DOMINIQUE LARDEUX PEINTRE

ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS

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          Jeanine Rivais : Dominique Lardeux, parlez-nous de l’évolution de votre travail depuis que, pour la première fois, vous avez dit : "Je veux peindre".

          Dominique Lardeux : En fait, j’ai eu, dans mon activité de peintre, une interruption d’une dizaine d’années : j’ai donc repris la peinture avec une maturité nouvelle.

          Ai-je dit : "Je veux peindre"? Je ne crois pas. Je n’ai pas le souvenir d’avoir peint par volonté de peindre. Simplement, je peins. C’est un besoin, c’est mon mode d’expression : il me permet certainement d’aller beaucoup plus loin que tout autre moyen. J’arrive aujourd’hui à définir les points essentiels de mon travail : l’humain, l’intime, la culture picturale qui est pour moi une référence.

   Au plan formel, j’ai beaucoup d’interrogations : j’essaie d’épurer mon travail en conservant l’essentiel. Je trouve que les peintres sont trop souvent anecdotiques, trop bavards, en particulier les peintres figuratifs. J’essaie par ma peinture de suggérer, de raconter une histoire à partir de laquelle, en écho, le spectateur se racontera la sienne propre.

          Pour moi, la peinture est une démarche lente, qui s’étale dans le temps, avance petit à petit, correspond à une pensée en devenir. Si l’approche de la peinture peut être immédiate, sa compréhension se fait par strates. J’essaie dans mes tableaux de traduire plusieurs niveaux de lecture, plusieurs états d’esprit, différents états d’âme.

 

          J.R. : Pendant des années, vous avez abordé peinture et aquarelle avec le même bonheur. Dans laquelle cependant vous exprimez-vous le plus profondément ?

          D.L. : L’aquarelle a toujours été pour moi un vrai plaisir. J’éprouve à la manier une jouissance immédiate, sans rencontrer de problèmes particuliers. Je ressens une formidable liberté liée à la beauté, à la transparence des couleurs.

          Il est exact que la peinture constitue la partie la plus importante de mon travail. Le lien entre les deux ? Je commence par faire un travail de recherche, de débroussaillage à l’aquarelle ou à l’encre de chine. Ces recherches ont longtemps débouché sur des toiles. Actuellement, elles aboutissent à des "cartons" !

 

          J.R. : Oui. Récemment, vous avez éprouvé le besoin de changer totalement de registre : changement de support (de la toile au carton), de type de peinture (de l’huile à l’acrylique), de définition (des "cadres" à un travail sur les épaisseurs). Démarche tellement différente qu’il va falloir, dans l’analyse de votre travail, distinguer entre "naguère" et "aujourd’hui" !

          D.L. : Par opposition à la toile dont la "réponse" est uniforme, le carton est un formidable support pour ma démarche actuelle : je recouvre certaines parties du carton (d’emballage) d’un enduit blanc; ces surfaces, rectangles et bandes, sont choisies arbitrairement. Je réalise ensuite, à l’acrylique, un ensemble de bandes entrecroisées de différentes couleurs. Ces surfaces, peintes ou enduites, "repoussent" la peinture; les surfaces enduites génèrent la lumière. Les bandes peintes laissent transparaître leurs pigments.

          Quant au carton, sa capacité d’absorption, sa couleur, sa texture modifient les couleurs posées qui deviennent sourdes, s’assombrissent.

          Je travaille ainsi sur une surface qui comporte trois types de supports qui me permettent de multiplier, par leur combinaison, les jeux des épaisseurs, des transparences, des encadrements.

          L’acrylique, à séchage rapide, et l’absorption par le carton n’autorisent pratiquement aucun repentir : du coup, le travail à la brosse, outre sa nécessaire rapidité, contient une part d’aléatoire, dimension acceptée, reconnue, exploitée. Je vais donc m’attacher à multiplier les supports, chaque matériau ayant des couleurs, des résistances, des grainés, des capacités d’absorption spécifiques. Je devrai accepter toutes ces gageures, compter avec cette part d’inconnu, m’ingénier à utiliser ces différences de comportement.

 

          J.R. : Etes-vous d’accord que, pour chacune de vos oeuvres, les personnages ont longtemps été à la fois "dans" le décor et "hors" du décor, un peu comme des sculptures émergeant d’une surface plane dans la troisième dimension ?

        D.L. : Oui. C’était même une de mes préoccupations essentielles. Je travaillais sur le fond, l’environnement des personnages du tableau, pour créer une unité formelle, et aussi parce que cela traduisait une ambivalence dont je reparlerai entre l’intérieur/l’extérieur, le dedans/le dehors.

      Pour ce faire, j’utilisais assez systématiquement des "encadrements", des "fenêtres", des espaces clos dans lesquels étaient enfermés les personnages et d’où ils essayaient de s’évader. Mais ils en étaient issus. Ou bien, ils étaient dans un rectangle qui était lui-même dans le tableau...

 

          J.R. : Comment êtes-vous passé de ces personnages très intellectualisés, de ces encadrements géométriques, à une notion d’espaces toujours clos, mais très différents ?

          D.L. : L’idée des fenêtres, qui en effet a ouvert toute une série des toiles, m’a paru intéressante parce qu’elle mettait en évidence l’intérieur et l’extérieur : l’extérieur, hors de la fenêtre, faisant référence à l’univers urbain, dans lequel une grande partie du corps se trouve, et la fenêtre, centrée essentiellement sur une partie du corps -le ventre souvent-, lumière et intériorité. Paradoxe : la fenêtre fonctionne à l’envers, puisqu’elle "ouvre"... sur le dedans !

          Ce choix comportait cependant des risques évidents : effet de système, effet "décoratif" ; il est tentant de multiplier à l’infini une structure plastique qui fonctionne : mais le procédé tue la création. Par ailleurs, cette juxtaposition fenêtre-extérieur ne me permettait pas d’envisager l’ensemble des rapports intérieur/extérieur, dedans/dehors, intime/social.

          Il fallait donc tout à la fois opérer une rupture vis-à-vis de l’effet de système, et ouvrir la problématique par le passage de la juxtaposition à la superposition ; le cadre dans le tableau, le tableau dans le tableau ne se trouvent plus à côté ou autour de la figure, mais forment une unité avec celle-ci qui occupe simultanément tout l’espace, toutes les épaisseurs, toutes les profondeurs.

En même temps qu’elle occupe l’espace, la figure s’épure par une série de suppressions : les pieds, puis les jambes, les mains, puis les avant-bras...

 

          J.R. : A ce propos, il nous faut faire un retour en arrière pour évoquer l’apparence de vos personnages.

          Matisse écrivait, parlant de ses oeuvres : "L’expression, pour moi, ne réside pas dans la passion qui éclatera dans un visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mes tableaux." Il en était de même pour vos oeuvres où l’expression du visage semblait sans importance : la tête était même la plupart du temps toute petite par rapport à la longueur démesurée du corps. Mais dans une mise en scène très longuement réfléchie, les personnages étaient toujours en mouvement, traduisant un débordement d’énergie, une fougue irrépressible. Pourquoi une telle vitalité vous était-elle nécessaire ?

          D.L : Je ne renie pas la violence. Mais je suis un peu plus perplexe quant à la vitalité. Par contre, ce que j’essayais de traduire, c’était l’intime dont je parlais tout à l’heure : dire à la fois que tout est possible et que rien n’est possible. Tout est possible : rencontrer l’autre, agir, déployer une énergie, soutenir une tension, être dans la vie. En même temps, mes personnages, reflets de ce désir d’aller de l’avant, étaient toujours bloqués : là intervenaient les cadres qui interdisaient la communication....

 

          J.R. : Des huis clos, en somme ?

        D.L. : Oui. Dans d’autres tableaux, mes personnages avaient un bras, une jambe amputés. Il leur manquait un élément essentiel au mouvement, de sorte que leur élan était brisé. Au fond, ce qui m’a toujours fasciné c’est la façon dont l’individu-moi peut avoir des élans, des désirs qui vont peut-être être brisés, qui vont affronter trop de difficultés pour se réaliser. Pour moi, c’est la vie humaine, pathétique.

 

          J.R. : Par ailleurs, vos personnages avaient toujours les mains tendues, en communication vers l’extérieur. Dans un de vos tableaux ne figurent même que des bras, sans corps. A quoi correspondait chez vous cette importance donnée aux bras ?

         D.L. : Deux choses. Il est vrai que je ne faisais que des bras. Vrai aussi que si j’avais pu exprimer la même chose sans en faire, je ne les aurais pas dessinés. Mais les bras étaient une référence à une peinture très classique, aux fresques de Michel-Ange et à la peinture du XVIIIe siècle. En fait, les mains tendues, les bras tendus créent toujours un double sens : on tend la main pour toucher, pour entrer en relation ; mais on retire la main, on refuse la main tendue pour briser cette relation qui aurait pu naître. J’avais peint ces mains à propos de "Noli me tangere" ("ne me touche pas") qui traduisait le désir inaccompli et inaccomplissable, symbolique des relations entre homme et femme. Là encore, c’était l’ambivalence. Je crois que les mains expriment tout cela, étant le premier trait d’union entre deux individus.

         Pour moi, la peinture est une démarche intellectuelle qui dépasse le niveau du conscient ; il m’est arrivé d’exprimer dans mes toiles des choses que je ne désirais pas nécessairement montrer, mais qui étaient plus fortes que moi, quelque chose qui s’imposait, surgissait de mon inconscient. On m’a fait remarquer que je faisais souvent, par exemple, des jambes amputées, ce qui correspond à un événement très précis de ma vie.

         Donc, une démarche intellectuelle, mais la toute puissance de l’inconscient. Je crois que quand un artiste peint, sculpte ou écrit, c’est que sa folie a besoin de surgir. Ce qui est formidable, c’est qu’il arrive à créer à partir de cette folie !

 

          J.R. : Bien que graciles, vos personnages étaient toujours très sculpturaux. Certains étaient même carrément des écorchés ! Aviez-vous besoin, en plus de l'élan des corps, des jambes démesurées, des muscles noueux, de cette précision anatomique ?

          D.L. : Pour moi, c’était certainement l’image de "l'intérieur-l'extérieur". Un homme -je suis un homme, je suis homme et peintre- peut paraître grand, fort, musclé et être en lui-même un petit enfant complexé, fragile.

          Je crois que mes toiles traduisaient le fait que la force n’est qu’apparente. Si l’on regarde bien les aquarelles intitulées justement "l'Ombre", ce ne sont pas des êtres, ce sont des ombres. Ce sont des apparences d’hommes et de corps, dans la quête éperdue mais vaine de la rencontre.

          Il est vrai que j’avais tendance à peindre des hommes de plus en plus maigres, voire squelettiques, avec des carrures d’athlètes : ces corps émaciés, réduits, avaient encore de la puissance, mais simultanément ils étaient infiniment fragiles.

          Comme je viens de le dire, la force peut n’être qu’apparence, la vivacité factice. Au fond, dans une démarche telle qu’était la mienne, seul demeure l’individu face à lui- même, dans le monde qui l’entoure, et non pas tel que le monde le voit. C’est cet écart entre la perception des autres et la vision de soi qui m’a intéressé.

 

          J.R. : Pourquoi ce côté "écorché' de vos personnages ? Rejoignez-vous la psychanalyse dont vous parliez à propos de vos personnages aux jambes un peu bizarres ? Ou voulez-vous traduire autre chose ? 

          D.L : Non. Quand je dis "écorché", c'est comme si je disais : "Je m'arrache le coeur"...

 

 

          J.R. : Pas du tout! Un écorché, en anato¬mie, est un corps dont on a arraché la peau, dont chaque muscle apparaît de façon très nette. Il est évident que dans "Anges, Bourreaux et Martyrs", votre personnage est un écorché !

        D.L. : Oui, il a bien une partie écor¬chée, pour exprimer le démantèlement, plutôt l'éclatement des chairs qui relie à la fois le bour¬reau au monde extérieur, et en même temps signifie sa souffrance, sa mort : il est bourreau / et il souffre.

 

      J.R :  Je retrouve la même impression dans les aquarelles. Vos personnages, de toute évidence, n'ont jamais de peau. Ajoutons qu' ils ont des jambes démesurées par rapport à des têtes minuscules : Vous nous devez  une explication plus précise !

       D.L. : Non. Là, pas d'absence de peau ! J'ai, très fortement imprimés dans ma mémoire, les portraits pratiques, les dessins quasi-anatomiques de vieillards de Léonard de Vinci. Eux, effectivement, n'ont que la peau sur les os. Il est vrai que j'ai tendance à peindre des hommes de plus en plus maigres, squelettiques, émaciés, avec des carrures d'ath¬lètes, ce qui traduit bien à la fois la force et la fragilité : ce corps émacié, réduit, a encore de la puissance, mais en même temps, il est infiniment fragile.

 

        J.R. : En somme, il est sans protection. Vous avez parlé de "peau sur les os", mais la peau symbolise par excellence la protection. Or, vos personnages en sont dépourvus. Ils n'ont même plus la possibilité de la réflexion, puisque la plupart du temps, ils n'ont pas de tête, ou s'il en ont une, ils por¬tent un masque.

       D.L. : C'est ce que je disais : la force n'est qu'apparente, la vivacité factice. Au fond, seul demeure l'individu face à lui-même, dans le monde qui l'entoure, et non pas comme le monde le voit. C'est cet écart entre la vision des autres et la vision de soi qui m'intéresse.

 

      J.R. : Les titres également traduisent toujours des rapports de force : "Ne me touche pas" ; "Anges, Bourreaux et Martyrs", etc.

     D.L. : Je n'ai pas que des titres qui traduisent la violence. J'ai aussi des "Méditants". Anges, Bourreaux et Martyrs est un thème qui m'a beaucoup fait travailler. Je crois que j'y reviendrai un jour.

 

           J.R. : Un titre qui corrobore en tout cas la violence de vos oeuvres.

          D.L. : Oui. Mais une chose me fascine : dans le monde, la société, les rapports des gens entre eux, on trouve des anges, des bourreaux et des martyrs. Deux catégories, deux types d'individus m'intéressent beaucoup, parce qu'ils sont tellement humains : ce sont les bourreaux et les martyrs. On peut être tour à tour bourreau et martyr, pas forcément dans la même relation, mais on peut les assumer à tour de rôle au cours de sa propre vie. Ils correspondent à un engagement, à une aventure.

           L'ange est celui qui ne se salit jamais les mains. Il a toujours raison parce qu'il est au-dessus de l'aventure, et au-delà des engagements. Il doit sa pureté à son non-engagement, à sa position "au-dessus", au-dessus des événements. Pour moi, la négation-mê¬me de la vie, c'est l'ange.

Je m'étais posé la question de l'interchangeabilité des rôles, comment on pouvait être ange, bour¬reau et martyr successivement. On peut être ange et bourreau successivement, bourreau et martyr successivement. Ange est vraiment une position psychologique très particulière que je ne partage pas. Je peux être un bourreau ou un martyr, pas un ange.

 

           J.R. : Ailleurs, les titres ont souvent une connotation biblique. Pouvez-vous  nous dire pourquoi ?

            D.L. : Ce n'est pas une connotation biblique. Je me réfère plutôt à de grands mythes. Notre culture est très marquée par une civilisation judéo-chrétienne, mais aussi par les grandes mythologies grecques. Au travers de milliers d'années, se retrouvent des thèmes qui nous agitent toujours, des angoisses contemporaines, des désirs inaccomplis. Le mythe, c'est ce qui a traversé les générations et ce qui reste dans une grande force très dépouillée. On définit un mythe en quelques mots : cette définition recouvre toute une aventure humaine, intérieure. Cette question m'a toujours passionné. Ce qui m'intéresse aussi c'est de montrer l'ambiguité, l'ambivalence des ter¬mes, des mots, des expressions, par exemple Noli me tangere : j'ai une culture chrétienne, même si je ne suis pas croyant aujourd'hui. Le mythe de Marie-Madeleine, la prostituée repentie qui se rapproche du Christ, sans doute pour se sancti¬fier, se purifier, m'intéresse, de même que l'idée du désir de l'homme pour cette femme. Il n'y a là-dedans ni sainteté ni pureté, il n'y a qu'une très grande force de désir d'un homme pour une femme, et l'impossibilité de l'accomplissement de ce désir dans l'histoire du Christ.

          Les Anges font aussi partie du mythe de la chrétienté, malgré leur position sociale intenable !

 

 

          J.R. : Une constante dans votre oeuvre : depuis toujours vous ne peignez principalement que des personnages masculins. Pourquoi ?

          D.L. : Je ne sais pas. Ils représentent sans doute l’individu en tant que tel, l’homme seul ?

 

          J.R. : Par contre l’aspect de vos créatures a radicalement changé : si les têtes sont encore plus petites, les corps se sont tous hypertrophiés et présentent de nouvelles anomalies -tumeurs énormes, sarcoïdes ou viscères efflorescents, etc., membres disproportionnés, incomplets, bras-araignées, jambes cagneuses terminées par des crochets-... Pourquoi cette volonté délibérée de l’infirmité, cette façon de peindre les corps et de laisser les têtes à l’état de boîtes crâniennes ?

        Pour autant, aucun sentiment de rejet, de répulsion de la part du spectateur. Ces êtres de souffrance semblent très attendrissants.

          D.L : Je suis attaché aux corps. Curieusement, j’ignore si ce sont les corps qui ont grossi ou les têtes qui ont rétréci ! Mais ces corps monstrueux ne peuvent de toute évidence pas porter d’autre tête que cette petite boîte crânienne. Cette tête, je lui crée un regard, mais jamais tourné vers le spectateur : un regard intérieur, un regard d’introspection, indiquant un repli sur soi-même.

Il est manifeste, je crois, que je parle dans ma peinture de l’angoisse de l’être seul, dans le monde, face à celui-ci et à lui-même. Néanmoins, bien que mutilés, atrophiés, mes personnages ne relèvent ni de l’horreur, ni du sadomasochisme. Je ne montre pas la torture "pratiquée sur..." Ce que je peins correspond à une humanité profonde, à ce qu’est l’homme. La douleur intime que l’on ressent n’interdit pas la tendresse, la fragilité. Je n’ai pas un regard désespéré sur l’homme. Je sais que la douleur est là, qu’on la vit. Je peins une humanité qui n’est pas dans l’atroce, mais qui peut être dans la douleur.

          Si mes personnages exercent cette sorte de fascination sur le spectateur, c’est parce que la douleur que peut ressentir un homme n’est pas exclusive de toute la douceur (on fera jouer le couple douceur/douleur), de toute la sensualité de la vie. La douleur en est l’un des aspects, l’autre étant l’amour de la vie, toute cette formidable envie de vivre : mes personnages sont des êtres de chair sans véritable déchéance.

 

          J.R. : Vous avez également changé votre travail sur les peaux de vos créatures.

          D.L. : Oui, en relation avec tout ce travail sur les couches, les épaisseurs et les transparences. J’ai envie à la fois de travailler comme à la loupe, approfondir certains fragments d’une figure, les agrandir, les peaufiner ; et de travailler sur la peau non pas d’un point de vue anatomique qui suggérerait le squelette, mais sur la peau transparente, l’enveloppe d’un corps : l’enveloppe charnelle et bien sûr ses possibles déchirures.

En procédant ainsi, je fais de nouveau référence à la culture picturale : combien d’artistes se sont acharnés à travailler sur la peau de leurs sujets ? Car elle traduit par excellence ce que l’artiste dit de lui sur sa toile. C’est lui qu’il peint, lui qu’il montre, son moi intime qu’il étale, colle sur son support. 

 

          J.R. : On pourrait donc, selon vous, paraphraser Balzac dans Eugénie Grandet et dire que le peintre "met son âme" sur la peau de ses personnages ?

        D.L. : Oui, je crois. Mais c’est plus complexe, car le résultat tient en même temps à tout le travail effectué sur les épaisseurs : travail lié par conséquent au temps qui s’écoule, à la succession des étapes. Il me semble qu’il y a des convergences importantes avec le travail de l’écrivain, la toile étant équivalente à un chapitre (lorsqu’on travaille comme je le fais en séries). Apparaît alors la difficulté de "lecture" de la toile qui contient dans sa surface et son épaisseur le temps et la narration, et l’évolution temporelle de celle-ci.

Ce temps écoulé, c’est celui mis par l’artiste pour réaliser son oeuvre, mais c’est aussi la trace visible sur la toile des différents états qu’il exprime, tout en essayant de ne pas surcharger sa toile...

 

       J.R. : Diriez-vous pour conclure que vos personnages sont de "beaux monstres" ou "d’affreux humains" ?

           D.L. : Mes personnages me semblent terriblement humains, simplement humains. Il est vrai que je ne peux pas me reconnaître dans une vision optimiste de la vie, telle que l’ont rendue certains impressionnistes, par exemple. Cela ne fait pas partie de la culture du XXe siècle. On a désormais dépassé les apparences ; on travaille sur l’intime, sur l’intérieur. Or l’intérieur n’est ni beau, ni laid, il est ce qu’il peut. Il n’y a plus de recherche d’une beauté particulière, il y a une quête de l’humanité, de nous et des autres, tels que chacun les ressent, les imagine, au-delà des apparences.

 

          J.R. : On peut, dans vos oeuvres, noter la seule présence de couleurs très sobres, d’ocres et/ou de bleus. Pour quoi cette palette restreinte, pour quoi ces deux gammes de couleurs?

          D.L. : Spontanément, j’ai grand plaisir à travailler avec des couleurs chaudes, des orangés, des terres. J’introduis avec beaucoup de difficulté des bleus ou des verts. C’est une introduction volontaire, réfléchie, pas du tout spontanée. J’essaie aussi, au maximum, d’éviter les couleurs franches. Je préfère les couleurs rabattues.

          Ce qui m’intéresse, c’est d’arriver à rendre la lumière, la transparence, la vivacité, avec des couleurs éteintes qui, seules, n’accrocheraient pas l’œil. Par contre, mélanger les couleurs, un vert , un rouge, un bleu avec un jaune, faire en sorte d’avoir une palette entre couleurs froides et couleurs chaudes est de ma part un souci formel, celui de maîtriser cette palette. Je ne suis pas sûr d’y arriver toujours. Mais désormais l’intervention, la réponse du carton à mes recherches, me permettent de créer des satinés, des luminosités non agressives qui me satisfont grandement.

          Pourquoi j’utilise des couleurs orangées, ocrées, de terre. Parce que ce sont les couleurs de la chair, du feu, de la terre ; d’une certaine façon, les couleurs de la vie, de ce qui palpite. Les bleus sont les couleurs de l’impalpable. Je crois que de ce point de vue mon travail est très formel. J’ai certes des spontanéités, mais surtout des tentatives de maîtriser les couleurs.

 

          J.R. : Quittons maintenant votre oeuvre proprement dite, et passons à votre regard sur la civilisation de cette fin du XXe siècle : vos choix, votre démarche, vos allusions à des cultures picturales me font penser que vous êtes très attaché à vos racines. Pouvez- vous préciser ce que vous approuvez ou récusez dans la mondialisation de l’art à laquelle nous assistons actuellement ?

         D.L : Des racines, oui. J’ai vraiment conscience d’appartenir à un monde, à une civilisation, une culture. A contrario, certaines cultures me restent totalement étrangères, je n’arrive pas à les saisir, à les pénétrer. Je pense par exemple à la culture japonaise, qui est pour moi un mystère complet.

         Si je me situe sans ambiguïté dans le monde contemporain, je suis convaincu que les ruptures successives opérées, nécessaires, ne contredisent pas la continuité évidente de la peinture dans l’Histoire. Et mes références sont aussi importantes dans l’époque moderne que dans de grandes périodes antérieures, comme le Quattrocento ou le XVIIIe. Il y a un fil conducteur qui tient à l’universalité de ce qu’au fond les hommes ont à dire, même s’ils le disent avec des langages différents.

         Je ne sais pas, par ailleurs, s’il faut parler de mondialisation de l’art. En ce qui nous concerne, c’est un peu délicat, car il y a depuis des siècles une peinture de la vieille Europe : il y a eu des interpénétrations, des influences diverses. Nous sommes issus de ce mélange culturel. Ce qui ne signifie pas une disparition des histoires, des cultures des peuples. Un artiste russe ne peint pas de la même façon qu’un artiste français ou allemand. Et l’on confond trop souvent, en parlant de mondialisation de l’art, l’essentiel brassage des cultures, les confrontations fructueuses entre les divers courants artistiques dans le respect des identités, avec la soumission à un modèle culturel unique, américain, qui s’est finalement imposé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en même temps que les Etats-Unis établissaient leur suprématie politique et économique au plan mondial.

         L’Histoire a fait que face à l’Europe exsangue, y compris de ses artistes qui avaient fui, quand ils l’avaient pu, le nazisme, les Etats-Unis se sont trouvés en position de force, et ont pu facilement imposer le dynamisme de leur marché, notamment dans le domaine de l’art. Un glissement s’est alors produit dans les esprits, et l’on a pu assimiler le déplacement du marché de l’art vers New-York avec l’établissement d’une avant-garde artistique purement américaine. Or, avec le recul, on s’aperçoit qu’au-delà des discours péremptoires, l’art contemporain s’est développé avec beaucoup de dynamisme dans les différents pays d’Europe, que ces avant-gardes n’ont rien à envier à leur soeur d’Amérique.

          Mais il faut compter avec quelque chose de nouveau : la perte des références qui est aussi une perte du sens de ce qu’est la création artistique. On a ainsi substitué la création du discours à la création artistique, avec particulièrement d’évidence dans l’art conceptuel. On a donné une importance phénoménale aux critiques d’art, non seulement dans le discours sur l’art, mais dans l’art lui-même : l’artiste s’est cru obligé d’élaborer son propre discours en conformité avec celui du critique d’art, au niveau de la pensée, de la philosophie de la création. On sait plus ce qui ressort ou ne ressort pas de la création. On est dans une totale absence de références, ce qui n’était pas le cas jusqu’au début du XXe siècle : les artistes s’appuyaient sur des référents importants (qui n’étaient d’ailleurs pas nécessairement purement formels). Et malheureusement, retour en arrière n’a jamais signifié retour aux sources, à la vérité, mais bien plus souvent plongée dans l’obscurantisme ; aussi cette question des référents à concevoir demeure-t-elle entière.

 

          J.R. : Un autre détail me semble important, c’est votre âge : vous avez la quarantaine ; génération privilégiée par les bouleversements politiques et sociaux qui ont jalonné votre enfance et votre adolescence, ou au contraire génération maudite, car génération perturbée ?

      D.L. : J’appartiens en effet à une génération qui a un vécu très fort. Pour ceux que je connais, une génération qui ne s’est pas préoccupée de réalisation sociale par le pouvoir, l’argent, la situation, etc. Une génération en rupture avec ses aînés qui, eux, avaient vécu la guerre, la hâte de la consommation, de l’intégration sociale, de l’ordre. Cette situation en rupture n’a pas que des avantages par sa coupure des réalités sociales; elle n’est pas forcément positive, maintenant que nous avons quarante ans. En tout cas, notre génération a cherché à fonder un nouveau système de valeurs morales contre les valeurs de l’ordre moral.

       Perturbée, oui parce qu’en même temps, notre génération a vécu l’agonie des certitudes dans le progrès des sociétés par la technologie, la consommation. J’appartiens à la génération des soixante-huitards qui avons à la fois vécu l’amélioration très rapide du niveau de vie, des conditions d’existence, mais qui avons aussi vécu la remise en question d’un système de valeurs essentiellement fondées là-dessus.

          Autre agonie des certitudes: celle d’une utopie sociale, l’utopie socialiste et communiste. Cette perte des certitudes qui ont été l’un des moteurs du XXe siècle nous laisse un peu orphelins, sans appuis. En même temps, ce vide peut être positif, parce que tout est de nouveau possible : nous appartenons sans doute aux générations qui vont fonder de nouvelles utopies sociales, une démarche originale de pensée. En tout cas je l’espère.

 

         J.R. : A quarante ans, vous êtes ce qu’on appelle un "jeune artiste". Vous allez être dans la plénitude de votre art à l’entrée du XXIe siècle. Est-ce un problème ? Une responsabilité ? Comment envisagez-vous l’évolution de l’art dans ce futur ?

         D.L : Ainsi que je l’ai exprimé tout à l’heure, une chose me frappe dans le XXe siècle finissant : la confusion entre la création et le discours sur la création. Petit à petit, le discours sur la création s’est substitué à elle en tant qu’acte créateur ; de ce fait, la place du créateur, de l’artiste est devenue subsidiaire.

       Dans les expositions, on fait de plus en plus de discours, de plus en plus de textes, on donne de plus en plus d’explications comme si, sous prétexte de pédagogie, il y avait nécessité d’éclairer l’oeuvre par le discours, comme si l’oeuvre ne se suffisait plus à elle-même. Et, dans cette logique, la production plastique a conduit à l’extrême au XXe siècle : l’acte créateur peut se réduire à sa plus simple expression, allant jusqu’à se nier, n’être plus rien qu’un cadre vide, ou une toile de la même couleur que la cimaise. Le discours doit alors nécessairement remplacer l’acte de création.

Pour moi, c’est vraiment un problème important : il a permis à la mystification d’entrer dans les musées, de prendre parfois la première place. Du coup, les créateurs ont été marginalisés, en particulier les jeunes peintres et sculpteurs qui trouvent des espaces de plus en plus restreints pour s’exprimer.

        Malgré nos traditions culturelles, dans le domaine de l’expression artistique, peinture, sculpture, musique ou poésie, la culture ne pénètre malheureusement presque pas dans les institutions scolaires, ou de façon excessivement marginale.

          Je doute beaucoup du caractère populaire de la création artistique : je suis frappé de voir le public se presser autour des nouveaux institutionnels (impressionnistes, nabis, etc.) et d’observer par contre une sous-fréquentation des expositions consacrées aux artistes modernes et contemporains, mis à part quelques "monstres sacrés". C’est comme s’il fallait une momification préalable de l’expression artistique pour que celle-ci puisse être vue massivement ! C’est une façon d’ôter toute la subversion de la création artistique, et de nier ce qui se passe aujourd’hui.

 

ENTRETIEN  REALISE AU COURS DE 1992 ET PUBLIE DANS LE N° 275 DE L'ETE DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

Et http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE ART CONTEMPORAIN.

 

VOIR AUSSI : 

DISCUSSION A TROIS : JOCELYNE DEBLAERE, DOMINIQUE LARDEUX ET JEANINE RIVAIS :

LE DEBUT DANS LE N° 275 DE L'ETE 1992  ET LA SUITE DANS LE N° 276 D'OCTOBRE 1992 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.

Et TEXTE DE JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURES.