Est-ce parce qu’il est né aux confins des provinces balkaniques dont l’histoire atteste qu’elles ont été sans trêve morcelées ; lieux de rivalités ethniques ; d’incertitudes géographiques, territoriales dans lesquelles sa famille fut brinquebalée contre son gré ; et influences religieuses... que Jean Vodaine crée des œuvres découpées en petites plages étroitement imbriquées, dépourvues de toute géométrie ; au moyen desquelles ses personnages (humains ou animaux) et ses paysages (ports et voiliers, rues, mers...), ont bien du mal à se structurer ?
En tout cas, l’artiste manifeste depuis plusieurs décennies, avec une obstination jamais démentie, son désir d’assurer pour chacune de ses œuvres, une solide construction : de lourdes lignes, le plus souvent noires, cernent les éléments du tableau. Mais, malgré lui peut-être, cette “certitude” chancelle, du fait des mutations, conscientes ou non, auxquelles les soumet l’artiste.
Ainsi, le zébu est-il parcellisé à l’égal des “champs” environnants dont il semble partie intégrante. Et sa bosse se prolonge en un “avion” inversé, sans qu’il soit possible d’affirmer si un piqué intempestif a fait (“atterrir” n’est pas le mot adéquat, il faudrait dire) “abossir” ce dernier ; ou si le déploiement oblique ascendant de ses ailes a transformé les ailerons en formes ovoïdales qui pourraient être des habitations situées sur des hauteurs ?...
Ailleurs, un personnage encapuchonné, tenant d’une main une croix orthodoxe, tente de l’autre de faire avancer un âne rétif, aux quatre sabots calés au sol et au corps déjeté dans son refus d’avancer. Tous les éléments sont bien présents, anatomie et harnachement ; mais le corps devient village enclavé où les ouvertures des maisons sont les taches de sa robe ; et l’ânée constitue les toits pointus ; tandis que le croupon se dresse comme un sémaphore au-dessus d’une route oblique... au-dessus de laquelle vole une chauve-souris situant la scène au crépuscule... Tout cela s’enchaînant, s’entrelaçant comme un chapelet qu’on égrènerait !
Même répartition parcellaire pour un groupe de personnages côte à côte, comme au spectacle, puisque tous ont le regard fixé vers un même point situé en off : vers une scène, un écran, plus vraisemblablement le peintre ? Mais toutes les créatures de Jean Vodaine, quel que soit le contexte, têtes chauves dépourvues d’oreilles, grandes bouches rouges et yeux dilatés sans paupières, regardent vers lui !
Et puis, comme l’artiste ignore la perspective, elles sont toutes situées sur un même plan, de sorte que le cou du plus “haut” semble pénétrer dans le crâne de l’immédiat inférieur (du rang de devant, en somme), qui... jusqu’en bas. (A moins que les petits êtres pictographiques dansant en sarabandes au gré des vallonnements des prairies, soient supposés créer des plans lointains ? Mais du fait de la configuration des œuvres, ils sont eux aussi sur le même plan que les éléments essentiels de l’œuvre ! Bref ! le dilemme reste entier ! Et bien malin celui qui, dans ces proximités et ces enchevêtrements, dira où sont les corps et à qui ils appartiennent ; puisque ce qui, par exemple, pourrait être celui du personnage du haut, à l’extrême gauche, devient bassin où nage un poisson rouge ; et celui d’en bas, parterre fleuri ! Seuls, quelques bras sont évidents, terminés par des oiseaux ou des fleurs !
Autre constante de l’œuvre de Jean Vodaine, et véritable monomanie, les milliers de minuscules points colorés qui emplissent littéralement les “espaces”. Corroborant la lourdeur des lignes et supprimant toute respiration, toute idée même de légèreté, ils contribuent, en générant des plages de couleurs, à la structuration des scènes. Et s’ils donnent aux œuvres une facture néo-impressionniste, ils les rapprochent surtout de la démarche pointilliste obsessionnelle de nombreux créateurs de l’Art brut.
Il faut parler enfin du talent de coloriste de cet artiste qui affectionne, pour ses sortes de mosaïques peintes, des teintes chaudes ; et, grâce à la conjonction de couleurs pures sur couleurs pures, donne à ses compositions une connotation de grande convivialité ; vivante et ludique.
Car, au fond, s’il est né avec le premier quart du XXe siècle, Jean Vodaine a gardé une grande naïveté, l’esprit jeune et serein de ceux qui, contre vents et marées, trouvent un jour leurs racines, parce qu’ils peignent avec leur cœur.
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2000 ET PUBLIE DANS LE N° 68 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.