La notion d'humour noir est née d'une réflexion d'André Breton, lorsqu'en 1940 il a rassemblé des auteurs de toutes nationalités sous le titre : "Anthologie de l'Humour noir". Il en fixait les contours en disant qu'il est "l'ennemi mortel de la sensibilité sur fond bleu et d'une certaine fantaisie à court terme ; qu'il est borné par la bêtise, l'ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité". Considérant que Swift en était le véritable initiateur, Breton citait des auteurs aussi divers que Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire, Nietzsche, etc.

          Par la suite, de nombreuses définitions furent proposées : Chris Marker parla de "la politesse du désespoir" ; Jacques-Henri Lévêque d'"une mécanique qui, avec le sourire, mais souvent en grimaçant, et quelques fois sinistrement, détruit la vision conventionnelle du monde". Michel Ragon assura qu'"il y a autant d'humours que de rires" (¹).

          Faisant de cette expression un mélange détonnant d'ironie, d'humour grinçant, de méchanceté et d'autodéfense, Tristan Maya le définit comme "la riposte des acculés". Il fonde en 1954 le "Grand Prix de l'Humour noir Xavier Forneret" (littérature) et en 1958 le "Grand Prix du spectacle". Des écrivains et artistes aussi prestigieux que Queneau, Ionesco, Jean Fougère, Jean-Paul Lacroix (²), Hervé Bazin, Claude Piéplu… ont, au fil des années, été couronnés.

 

          En 1993, attribués dans le cadre prestigieux du Procope (³), ces deux prix ont respectivement récompensé le jeune auteur JEAN-BAPTISTE HARANG pour son premier livre "Le contraire du coton" ; et le groupe-théâtre 4 LITRES 12.

          "LE CONTRAIRE DU COTON" est supposé avoir été écrit par un "improbable Thomas Lipsky" domicilié à Chicoutimi. En fait, il est bel et bien l'œuvre d'un jeune Français, JEAN-BAPTISTE HARANG, domicilié à Toulouse. Le titre qui, selon lui, "ne ressemble à rien", est provocateur et volontairement mensonger, car le livre "est coton" ! 

          En principe, il récapitule trois vies, mais en fait il met en scène quatre protagonistes : l'Absent" est en réalité le plus présent, puisque c'est Augustin à qui l'auteur n'a pas réservé de chapitre, et qui sert de lien entre les trois "héros". Il raconte d'une voix légère et grave, tendre et mordante, souvent hilare. Un phrasé qui a la démarche hésitante de l'oisiveté, mu par une imagination alerte et comme innocente, et qui, du plus lointain souvenir vient se poser sur le bord instable du présent. Il est, en somme, le messager des dieux : Etienne (le fils) a soixante-sept ans. Il n'a pas vu son père depuis plus de trente ans. Il est désabusé. Il déteste les souvenirs. Il envisage la mort de ce père, joue avec cette perspective, s'en raconte les péripéties comme des certitudes. Il "n'est jamais allé au bordel, n'est jamais monté dans un avion". Ce sera l'avion… Qui s'écrase. On remettra à Odette une valise (sauvée de l'accident) remplie de liasses de factures des cinquante-cinq dernières années !

          Odette Maillart, plus âgée qu'Etienne, fut d'abord sa maîtresse puis celle de son père. Elle peint des dessins sur des restes d'avions accidentés. Elle aurait depuis longtemps oublié l'un et l'autre, sans la visite annuelle qu'elle rend à Georges aux environs de son anniversaire.

          Georges, "quatre-vingt dix-neuf ans aux prunes", encore bon pied mais pas trop bon œil, battant un peu la campagne, est celui qui, d'après Augustin, "les enterrera tous". La prédiction se réalise ! 

          A contre-courant de l'évolution sociale actuelle, "Le contraire du coton" évoque sans respect quatre "vieux", se joue de super-tabous, vieillesse et mort ; s'amuse avec eux. 

          C'est un roman sur l'égoïsme, la méchanceté, l'amertume de constater que l'on "a atteint l'âge où l'histoire du père a commencé". Un livre teigneux, sans pitié pour ses "acteurs" pitoyables. L'auteur y pratique à haute dose l'humour noir le plus corrosif et la jubilation la plus macabre.  A mettre seulement entre les mains de ceux pour qui "le parfum de la mort se loge là, entre les cuisses d'une grand-mère acariâtre". 

 

          "4 LITRES 12" ! Il y a plus de vingt ans, le festival de Nancy, présidé par Jack Lang puis Lew Bogdan, était un événement international : des artistes étrangers vendaient leurs meubles pour payer le bateau, afin que leur troupe soit présente. Un Django Edwards tout à fait inconnu s'y prenait pour le Christ sur une croix de caoutchouc et, à force de lui répéter "I like Chocolate", écœurait une salle comble qui se demandait (au bout d'une tablette de cinquante centimètres), s'il était capable d'en ingurgiter encore beaucoup ? 

          A cette époque un peu folle, un jeune couple nancéien aussi fou, essaya de convaincre un omnipotent directeur de théâtre d'engager sa troupe sous un nom tout à fait farfelu. Excédé, le directeur s'écria : "Un nom pareil ! Pourquoi pas 4 litres 12, tant que vous y êtes" ! Qu'a cela ne tienne… Ce fut 4 litres 12.

          Blackboulant tous les tabous, Michel et Odile Massé (4), dans la foulée post-soixante-huitarde, se prirent totalement en "otages" et furent aux années 70 ce que Jarry dut être à son époque ! Refusés par les uns, encensés par les autres, ils ont, en vingt-et-un ans, créé dix pièces de théâtre dont "La Guerre de Cent ans, première semaine" écrite par Odile Massé. Reconnaissant que leur humour est "un garde-fou plus ou moins solide selon les jours ; en tout cas assez fragile", ils se sont, pendant tout ce temps, acharnés à élaborer ce qu'Olivier Schmitt a défini dans le Monde, comme "du rire à faire mal à la gorge, à la tête, au cœur parfois". De petits théâtres miteux en salles plus accueillantes, ils se sont retrouvés au début de l'année à la Cartoucherie de Vincennes. Allez les voir absolument lors de leur prochain passage dans votre région ! 

Jeanine RIVAIS

 

(¹) Ce résumé est tiré d'un récent entretien avec Jean L'Anselme qui publie, depuis la guerre, des livres débordant d'humour. 

(²) Jean-Paul Lacroix est décédé en septembre 1993. Le président Jean Fougère lui a rendu hommage vu que jusque-là membre du jury, il était encore inscrit sur les cartons d'invitation.

 (³) Le Procope, est le plus vieux café́ de Paris au cœur de Saint-Germain des Prés. Restaurant mythique du 6ème arrondissement de Paris depuis 1686, le Procope est un lieu chargé d’histoire où les plus grands écrivains et intellectuels se sont réunis (Rousseau, Diderot, Verlaine...).

(4) Comédienne, Odile Massé est également romancière. Un premier roman, "La femme poussière" a été publié aux éditions Manya. Elle a également mis en écriture "La Guerre de Cent ans, première semaine" spectacle créé par 4 litres 12, et paru aux Presses Universitaires de Nancy.

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1993 ET PUBLIE DANS LE N° 35 DE JANVIER 1993 DE LA REVUE IDEART.