe, s’étalent en des couleurs tendres et gaies. Se répandent jusqu’à la satiété. Afin de révéler à chacun le tabou, la vie un instant ; l’instant suivant la mort et les images violentes, involontaires qui en découlent… la beauté vénéneuse jamais considérée spontanément. La peur atavique de la mort qui guette. Pire, de la mort provoquée.

Malgré cette poésie picturale du désespoir, Elisabeth Balluff est une optimiste. Alors, à partir de cette mort dont la récurrence accompagne ses réflexions, elle s’évertue à reconstituer la vie. Pour ce faire, elle rejoint la grande famille des artistes d’Art-Récup qui, des résidus d’autrui, ramassés sur les décharges ou prélevés à la quotidienneté des poubelles, créent des êtres nouveaux et très personnels. Trouvent, dans cette conjonction d’objets aléatoires et de leur propre fantasmagorie, une nouvelle beauté vitale. Simplement, elle ne collecte que les déchets animaliers. Alors, à partir de peaux desséchées, de petites ailes arrachées, de menues griffes étalées… elle campe sur le papier, parmi des branchages arachnéens, au long de chemins verdoyants finement esquissés, entre des maisons délicates… des "individus animaux", faits de fragments de pelages, de mues en lambeaux, etc. Des êtres minuscules, comme achevant une gestation et ayant encore toute… la vie devant eux ; cheminant "vers" quelque destination sans doute connue d’elle seule qui, pour leur épargner peut-être les aléas vécus par ceux dont ils sont  "issus", les protège par des verres !

Si vous les croisez au cours de ce périple, regardez derrière chaque animal ainsi mis "en existence" par Elisabeth Balluff : vous y trouverez immédiatement l’homme !

                                                                                  Jeanine Rivais.

 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 48 D'AVRIL 2003 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.