LES COSMOGONES DE JEPHAN DE VILLIERS, sculpteur

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   Le Grand Bâton de la Mémoire (1) atterrit silencieusement. Par la porte ouverte apparut, semblant voguer d'un même élan, une foule d'individus serrés les uns contre les autres ; fixant le décor extérieur de leurs grands yeux sphériques dépourvus de paupières. L'extrême pointe de leur abdomen reposait sur un gigantesque polypore (2). Figés au pied du spationef, les humains contemplaient pour la première fois, ces étranges cosmogones arrachés à l'attraction de leur planète située à des millions d'années‑lumière. Aussi indéchiffrables que les hiéroglyphes, des textes scripturaires tapissaient les parois de l'habitacle..." (3)

   Ainsi pourrait commencer l'histoire des êtres nés des mains et de l'imaginaire de Jephan de Villiers, homme des bois ! Homme attaché, plutôt, au mysticisme de l'Arbre, à l'attraction exercée depuis la naissance de l'Homme, par la forêt ; s'y réfugiant tel un ermite pour participer à sa sauvegarde : mais aucun tapage écologique dans sa démarche ; un cérémonial comparable à celui des druides pour qui la cueillette du gui garantissait au village paix et harmonie.

   Tel un collectionneur, l'artiste glane plumes d'oiseaux, mousses, feuilles, écorces, brindilles... : la moisson achevée, il se transforme en ethno‑entomologiste pour créer dans une veine fictionnelle proche des insectes, une étrange ethnie dont seuls les visages sont en résine dure (d'où l'opposition rigidité faciale / fragilité abdominale, insensibilité au temps / soumission au cycle des saisons , intemporalité de la pensée / vanité du corps... exprimées par ces petits êtres ! ) Humanoïdes au premier abord, ces visages sont en réalité similaires à ceux des odonates. Et les yeux, bien que fixant tous un même point, semblent capables de se mouvoir d'un bout à l'autre de l'horizon. Ces créatures singulières sont tellement semblables que leur avancée silencieuse suggère un fascinant cortège de clones. Et c'est bien de compositions végétales qu'il s'agit : les corps de ces personnages mimétiques ressemblent à des chrysalides constituées de feuilles imbriquées, de minuscules racines, d'infimes bris d'écorces, le long desquels des rémiges font office de capes protégeant ces fragiles abdomens ; ou de membres supérieurs pour ces individus érigés.

En même temps, Jephan de Villiers place ses individus au sein d'une mythologie élaborée autour du culte du bois : le bûcheron en lui, peut-être, rassemble en fagots de menues brindilles, pose au pied d'une assemblée, un brancard de rameaux sur lequel gît un protagoniste blessé ; accroche à quelques branchettes un personnage émergeant de son cocon, fait avancer en rangs bien ordonnés une armée de coléoptères si réalistes qu'ils semblent étrangers dans ce monde de créatures fantasmatiques... Maintes fois, le sculpteur cisèle une "amande" finement ligaturée comme jadis les globes royaux. Suspendu au‑dessus des groupes, glissé sous un lambeau d'écorce, incrusté dans le ventre d'un "ange", ce symbole est tour à tour puissance tutélaire, châsse enfermant la mémoire des origines de cet univers insolite, source de vie de ces étranges cosmogones conçus avec infiniment de minutie, de talent et d'amour par un de nos derniers sylvains !

Jeanine Rivais.

 

(1) Titre d'une oeuvre de Jephan de Villiers.

(2) L'Ile des bois‑corps.

(3) Ces signes reviennent dans de nombreuses compositions de Jephan de Villiers.

(4) JEPHAN DE VILLIERS : créateur de ces étranges cosmogones qui peuvent vous apparaître aux sources du Gange, en Chine, en Amazonie... dans la forêt de Soignes en Belgique ; et tous autres lieux, si vous savez leur inspirer confiance.

 

CE TEXTE ECRIT EN 1998 A ETE PUBLIE DANS LE N° 34 DE DECEMBRE 2013 DE LA CRITIQUE PARISIENNE.