la mort 1
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LA MORT N’EN SAURA RIEN : RELIQUES D’EUROPE ET D’OCEANIE.

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La coutume veut qu’Art populaire soit synonyme de créations-témoignages de vie, avec une connotation différente, selon les ethnies et les régions. Pourtant, il semble bien que l’art populaire le plus ancien puisqu’il remonte à la plus lointaine préhistoire, se rapporte à la mort : les rites funéraires se retrouvent en effet dans toutes les civilisations. A la fois différents, mais d’intentions similaires, leur but est d’une part de remplir un devoir de mémoire ; d’autre part de maintenir un lien entre les vivants et l’au-delà. Reliques de toujours et de partout, donc, ces cultes funéraires vont des peintures aux masques, et culminent avec la sacralisation des crânes.

La mort nen dira rien

Priez les dévots mornes

Nous dansons sur les tombes

La mort nen saura rien

(Apollinaire, Funérailles, Le guetteur mélancolique. Poèmes divers (1900-1917))

 

La mort, peut-être. Mais les humains, eux, le sauront ! Ils le savent, d’ailleurs, depuis la nuit des temps où, dans toutes les religions imprégnées de magie, le rôle des peintures fut non pas de plaire ou de distraire comme il l’est devenu, mais utilitaire. Il eut pour but d’envoûter l’ennemi (bison...) pour le clan. Puis, à l’aube de la civilisation, il consista à charmer le double toujours vivant du défunt ; enfermer ce dernier dans les contours dessinés par les pigments ou gravés dans la pierre, afin de l’empêcher de sortir de sa tombe, etc.

la mort 2
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Dès le XIe siècle, l’Eglise à son apogée constella l’Europe naissante d’églises et de cathédrales dont la peinture romane fut le symbole, de même que la coutume de traiter les cadavres et surtout leurs crânes avec la plus grande révérence. C’est pourquoi, aussi bien conservé soit-il, le squelette dépouillé de sa chair et de ses couleurs ne nous donne –malgré le faste dont il fut apparemment entouré- qu’une pâle idée de ce que furent les funérailles dans les nefs rutilantes de peintures polychromes scintillant sous l’éclat des cierges et dans le chatoiement d’une foule recueillie.

A la même époque, et sur tous les continents, les iconostases se couvraient d’or et de pierres précieuses, les moines bouddhistes tapissaient d’argent les crânes de leurs grands lamas... et toutes sortes de populations organisaient autour de leurs morts, des cultes témoignant de  préoccupations similaires.

la mort 3
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La très belle, très originale et très inattendue manifestation  organisée à Paris par Yves Le Fur au Musée des Arts Africains et Océaniens, propose en un itinéraire initiatique, des reliques illustrant l’existence ancestrale de ces cultes en Europe (France, Allemagne, Autriche, Suisse), en Indonésie, Amérique du Sud, Afrique et Océanie. Elle illustre en 76 exemples “choisis pour leur qualité esthétique et leur représentativité, l’existence planétaire de ces rituels funéraires qui visaient –visent-- à conserver par devers les peuples, la présence bénéfique de leurs ancêtres défunts et, –ou-- par des chasses aux têtes, s’approprier la force de leurs ennemis.

Très impressionnantes, ces oeuvres datées du XIVe au XXe siècle, vont du “simple crâne peint, au dispositif reliquaire complexe”, mettant en évidence le caractère à la fois spécifique et universel de ces reliques. Elles proposent au visiteur,

                    des parures du vif / parures de l’au-delà, d’Océanie et d’Europe, visant à “maintenir en esprit” les morts dans le monde des vivants, à faire qu’ils continuent d’y exercer des pouvoirs”.

                    des visages reliquaires d’Océanie et d’Europe : « ces crânes surmodelés, étaient destinés à conserver “les traits des défunts”.

                    des mystères enclos : “La relique n’est pas directement présentée à la vue du spectateur, mais recouverte d’un tissu ou d’une matière précieuse ; ou enfermée dans un reliquaire lui-même conservé dans un édifice cultuel ; cette distance ayant pour but d’affirmer leur caractère sacré”.

                    L’Ostension : “Tenues à distance en tant qu’objets sacrés, les reliques sont toujours des signes de richesse et de puissance... Aussi doivent-elles être montrées ou découvertes au moment de cérémonies importantes dans la vie des communautés.” Le moment de cette présentation est l’Ostension.

                     Des Saints et ancêtres : présentés par le truchement de statues-reliquaires visant à “restituer l’image “complète” ou l’idée (que l’on a gardée) d’un être disparu”, qu’il s’agisse de Saints martyrs (Europe) ou d’initiés (Vanuatu).

                     Des trésors reliquaires  comprenant un présentoir à crânes de Papouasie-Nouvelle-Guinée et un autel-reliquaire allemand.**

 

“Vérité en deçà, erreur au-delà”. Ces objets, ces crânes ouvragés en particulier, qui étaient religieusement considérés dans leurs églises par des Européens, furent longtemps jugés par ceux d’entre eux qui partirent conquérir le monde, comme des témoignages de sauvagerie, de barbarie, de primitivisme. C’est donc le mérite de cette exposition d’innover, avoir l’audace de mettre officiellement en parallèle, oeuvres européennes chrétiennes et oeuvres  d’ailleurs ; les combiner en une osmose telle qu’au bout d’un moment, le visiteur oublie la “certitude” religieuse des unes, la connotation “païenne” des autres, pour se laisser porter par son admiration pour toutes !

 

la mort 4
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Et c’est là que cette manifestation pose un autre problème : Détournées de leur sens premier, arrachées (même pacifiquement) à leur contexte cultuel –culturel-- et présentées dans un musée, ces reliques dépassent désormais le simple cadre religieux. Elles deviennent témoignages anthropologique, ethnologique voire archéologique de civilisations qui, depuis des siècles, ont gravité autour d’elles. S’agit-il toujours, subséquemment, d’objets religieux ? Ou, présentés à l’égal de peintures et de sculptures, sont-ils devenus profanes ? Ou encore, inversement, le musée “sanctuaire des valeurs laïques et républicaines, peut-il se transformer en sanctuaire religieux ?”.

Il est évident que pour chaque visiteur, la conclusion sera subjective et que son “regard” sur l’exposition dépendra de cette subjectivité. Pourtant, croyant ou athée, cette visite va susciter en lui un profond dualisme : Il “sait” a priori à quelle sorte d’“objets” il va avoir affaire ; il a “conscience” que ces reliques n’ont pas été conçues POUR être belles. Néanmoins, leur étrangeté, leur beauté justement incontournable, leur magnificence parfois, la recherche particulière et l’imaginaire à la fois répétitif et individualisé qui ont accompagné leur gestation ; le soin et le talent collectifs dont ils témoignent de la part de “créateurs” anonymes... sont tels que, faisant ressurgir des atavismes de religiosité profonde, chacun sera sensible à la puissance qui en sourd et force le respect. Mais, par ailleurs, l’oeil habitué à être voyeur dans sa culture occidentale, l’amènera à y voir en même temps une création esthétique.

Il semble bien d’ailleurs, qu’envisageant cette double démarche entre reconnaissance ethnologique et culturelle et vénération cultuelle, les organisateurs de cette exposition intelligente et sensible aient souhaité donner à chacun la chance d’évoluer en toute sérénité : l’éclairage feutré (celui des églises d’antan, quand il n’était pas encore galvaudé par les halogènes) ; la disposition des oeuvres groupées par identités similaires ou isolées en raison de leur spécificité, obligent le “passant” à une sorte de pèlerinage lent, au cours duquel il va admirer en silence, se recueillir en laissant libre cours à son propre imaginaire, ponctuer d’évidences cette promenade au long de mondes à mi-chemin entre les vivants et l’au-delà.

. Néanmoins, au cours de cette circumnavigation, va s’imposer malgré l’absence de tout hiatus conceptuel, la différence entre la sobriété des reliques océaniennes, crânes peints ou ceints de minuscules objets à valeur de symboles quotidiens (petits os, monnaie, plumes, etc.) et la somptuosité, le baroquisme de celles d’Europe, squelettes en armures finement ouvrées, vêtus de tissus richement brodés d’or, d’argent, flamboyant de pierreries ; autels-reliquaires ou “jardins de reliques” surchargés de symboles, de motifs floraux ou scripturaires... la conclusion étant que le culte identique des ancêtres pouvait donc, naguère, évoluer de la plus profonde humilité à la plus provocante arrogance, selon que les reliques qui en étaient le témoignage appartenaient au peuple demeuré proche de “ses” dieux ; ou étaient  commandées par de riches bourgeois désireux de s’assurer les bonnes grâces de “leur” Dieu !

 

Sérénité ? Humilité ? Arrogance ? Là encore, quelle peut, dans ce lent pèlerinage, être la place du spectateur ? Ces crânes lui renvoient l’image de ce qui adviendra de lui dans le meilleur des cas (car il ne faut pas oublier qu’une telle sacralisation était réservée à des individus « importants » ; et qu’il y a fort peu de chances que ce spectateur bénéficie de semblable adoration) ; d’où, (généraliser ces implications psychologiques est impossible, mais plausible !), une sensation d’oppression et d’angoisse allant crescendo. Mais alors, naît le sentiment que “pour le moment”, il est bien vivant, arrogant lui-même face à LA MORT qui ne saurait le prendre déjà ! Même le titre de l’exposition est là pour le rassurer, lui affirmant que, de ses états d’âme, de ses interrogations, de ses profanations, La Mort ne saura rien. Alors, il peut quitter ce lieu en donnant la primeur à son sens esthétique, repartir émerveillé, rassuré et grandi. Et, même si, parvenu sur le seuil du musée, il avale inconsciemment une large goulée d’air et soupire d’aise, s’impose la certitude qu’il est le vainqueur,  que, malgré  cette omniprésence de la mort à laquelle il vient d’être confronté et du caractère inéluctable de son propre destin, pour lui triomphe la vie !

                                                                       Jeanine Rivais.

 

** La liste des catégories d’objets présentés est extraite du catalogue de l’exposition.

la mort 5
la mort 5

* Un magnifique livre, conçu bien au-delà d’un catalogue, très documenté, avec de nombreuses illustrations en couleurs, accompagnait cette exposition, en évoquait la conception, les buts, les différentes parties, les possibles implications psychologiques, philosophiques, sociologiques---

 

CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L’ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.