Qu'est-ce qui a pu amener Yves Briand à renoncer au métier d'architecte ? Trop de calculs et de strictes géométries ? Des impératifs trop rigoureux ? Pas assez de moments conviviaux ? Pas assez de place pour l'homme ?...

Et quelques années plus tard, pourquoi un nouveau changement, alors qu'il était confortablement installé dans sa carrière d'artiste, créant de magnifiques paysages, dans de belles couleurs douces, parfois sombres, où les nuages offraient des flous harmonieux, où la terre invitait l'homme à vivre sans heurts, en parfaite concordance avec la nature. Des paysages vides, cependant, dépourvus de tous angles durs ; où l'homme n'apparaissait jamais, bien que l'artiste affirme : " tout mon travail est guidé par une soif d’harmonie entre la nature et moi-même" ! Alors, est-ce ce sentiment de perfection, l'absence de tout aléa, ou ce vide dans la plénitude qui ont fini par le lasser ?  

Ou bien a-t-il pris conscience que, de nos jours, le monde ne tourne pas très rond, qu'il est mouvant, contingent. De là à penser à tous les miséreux de la terre, il n'y avait qu'un pas. Il l'a franchi au cours de cinq longues années d'un travail acharné qu'il a proposé au public à la veille des fêtes de Noël, ce moment où le dénuement semble encore plus misérable ; ou les démunis rêvent encore plus fort d'improbables possessions… Et cette exposition fera date dans l'histoire d'Yves Briand, dans sa vie d'artiste comme dans sa vie d'homme, parce que tout ce qui existe de bonté, empathie, tristesse, mélancolie, peur, angoisse, douleur et désespoir se retrouve dans ses œuvres, attestant qu'il s'agit-là d'un parcours du cœur !  Profitant de ce qu'il décrit son "geste à la fois vif et dans le laisser-faire", il a exprimé en même temps que ses ressentis, ses émotions immédiates et brutes, ceux de tous les maudits de la terre, les infirmes, les prisonniers, les solitaires, les humbles de toutes origines. Ceux pour lesquels tout espoir a disparu ou serait vain, qui doivent à chaque moment de leur triste existence, lutter pour vivre, voire survivre ! 

 

Chaque œuvre, peinte en des ocres chargés de mélancolie frappe le visiteur par sa conception minimaliste, parce que seul l'essentiel y est dit, plaçant le personnage au centre d'un décor dont il faut noter qu'il n'est jamais misérabiliste, mais dans lequel portes, fenêtres, lucarnes sont toujours closes. Jamais misérabiliste ? Sauf, peut-être les bains-douches qui semblent être l'apogée de la désespérance avec leur sinistre lumière violacée, les cris et bruits de la rue remontant jusque-là, où se retrouvent de pauvres êtres nus, la peau fripée, le cheveu rare, regardant de leurs yeux morts dans des miroirs sans tain, leurs poitrines creuses et leurs visages fatigués ; promenant leur goutte-à-goutte ; ou assis, leur marcel crasseux remonté sur leur bedaine proéminente en train d'attendre. Attendre quoi ? Le savent-ils eux-mêmes ? 

Quant aux autres, leur immobilisme génère leurs inquiétudes, leurs questionnements sur le sens de leur vie, pour conclure qu'elle n'en a aucun, réaliser qu'ils passent leur temps à attendre la mort sans savoir quoi faire ni pourquoi : bref, que tout cela ne rime à rien. Cette litanie d'individus s'ennuyant ferme, présente de la part d'Yves Briand, une sorte d'inexorabilité, montrant la vacuité de leur existence ; même s'ils se retrouvent, l'un priant à genoux, mains jointes ; un autre, seul sur un banc dans une salle des pas perdus, détournant son regard de celui, hostile, de quelques congénères ; un autre encore suivant désespérément des yeux, derrière des barreaux, le passant en off… tandis que son voisin de cellule, n'en pouvant mais, s'est pendu et, devenu squelette, gît au sol… 

 

Les bains-douches
Les bains-douches

          Et des squelettes, il y en a pléthore dans l'œuvre d'Yves Briand. Chacun sait que la peur de la mort est dans le cœur de l'homme. Que c'est son angoisse existentielle face à son destin. Et que, pour la majorité de ces nécessiteux, elle est omniprésente. Seuls ou en groupe, la mort et son alter-ego osseux sont donc la dominante d'un nombre impressionnant de tableaux : Dos tendu, sur son siège de bar, ses yeux hallucinés tournés vers la porte, un homme -d'ailleurs, presque tous les protagonistes des créations d'Yves Briand sont des hommes- semble appréhender qu'elle soit le prochain client entrant ; un autre, penché en avant dans son fauteuil comprend l'imminence de son "départ", puisqu'elle s'est collée à son dos ; tandis que de son doigt étique, elle prévient un troisième que son tour arrive ; et que deux squelettes riant à gorge déployée, à table de part et d'autre de leur hôte en état de sidération, semblent lui annoncer qu'aujourd'hui, sa mort sera au menu ! Ailleurs, quatre d'entre eux emmènent un pauvre hère en une ronde effrénée. Et, parvenu à deux œuvres qui semblent, par leur extrême concision, par la nudité abjecte du décor, le point d'orgue de cette lente marche funèbre, le visiteur questionne son propre esprit sur la distance réelle existant entre le coin anonyme, dépourvu de tout élément convivial, où rient aux éclats deux personnages complètement nus, et le sombre salon toutes lumières éteintes, stylisé, lignes blanches sur fond noir où délibèrent une dizaine de squelettes ? 

          Finalement, comme ces gens qui, naguère, s’asseyaient en rond avec leurs voisins et parlaient de leurs misères, Yves Briand œuvre sans aucune recherche du spectaculaire. Mais puisque, dans son cœur, nostalgie et tristesse il y a, elles n'ont rien à voir avec ce qui demeure pour certains, le "bon vieux temps" : elles parlent d'aujourd'hui, parfois de pavés usés arpentés par des êtres eux-mêmes au bout de leur résilience ; et toujours de huis clos, d'ambiances saisissantes, d’un réalisme transcendant : c’est pourquoi, dans sa démarche, ni effets spéciaux, ni lieux de vie sophistiqués : chaque œuvre ne peut exprimer qu’un endroit tragique et misérable et/ou un sujet supportant tristement son lot d'anonymat.

          Et le visiteur s'interroge alors : une telle création a-t-elle été un plaisir pour son auteur ? A-t-elle été une souffrance ? Toutes ces cohabitations d'éléments répétitifs ne le troublent-elles pas ? Et si, malgré tout il persiste et semble heureux, n'est-ce pas parce que cela a été sa façon bien à lui d'évacuer son mal-être ? Cette infinie transcendance dont il fait preuve n'est-elle pas le moyen qu'il a trouvé pour conjurer ses propres angoisses ? Autant d'interrogations sans réponse définitive ! Au fond, qu'importe : Yves Briand est un artiste de grand talent et, pour ce visiteur, considérer sa démarche en regardant ses œuvres, est, paradoxalement, vu la gravité du propos, un plaisir tragique et un peu honteux pour les yeux et pour le cœur ! 

Cette exposition est d'autant plus saisissante qu'elle bénéficie de l'empreinte de Didier Benesteau, metteur en scène de réputation internationale qui, avec son sens de l'orchestration harmonieuse d'œuvres créées par d'autres, a su aller au tréfond de la recherche d'Yves Briand, faire avec lui l'inventaire des émotions humaines. Pour cela, il lui a fallu jouer de la lumière pour mettre en évidence ici un individu solitaire ployant sous une vie trop dure pour lui ; ou au contraire créer une pénombre d'autant plus inquiétante ; voire imaginer cette lumière violette et les bruitages persistants qui ont donné aux personnes visitant les bains-douches le sentiment d'avoir découvert le summum de la pérégrination du désespoir peinte par l'artiste. Fallu aussi créer, par la disposition des œuvres, telle une sorte de chemin de croix, un éréthisme qui va progressant et laisse à quiconque est  parvenu à la fin de son cheminement, un sentiment d'extrême contention. Fallu, en somme, mettre son immense talent, toutes ses forces, son esprit et son cœur, sa sensibilité, son expérience émotionnelle face à la puissance du travail d'Yves Briand, pour en assurer la transcendance. Fallu enfin veiller à ce que, par leur travail commun, ils conjuguent tout ce qui existe profondément dans le monde, d'angoisse, douleur et désespoir… et le fassent ensemble surgir des œuvres du peintre.

Jeanine RIVAIS

 

Ce texte a été écrit en décembre 2022, suite à l'exposition de l'artiste intitulée "NOËL QUOI QU'IL EN COÛTE", dans la salle Nominoé à Dol-de-Bretagne.