SYLVIE CAIRON, peintre,

A LA RECHERCHE DE SOI-MEME.

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Dira-t-on jamais assez combien les traumatismes de l'enfance conditionnent une vie d'adulte ? A en croire une chanson de Jean Ferrat, "Nul ne guérit de son enfance" ! N'est-ce pas le cas de Sylvie Cairon, grandissant face à la personnalité d'un père dominateur, et qui, même pas encore adolescente, a décidé de prendre à bras-le-corps, les causes et les conséquences de toutes les empreintes accidentelles qui l'affectaient, de compenser ses silences par des cris, des chants, des écrits, des mises en scène et des danses, exécutés dans les moments de solitude de la maison. Ainsi a-t-elle pu, petit à petit, "liquider" ses blessures, se re/valoriser, assumer ses désirs, "oser", prendre des risques à titre personnel, transformer en force sa souffrance, avoir des rêves pour "demain".

Ses rêves ? Peindre. Ce qui lui a permis de "faire de l'archéologie sur elle-même"*, se confronter à sa représentation du passé ; décrire comment il lui suffit d'un infime détail d'un visage sur la toile, pour faire remonter à la surface "l'émotion enfouie". Réaliser qu'elle a vécu, en somme de la "légende du souvenir", élaborée pour aller de l'avant… Ses atouts ayant été sa curiosité, sa prédisposition à la gaieté, à l'insoumission, son goût de la désobéissance, son refus de la résignation, sa capacité à faire face, saisir les opportunités, fabriquer les occasions, observer, chercher… Et puis, le fait d'être rebelle qui lui a permis toujours "de se déterminer par rapport à soi"... Il semble bien que la résilience ainsi pratiquée, ait été l'issue pour Sylvie Cairon. Que cette sorte d'autobiographie peinte constitue une forme particulière de "l'écriture de soi" et des "récits de vie". Lui permettant peut-être pas de "guérir", du moins de "vivre harmonieusement avec" son mal-être né dans l'enfance.

Ainsi, son œuvre picturale avance-t-elle, jalonnée de paradoxes : le premier étant que, autodidacte et bien décidée à ne peindre que comme elle le désire et ce qu'elle désire, elle éprouve le besoin de fréquenter les ateliers d'artistes célèbres. Non pas en les considérant comme des référents, mais comme des jalons lui permettant de rencontrer d'autres artistes, se frotter à eux. Tout en restant absolument seule dans les moments où elle est en recherche. Acceptant leurs avis et leurs suggestions, tout en se plongeant dans ce qu'elle appelle "le lâcher prise", cette sorte de "pulsion qui la pousse à 'y aller', à se jeter dans une œuvre de tout son être, à jeter la peinture, ne pas se regarder : être authentique"** Déverser en somme tous ses questionnements en des œuvres situées entre l’amour et la mort, le rire et le cri, la souffrance et l’émerveillement.

Autre paradoxe, sa volonté d'aller "vers" la couleur. Mais comme empêchée de peindre des œuvres qui soient vraiment très colorées. Partant de formes ou de taches de peinture sur une toile. S'engageant en une aventure, menée en grande partie inconsciemment, d'expérimentations et de tâtonnements, d'avancées et de reculs. Jusqu'au moment où son "dit" sublimé, transféré sur la toile... elle ne puisse plus aller plus loin, parce qu'elle est parvenue à une forme d'évidence : contrairement à ses premiers portraits où il était impossible de déterminer si le visage émergeait ou s'enfonçait dans le néant, les grands personnages auxquels elle est parvenue, sont incontestablement en émergence, puisque, derrière eux, entre la gangue des fonds longuement peaufinés et le corps, a surgi l'ombre. Et c'est elle qui est colorée ! Elle qui, rouge souvent, assure l'équilibre du tableau, l'antithèse entre le fond non signifiant, lourd de matière, absolument abstrait, quasi-monochrome, et l'individu qu'elle fait ressortir. C'est cette ombre qui crée le relief sur lequel se détache l'homme –toujours l'homme- auquel elle donne vie.

Paradoxe aussi, la récurrence des bleus. Comme si, soudain, Sylvie Cairon ne connaissait plus les noirs ! Car, pourquoi renoncer au noir, et favoriser des couleurs qui en sont si proches ? Est-ce parce que les résonances en sont tellement différentes ? Est-ce parce que c’est une couleur contradictoire qui passionne souvent les artistes par son pouvoir de contraste, et qui donne une présence intense à toutes les couleurs ? Est-ce parce que, superposant des bleus chauds et des bleus froids, jouant des matités et des brillances, des plages abstraites largement étalées ou au contraire discrètement suggérées, elle intensifie la perception et la représentation de la scansion picturale ? Générant ainsi des fonds tout en vibration, à la fois rigoureux et sensuels ?

Paradoxe encore, le fait que l'artiste s'inspire souvent de modèles féminins, mais que ces "modèles" deviennent immanquablement masculins. Nus et masculins. Et, double paradoxe, les hommes du début avaient un sexe ; mais désormais, celui-ci a disparu ; seule l'attitude générale du personnage implique qu'il est homme. D'ailleurs, différente également, la façon de les peindre : sexués, ils étaient représentés à longs traits rudes, voire brutaux, du pinceau, du couteau ou de la main. Asexués, ils sont longuement passés, repassés, comme caressés. Et, dans sa démarche tellement grave, si Sylvie Cairon pouvait exprimer un soupçon d'humour –noir-, ce serait pour dire qu'étant devenue presque mutique face à son géniteur, ce soit elle –génitrice- qui concède désormais à ses créatures masculines, ce qu'elle définit par la phrase : "Il est temps de prendre la parole" !

"Temps de prendre la parole" : décision qui n'entraîne pas le moindre des paradoxes caractérisant sa démarche : Si tous les visages ont la bouche grande ouverte, ils sont toujours tournés vers l'ombre. Comme si leur cri se perdant dans le néant, était forcément inaudible. Et c'est vraisemblablement là que se trouve le nœud sur lequel achoppe Sylvie Cairon : qu'elle se dise prête à laisser "ses hommes" prendre la parole ; qu'elle soit en posture de le faire ; mais qu'apparemment ils n'en soient pas –pas encore- capables !

Gageons que, lorsque elle-même le sera vraiment, psychologiquement ; lorsqu'elle en sera venue à les peindre en ces couleurs claires sur lesquelles elle fantasme et à tourner leurs visages vers la lumière, elle aura fait un grand bond, depuis le désordre enfantin de ses émotions jusqu'à sa conviction que, vu le bien-être qu'elle retire de sa recherche et la puissance de son propos, qu'importe si "nul ne guérit de son enfance", car elle n'en a peut-être pas vraiment envie ?!

                                                                                              Jeanine Rivais.

*Boris Cyrulnik : "Je me souviens".

** Sylvie Cairon.