" VOYAGE A L’ENTOUR "

JOËLLE BAILLY, ANNIE DANANCHER, JOSEPH KURHAJEC, FLORENCE NEUMULLER et CLAUDE PLACE

à CORBIGNY (Nièvre)

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Imposante au milieu de la petite ville, l’abbaye gothique de Corbigny assure depuis le XVIe siècle, la pérennité de ses certitudes religieuses et culturelles. Devenue partiellement lieu d’exposition, elle propose au printemps 2001, sous les hautes voûtes de deux de ses salles, une manifestation fort originale, composée d’œuvres de cinq artistes :

Les collages de JOËLLE BAILLY, alias Jö/elle. D’emblée, cette volonté de dédoubler son prénom annonce chez cette autodidacte, un malaise peut-être, une dualité sûrement : " Jö ", bref et brutal dans sa consonance masculine accentuée par le tréma fermant le O ; " elle " assonancé de douceur féminine ; les deux séparés par un slash qui rend définitive sa double personnalité… Et la définition "expressionniste" qu’elle donne de son œuvre n’a aucune connotation plastico-historique : il s’agit simplement d’exprimer ce qui bouillonne en elle.

 

Sur cette dualité, se calque sa création : Poète depuis toujours, ses textes  concis sont de courtes réflexions philosophiques, narratives ou descriptives… de ses états d’âme ; d’événements dont la violence l’a bouleversée ; ou de paysages "réels" ou imaginaires, mentaux plutôt, qu’elle "traverse" intensément... Ces lignes originelles posées au milieu de la page sont-elles un jour devenues si fortes qu’il lui a fallu les "traduire", les rendre plus concrètes ? Toujours est-il que Jö/elle, poussée par quelque urgence, s’est lancée dans des collages. Non pas des redondances de l’écrit ; mais des reformulations d’une pensée, d’une sensation. Rien de logique ni de "sage" dans cette nouvelle expression ; mais des " moments " jetés, sortes de projections de rêves dont les disproportions donnent la part belle à ce qui, sur l’instant, a été le pic de l’image qui s’est imposée : un aigle peut être immense dans un paysage où un homme pourtant au premier plan, apparaît minuscule ; un coucher de soleil peut inonder une page, etc. 

 

Ainsi, le visiteur peut-il choisir de lire le poème et confronter l’"image" mentale qu’il vient d’en recevoir intuitivement, à celle, concrète, qui est sur la cimaise ; lire le poème sans se préoccuper de l’illustration qui lui correspond ; ou ne remarquer que le tableau. N’est-ce pas là une belle manière de donner à chacun la liberté de regard ?

     L’œuvre d’ANNIE DANANCHER, constituée également de collages : grandes trouées laissant apercevoir au milieu de nuages très structurés, des échappées sur des cosmos gravitant de façon aléatoire. Mais surtout, villes serrées sur elles-mêmes, élégantes et sophistiquées, composées comme des châteaux de cartes à l’avant-plan desquels cohabitent des personnages dont les costumes de diverses époques laissent supposer que le temps, pour l’artiste, n’a aucune importance  : compositions non pas réalistes, mais conçues, peut-être, au cours d’un rêve, en des moments où la fantasmagorie s’impose de façon si évidente que le visiteur ne peut s’empêcher de rester longuement face à ces paysages oniriques, à ces œuvres aux couleurs douces, équilibrées, calmes et sereines.

          Par contraste, les tapisseries aux couleurs éclatantes jettent sur la muraille leurs grandes flaques rouges sur lesquelles se détachent des arbres aux feuilles-lunes et aux troncs parcourus d’herbes folles.

          Par ailleurs, cette artiste est très pédagogiquement et sensuellement impliquée dans le rapport de l’individu à l’art. Elle le dit dans son ouvrage intitulé "L’œil gourmand. Jeux et plaisirs de l’expression plastique". "L’œil gourmand doit être aussi un œil gourmet", est-il écrit en quatrième de couverture, "qui sait apprécier, reconnaître, sélectionner les images, les formes, les couleurs"… Parce qu’elle aime jouer avec les matériaux et les couleurs, parce qu’elle aime agir sur les éléments et les faire réagir entre eux, Annie Danancher fait partager à tous, enfants et adultes, ses merveilleuses découvertes… "

 

          Le bestiaire fantasmagorique de JOSEPH KURHAJEC, sculptures déraisonnables et morbides, véritable monomanie qui, depuis plus de quarante ans, envahit chaque moment de la vie de l’artiste : corps velus animaux ou humanoïdes, aux morphologies imprévisibles et ambiguës. Créations conjuratoires qui donnent envie de tendre la main vers les multiples grigris cliquetant sur leur dos, et, dans le même temps, la font hésiter à cause de la connotation fétichiste de ces ossements dont le visiteur ne sait jamais s’ils sont réels ou réalisés par l’artiste ? Très proches des masques et sculptures primitifs par leurs ocres patinées ; triturés, piquetés, griffés ou peints ; conjuguant avec un plaisir un peu déroutant, le dur et le doux, l’organique et l’inorganique, le mystique et le réalisme le plus brutal.

  Avec parfois une note d’humour et de fantaisie, lorsque Joseph Kurhajec crée des jouets pour enfants. Ne faudrait-il pas, d’ailleurs, plutôt écrire " pour adultes aimant les émotions fortes " ? Car, là encore, rien de banal dans cette création de poissons à roulettes ; serpents aux têtes prêtes à mordre et ondulant en des courbes inquiétantes ; chiens démesurément longs brandissant sexes et queues avec la même agressivité ; et surtout, point d’orgue de cette œuvre ludique, noire et provocatrice, des chevaux à bascules et de " gentils " nounours… qui ont de si looooongues dents !

 

          Préoccupation d’une esthétique absolue, beauté satanique ou laideur trop humaine : les sculptures de FLORENCE NEUMULLER. 

          Recherche du corps dans la perfection de ses courbes à partir de mannequins de tissus pellucides, aux seins érotiquement mamelonnés, aux longs bustes fins terminés par des hanches idéalement galbées. Dans le même temps, comme gênée, peut-être de tant de beauté, l’artiste cherche à  "détourner" ce corps de façon très surréaliste, confinant au mystique ; en tout cas par un jeu un peu malsain et psychanalytique qui commence avec l’allusion aux tabous sexuels : elle recouvre alors de façon  fétichiste le pubis de ses personnages d’une grappe de pépites dorées. A moins qu’elle ne se réfère ( mais il n’y aurait aucun hiatus) aux tabous religieux et qu’elle ne veuille dire : "Ce lieu est sacré puisque par là commence la vie. La preuve : voyez comme il y a corrélation entre lui que j’ai couvert d’or, et le nombril, symbole du monde, que j’ai orné d’une très chrétienne croix d’argent" ? 

          Et puis, le visage, créé, là encore, avec un réalisme sculptural et une beauté si totale que l’artiste éprouve chaque fois le besoin de détruire cette harmonie : tantôt en lui mettant des yeux blancs et vides qui le durcissent, le masculinisent, le rendent énigmatique … tantôt en revenant à de rituelles allusions ancestrales, par l’apposition d’un cache pustuleux comparable aux figures blessées des pestiférés d’antan. Subséquemment, elle change sa connotation, afin d’effrayer peut-être, à tout le moins de perturber le visiteur par ce mélange de fascination / attraction / répulsion que génèrent les ajouts de plumes, poils, colifichets… toutes images dont la rémanence s’imposera à lui longtemps après son départ.

          Sans doute s’agit-il, pour Florence Neumuller, de jouer à ce jeu vieux comme l’homme, de la dualité du paraître / disparaître : donner à voir et à admirer ; et dans le même temps, dissimuler, transformer la réalité ; avoir l’air de suivre une ligne, mais dire "autre chose", "autrement". 

 

     Etranges et provocateurs, les Graphotasmes et Art’semblages de CLAUDE PLACE.

Oeuvrant pendant longtemps pour FR3-Bourgogne, Claude Place a réalisé des films sur les œuvres et les vies de nombreux artistes hors-les-normes, voire carrément créateurs d’Art brut (Chomo, Verbena, etc.). Proche de leurs joies ou de leurs tragédies, leurs bonheurs et leurs désarrois, il a su fixer sur la pellicule, avec beaucoup de sensibilité, la richesse protéiforme de leurs créations, de leurs démarches qui, peut-être, étaient semblables à celles, enfouies au plus profond de lui-même, et qui allaient finir par exploser.

Aventurier, Claude Place est parti un jour pour l’Amérique du Sud, où il a partagé pendant de longs mois la vie, les rituels et le quotidien de la tribu des Cofanes. Leurs délires, également, sous l’empire de drogues hallucinatoires. Ainsi est née, à l’instar des écritures automatiques des Surréalistes, son œuvre culte originelle : "Le Sorcier yagé" ; énorme personnage polychrome, à la fois monstrueux, splendide et déconcertant, fait de masques minuscules, pictogrammes, têtes d’oiseaux, cornes, plumes stylisées…

     Depuis, l’homme est revenu à ses sources, et l’artiste a réalisé des centaines de tableaux : collages photographiés, négatifs découpés, retravaillés, plages recollées et picturalement "réécrites"… Long travail de gestation par approches comparatives, complémentaires ou antithétiques de l’image précédente ; lente avancée vers le moment où le créateur parvient à "son" équilibre esthétique et discursif ; lequel ne survient qu’une fois indubitablement parfaite la dualité récurrente  de personnages "siamois", d’animaux gueule à gueule, griffe à griffe ; de papillons aux ocelles idéalement symétriques, de danseurs évoluant d’une même grâce et d’un semblable exotisme, etc. Fantasmatiques et perpétuellement créatifs, tels sont les Graphotasmes de Claude Place.

Dans ses bagages, il avait également rapporté une centaine de poupées désarticulées, achetées à une vieille Colombienne. Complétées depuis lors d’objets de récupération dénichés dans les vide-greniers, elles ont été à l’origine d’une autre création qui pourrait être, en fait, la doublure en relief de la première : une mise en vie de personnages truculents ou inquiétants, énigmatiques ou brutalement réalistes, érotiques et souvent malsains… Chaque fois le ludique le dispute à la cruauté, la tendresse au dérisoire !… Ce sont les Art’semblages de Claude Place, créatures généralement humanoïdes, ornées de robes surannées, de pilosités repoussantes ou de chevelures affriolantes, de dentelles noires ou de colifichets dont l’insolite ajoute à la connotation subconsciente de ces petits êtres, une incontestable note fétichiste…

 

Une exposition passionnante, attirante et dérangeante proposée par un groupe d’artistes dont les fantasmes se croisent, se complètent ou s’opposent, contribuent en tout cas à générer chez le visiteur perplexité et enthousiasme. N’est-ce pas là le but de l’art ?

Jeanine RIVAIS

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2001.