HERRENLOS...

Et MUGUETTE BASTIDE, peintre

OU LA GUERILLA DANS L'ART

Propos recueillis par JEANINE RIVAIS

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L'une des spécificités de l’Allemagne est la virulence de ses mouvements féministes. Depuis déjà plusieurs années à travers diverses manifestations, un nouveau mouvement appelé "Herrenlos" (¹) s’affirme dans la plénitude de sa différence sociale et son militantisme pictural. Or, en France, nous n’en avons jamais entendu parler ! Grâce à Muguette Bastide, va être comblée cette lacune impardonnable.

Muguette Bastide, médecin du travail et artiste peintre, est allée rencontrer ces femmes et a participé à plusieurs de leurs manifestations. Elle a recueilli auprès d’Elisabeth Balluff (²) les informations qui suivent. Sous l’aspect de l’élaboration d’un langage artistique de groupe, ce collectif nous a paru très intéressant.

 

Les quatre membres d'Herrenlos
Les quatre membres d'Herrenlos

Comment définissez-vous votre féminisme ?

 

Élizabeth Balluf : Je n’ai pas de réponse précise sur cette question. Il me semble plus approprié de parler de ma démarche. J’ai rencontré, un peu par hasard, Ute, femme artiste allemande, lors d’une exposition d’œuvres de femmes. D’emblée, nous avons eu envie de travailler ensemble.

Un point de notre discussion a tout de suite été clair : les hommes seraient exclus de notre projet, d’une part en raison de nos choix personnels de vie et d'autre part, parce que nous avions le sentiment, la certitude que si nous les laissions intervenir, ils essaieraient de contrecarrer nos principes de travail, s'imposeraient trop par rapport à notre expression. Nous ne voulions donc être que des femmes !

Entre 1988 et 1990, au cours de ce que j’appellerai la "phase Francfort” qui incluait différentes femmes, Richmondis, Franca, Elke nous avons choisi le nom de notre groupe, à savoir HERRENLOS  ou LA GUERRILLA DANS L'ART !

 

 

Quelles sont vos motivations ?

 

Nous avons commencé à rechercher des artistes féministes. Notre détermination s’est renforcée à mesure que nous parvenaient les réponses à des questions du style “Combien y a-t-il de professeurs femmes à l’université des Beaux-arts ? Dans quelle proportion les étudiantes réussissent-elles par rapport aux étudiants ? Les résultats de ces enquêtes étaient catastrophiques pour les femmes !

Parallèlement, à la même époque, nous sont parvenues des informations sur les Guérilla Girls, groupe féministe américain en lutte contre la sous-représentation des femmes dans les musées et galeries, etc.  Leurs actions et leurs réponses nous ont confirmé que nous étions un groupe signifiant et que nous étions dans la bonne direction. Puisque les hommes font souvent preuve de solidarité, se “tiennent les coudes” dans tous les domaines, pourquoi n’en ferions-nous pas autant même si nos moyens sont plus modestes ?

Nous avons alors mis sur pied notre premier projet officiel "Kunst Herrenlos à Francfort" dans un bâtiment qui, depuis, est devenu un centre culturel féminin. Les hommes y étaient admis comme spectateurs, jamais comme intervenants. Il en vint du reste très peu. Nous considérons donc notre groupe comme une réponse collective et politique à toutes les incompréhensions et les injustices exercées contre les femmes dans le domaine pictural.

 

Muguette Bastide, participant aux activités d'Herrenlos
Muguette Bastide, participant aux activités d'Herrenlos

Comment fonctionnez-vous ?

 

Herrenlos fonctionne actuellement par groupes de quatre à dix artistes. Nous présentons nos projets en Allemagne et à l’étranger, dans des villes ou des villages où nous nous installons pour de courtes périodes dans de grands locaux gratuits qui, adaptés à nos réalisations par nos soins, sont libérés de leur finalité première : usines ou gares désaffectées, entrepôts, étables, hangars...Ce sont souvent des bâtiments entre ruine et reconstruction, voués à un avenir neuf ou inconnu. Nous y créons durant quatre à huit semaines, un cadre dynamique, une atmosphère nouvelle.

 

 

Comment ces lieux entrent-ils dans vos actions artistiques ?

 

Ces lieux abandonnés avec leurs gravats, leurs poussières, leurs déchets, lieux de décombres constituent le cadre, le champ de nos expériences artistiques. Les objets sur place deviennent des composantes de nos créations. Et chaque expérience se déroule dans de nouvelles conditions de travail. Nous travaillons souvent dans des conditions matérielles précaires, vivons d’une manière très spartiate. Il nous est arrivé de travailler dans des endroits où il n’y avait même pas d’eau courante. S’il y a des robinets et qu’ils fonctionnent, nous y prenons l’eau, sinon nous nous munissons de seaux et bidons pour en chercher au puits ou à la source la plus proche ! Par contre, nous nous débrouillons pour trouver des lieux où il y a de l’électricité.

 

Comment travaillez-vous une fois que vous avez décidé du lieu ?

 

Dès que matériaux et outils sont choisis et disposés sur place, notre propre langage artistique s’élabore en fonction de cette situation nouvelle. Tout devient mouvement. Il nous faut d’abord chercher, faire des esquisses, blanchir les murs, effacer ou mettre en valeur ce qui préexistait. En toutes choses, le hasard joue un rôle important et nos actions conjuguées nous font déboucher sur de nouvelles idées : leur concrétisation est souvent semée d’obstacles et de doutes, pleine de surprises et de découvertes nécessitant parfois de renouveler notre approche !

Le travail dure environ quatre semaines. Pendant ce temps nous exigeons de chacune le maximum de sa forme physique et psychique dans l’espoir de parvenir à un résultat optimum. Chaque projet représente une énorme dépense d’énergie vitale et créatrice !

 

"Dans l'atelier" : Oeuvre de Metchild, membre de Herrenlos
"Dans l'atelier" : Oeuvre de Metchild, membre de Herrenlos

Quelles sont les orientations thématiques de vos réalisations ?

 

En 1988, nous avons fait un travail thématique sur Tchernobyl et le pouvoir atomique à travers un ensemble d’objets, d'installations et de peintures intitulé Vorlaufer (Les Précurseurs) à Reinheim.

Durant la même année, nous avons organisé une manifestation sur le thème des Sorcières et la sagesse féminine à Erbach.

Les participantes étaient Anthoni, Berg, Balluff, Gerdes, Schenkel. En 1990-91, Art Herrenlos a été exposé à Francfort à la Maison de la Culture des Femmes.

Esquisses, peintures, objets, installations de cinq femmes artistes (Balluff, Gerdes, Richmondis, Rudolp, Weisser) ont été publiés dans un catalogue. Cela a permis à un plus large public de nous connaître !

Il nous est arrivé d’organiser des manifestations avec des artistes de pays différents, notamment à Berlin dans les locaux vides de la société d’expédition “Lassen”. “Art Lassen” qui comprenait des représentantes allemandes, Balluf, Geres, Hinsberg, Rech, Weisser, une représentante française, M. Bastide (ancienne militante CGT), une Américaine, Snow-Algava, et une Polonaise, Zusiak a ainsi revêtu un caractère international. Ce type d’événements encourage une plus large confrontation d’idées et de débats.

 

Quelles sont vos relations avec le public ?

 

Nous voulons créer avec le public un véritable dialogue. Le public peut, à chaque étape de notre création, être présent, intervenir et même suggérer ses propres visions ! C’est dire à quel point, il entre dans notre processus créatif, donne à notre art un caractère véritablement collectif. En cela, nous luttons contre l’individualisme dans lequel l’artiste est, dans notre monde contemporain, enfermé. Le processus créatif se ressent de cet entourage. Et le clivage habituel entre artiste et public se trouve considérablement diminué ! De plus, notre lieu de travail est notre lieu d’exposition, c’est encore une façon pour nous de sortir des sentiers battus.

 

Que deviennent les œuvres une fois le travail et l'exposition terminés ?

 

L’exposition terminée, nous faisons un dernier “happening”, remettons dans leur état originel les objets pris sur place : une chaise redevient une chaise. C’est le moment pour nous de faire le bilan. Nous emportons les œuvres transportables, de petite dimension, mais laissons sur place nos dessins muraux ou œuvres de grande taille. Une façon de laisser notre mémoire sur ces lieux !

Ensuite, nous réintégrons chacune nos ateliers respectifs que, bien sûr, nous trouvons trop exigus ! Mais il nous reste toujours la perspective de nouveaux projets Herrenlos !

 

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CE TEXTE A ETE COMPOSE PAR JEANINE RIVAIS  A PARTIR DU QUESTIONNAIRE DE MUGUETTE BASTIDE, ALORS PARTICIPANTE EN 1995, D'UNE EXPOSITION DU GROUPE HERRENLOS A  Maine de Bad-Konig, Francfort (Allemagne)

 

(¹) Herrenlos : sans hommes

 

VOIR AUSSI : BASTIDE MUGUETTE : TEXTES de JEANINE RIVAIS : EXPRESSIONNISME ET MILITANTISME DANS L'OEUVRE DE MUGUETTE BASTIDE, peintre et  "MUGUETTE BASTIDE, peintre" : http://jeaninerivais.fr Rubrique ART CONTEMPORAIN. Et ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.fr Rubrique ENTRETIEN AVEC DES ARTISTES.

Et TEXTE DE JEANINE RIVAIS SUR ELISABETH BALLUFF : http://jeaninerivais.jimdo.com/Rubrique RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE.

 

Photos: Brasmane 

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 16 DE DECEMBRE 1995 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL.