JACQUES PIERRE LEFORT, UN CONQUERANT DE LA MATIERE, UN CREATEUR FANTASMATIQUE
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"Le rêve est la forme sous laquelle toute créature vivante possède le droit au génie, à ses imaginations bizarres, à ses magnifiques extravagances". Jean Cocteau.
A six ans, Jacques Pierre Lefort peignait tantôt les vaches de la campagne limousine environnante, tantôt les chevaux qui, à Paris, tiraient la traction hippomobile entre les Glacières de l'Union et les Pompes funèbres de Levallois-Perret, tantôt encore des cowboys et des Indiens, avec le copain Chabert ! Et ce talent inné lui a permis de créer à son gré, et même de se consacrer, dès l'âge de quatorze ans, aux arts "sérieux", ceux que l'on apprend dans les écoles, au point qu'à seize ans, il peignait, plus vrais que vrai, des tableaux de tournesols qu'il vendait cent-cinquante francs à (déjà !!) un collectionneur !!! Diplômé en 1962, il a partagé sa vie entre l'enseignement des Arts appliqués, la peinture et la création de tapisseries. A hanter son atelier, le visiteur peut conclure que créer, créer… a été –continue d'être- chez lui une véritable boulimie, à tel point qu'il se désolait récemment qu'il soit impossible de voir nombre de ses œuvres, et qu'il s'exclamait : "C'est tassé ainsi depuis 2005 et il faut que je joue au pousse-pousse pour aérer les choses de ma vie régulièrement..."
"Les choses de ma vie", écrit-il ! C'est qu'en effet, art et quotidien vont pour lui de pair, depuis toujours absolument inséparables ! Et que, si les écoles ont pu développer ses techniques, sa vie familiale a de tout temps nourri son inspiration, envahi son esprit créateur. Dès l'origine, coincé entre le garage du grand-père paternel, où il a pu apprendre à bricoler ; et la boucherie-charcuterie du grand-père maternel où, à l'horreur épisodique d'un chien errant se goinfrant de tripailles, il a vu journellement arriver des carcasses de viande ; découper des morceaux sanguinolents ; sortir de la chair molle les os à coups de couteaux adroits, etc. A un tel point d'ingestion, qu'il a "dû régurgiter", "rendre compte" : tout cela, les couleurs, les odeurs, la texture, si prégnant qu'il lui a fallu en venir à être lui-même "boucher"… sur la toile bruissant de souvenirs, bien sûr ; le sommet de cette coopération entre le passé familial et la quotidienneté de cet étalage viandeux ayant eu lieu lorsqu'il a exposé sa série "Boucherie" dans une boucherie de la rue des Boucheries ! En exprimant cette démarche, l'artiste parle, bien entendu, de la peinture comme expression des formes, des couleurs, des lumières, et non comme moyen de représenter des sujets ou des anecdotes. Car il s'est agi pour lui, de tout temps, d'"aller au plus profond de soi et au plus loin dehors", comme l'écrivait à propos des artistes, le poète Antoine Emaz.
Fort de cette avidité de peindre ce qui l'entourait, Jacques Pierre Lefort aurait pu n'être qu'un reproducteur réaliste d'une vérité crue, d'une poésie du terrifiant. Mais c'était sans compter sur son insatiable curiosité, sa soif de savoir qui l'emmènent intellectuellement de par le monde, questionnant le passé, le présent et le futur. Doté, subséquemment, d'une immense culture. Explorant à SA façon l'univers. A SA façon, sachant en rendre raison. Mais il n’a ni un esprit simple, ni un cœur léger. En attestent ses oeuvres mettant à nu son mal-être existentiel, son intérêt angoissé pour l’humanité, et les aléas de son environnement. Générant ainsi un huis clos, au fil duquel le visiteur avance, perplexe, sans avoir jamais la certitude de détenir la bonne clé. D’autant que ne respectant aucune tradition artistique, mais ayant créé son style éminemment personnel, l’artiste ne lui livre jamais tout prêt ce qu’il exprime. Progressivement, pourtant, ce visiteur prend conscience de la "profondeur psychologique" des scènes de Jacques Pierre Lefort : Bien que, comme il est dit plus haut, plusieurs années d’études plastiques l’empêchent d’appartenir à l’Art brut, il produit un "Art immédiat", qu'il exprime sans nuances. A savoir sa difficulté à trouver un équilibre dans le monde ; l’âpreté avec laquelle il cherche à tirer la quintessence des objets qui "entourent", "situent" ses personnages.
Son travail est essentiellement basé sur la mémoire. Il confronte notre mémoire collective à une mémoire plus personnelle. En effet, il s’appuie sur le langage universel et intemporel des symboles (signes ethniques, empreintes, traces, signes de vie, mémoire du temps). Ses créations interrogent la matière, l’espace (le cosmos) et le temps (présent/ passé). Son travail, bien qu'autobiographique se situe entre fiction et réalité. Ses créations se construisent depuis toujours à partir des matériaux délaissés ou des restes (déchets organiques, vieux vêtements lui ayant appartenu). (Un passage chez les créateurs d'Art-Récup', en somme). Auxquels il octroie une seconde vie, de nouvelles traces.
Traces de l'artiste, donc, mais aussi du visiteur qui contemple l'objet. Qui va, peut-être, en le touchant, générer de nouvelles traces, de nouvelles émotions éprouvées à contempler des oeuvres apportant la mémoire d'autres peuples ; d'origines parfois si lointaines mais donnant une telle impression de proximité. Tantôt provocatrices, tantôt évocatrices ou réalistes, imposantes ou modestes… Œuvres fascinantes, aux morphologies imprévisibles ou ambiguës ; véhiculant tour à tour un tel sens de l’humour ou de la gravité, de l’érotisme raffiné ou de la brutalité, de la cérébralité ou de la sensualité ; une telle maîtrise de l’infime détail ; un tel talent à faire jouer la lumière sur ses courbes ou ses arêtes, un tel sens du volume, de l'espace et de la densité : un tel savoir-faire, en somme, dans l’art de travailler les matériaux les plus invraisemblables, qu'elles suscitent immanquablement respect, admiration et regret de les quitter ! On trouve aussi dans son travail, une recherche constante de mouvement contrecarrée par l'aspect souvent figé des personnages. Une définition récurrente qui fait de son travail une sorte d’archéologie obsessionnelle reposant sur un "rituel" basé sur le tri, l’assemblage, l’ajout, l’accumulation, la répétitivité, et enfin, le vécu.
C’est pourquoi, sur toile ou sur papier ; à la peinture à l’huile, au pastel, à l’aquarelle ou à la peinture de bâtiment, techniques qu’il maîtrise toutes avec la même science, se succèdent des "portraits", des groupes parfois, à la fois terribles, durs ou attendrissants... Leurs formes austères déterminent leur sobriété et, quelle que soit l’expression choisie, isolent chaque sujet dans une sorte de vide psychologique généré par l’absence totale de "cadre de vie". C’est pourquoi également ils sont à la fois si différents, et toujours semblables ! Semblables encore et toujours, par la faculté qu’a l'artiste de saisir l’essentiel en un geste rapide, incisif, pour produire ses créatures intemporelles et si particulières.
Car Jacques Pierre Lefort est parvenu à un stade de création où toutes les définitions deviennent impropres. Où les seules comparaisons possibles seraient avec l’univers kafkaïen qui fait de l’angoisse l’expérience fondamentale de l’homme. Ou bien avec ses prédécesseurs, les Expressionnistes dont il rejoint le besoin d’épancher une subjectivité marquée par le sentiment de la souffrance et du tragique ; en un style basé sur la déformation et les stylisations propres à créer un maximum de force expressive... En tout cas, quels que soient les référents que lui attribuent ses visiteurs, ses gens sont assurément "d’ici", mais ils sont aussi d’ailleurs, universels ! Corps quasi-réalistes, mais visages intemporels, sans aucune définition sociale, à la fois fantasmes et obsessions d’une sombre réalité ; reflétant peut-être les états d’âme ou les angoisses de l’artiste ? Conçus, en tout cas, à l’image de la vie, dans cette zone d’ombre un peu mythique, entre deux états aux frontières mal définies, de la condition humaine !
Du coup, peut-on appeler peintures, ses créations actuelles qui sont toutes ou presque en trois dimensions ? Bien qu'adossées à des supports, jouant dans l'espace ne sont-elles pas plutôt des sculptures ?
L’histoire du monde rappelle que les monstres ont occupé une place considérable dans l’imaginaire des humains, fascinés depuis la nuit des temps par tous ces êtres chargés de symboles, d’allégories ; issus de la mythologie ou du plus profond de l’inconscient et qui ont, au fil des civilisations, généré les lignes de démarcation entre paganisme et religions, entre raison et fantasmes. Car, le monde issu des visions et des apports culturels de Jacques Pierre Lefort est une profusion de créatures difformes et hybrides, étranges et mystérieuses ! Des sortes d'entités vivantes : Trio hétérogène, l'un carrément animal, l'autre humain privé d'yeux, le troisième aux bras/tronçons et au visage caché par un grillage ; serrés, chevauchant quelque cavale aux jambes affalées, aux yeux éteints, à la bouche féline, arborant de longues moustaches ; personnage au port royal, yeux exorbités, nez raide, bouche dédaigneuse, coiffé de linge blanc au-dessus duquel se dresse une unique oreille/feuille, l'autre apparemment cassée, bouche/brosse sous laquelle un groupe de perles brillantes contrastent avec un vêtement/peau plissé en tous sens, conçu en un bleu/gris mat très esthétique ; animal humanoïde au corps sanglé dans un vêtement rose brodé, aux jambes terminées par deux mains humaines, tandis que les bras se prolongent par des gants de boxeur, que les cheveux sont emmêlés, entourant un visage couvert d'une muselière… Le visiteur pourrait à l'infini décrire ces êtres tellement anomaux et touchants avec leurs reliefs, leurs plissements, leurs délicates broderies ou leurs renflements grossiers… les contrastes, oppositions, antithèses et/ou prolongements, toujours sans hiatus, avec l'idée –comble de l'humour noir- que tous sont vêtus des vêtements usés, délaissés par l'artiste ; que ces reliefs sont réalisés avec des bouteilles qu'il a bues, ou tous autres matériaux issus de sa vie, leur conférant du volume. Et soudain, vient à l’esprit de ce visiteur que Jacques Pierre Lefort doit éprouver une intense jubilation à échafauder chaque mise en scène : concevoir ses personnages, les façonner, préméditer le moment où ils vont appartenir à jamais à son univers ! Et se fait in petto la remarque qu'il est une constante dans cette œuvre : malgré leur étrangeté, les créatures thérianthropes nées de ses incursions dans l’imaginaire et la fantasmagorie, affirment leur qualité d’hommes plutôt que leur zoomorphisme. En dépit de leur aspect grotesque, on ne peut dénier à ces êtres une certaine grâce, les exagérations anatomiques complétant le mélange d’attraction et de répulsion qu’ils génèrent. Même si, intuitivement, certains ne laissent pas d’être émouvants.
D'autres fois, le voyage autour de sa chambre pratiqué par l'artiste, l'amène à concentrer une multitude en un seul être/lieu/événement : Et il est impossible de ne pas illustrer ce propos avec le magnifique Christ tout d'or vêtu, chevauchant "vers" le spectateur qu'il regarde de ses grands yeux bleus exorbités, tandis que tout autour de lui, une foule hurlante s'époumone de toutes les mimiques imaginables !
Alors, quelles peuvent être les motivations de Jacques Pierre Lefort, lorsqu’il s’entoure ainsi de ses allochtones ? Eprouve-t-il le besoin irrépressible d’élaborer une mythologie toute personnelle ? Ses "monstres" humains le fascinent-ils par la tension entre les sentiments de proximité et l’altérité fondamentale que fait naître leur aspect déroutant ? Lui, apparemment si posé, est-il emporté par ces êtres représentant une aliénation de la norme ? Sont-ils des facettes cachées de sa personnalité, puisque la thématique du monstre est liée à celle du masque, du miroir, du double ? Ou bien, comme le fait le Dr. Jekyll, faut-il s’interroger sur le possible sentiment de puissance que lui procure un dédoublement en de multiples individualités ? S’agit-il, tout simplement, d’une curiosité nostalgique se mêlant à l'attirance morbide et au goût de l'étrange procurés par la contemplation de ces corps et visages que, tel un démiurge, il conçoit de façon récurrente ? Est-ce enfin, esthétiquement, la volonté de parvenir à l’opposé de ce à quoi aspire la règle classique, en art ou dans la vie : une manière de provocation permanente, en somme ? Est-ce un peu tout cela à la fois ? L’artiste le sait-il lui-même ? Se pose-t-il toutes ces questions ? Qu’importe ! Il crée. Et ce qu’il crée est beau et surprenant, repoussant et fascinant, fallacieux et déraisonnable, original assurément : quelle meilleure définition pourrait-on donner d’une œuvre ?
Tout de même, avec tant de talent, peut-on comprendre que Jacques Pierre Lefort se considère comme un créateur maudit ?
Est-ce parce qu'en tant qu'artiste, il a le privilège d'avoir choisi un statut qui le fait passer quotidiennement de la montée en singularité (lorsqu'il peint ou sculpte) à la montée en objectivité (lorsqu'il pense avoir terminé une œuvre) ? Ne peut-on transférer au plasticien l'idée de ce voyage incessant et immobile que Fernando Pessoa désignait ainsi : "Chacun de nous appareille vers lui-même et fait escale chez les autres". Dans ce même mouvement, Pessoa rendait d’ailleurs compte du mécanisme de cette activité, qui nécessite la solitude et même l’isolement, ce "commerce privé avec le monde, que le moindre commerce avec les êtres peut troubler…". Jacques Pierre Lefort souffre-t-il de devoir revenir au quotidien, même si celui-ci a de tout temps nourri sa création ?
Ou bien, vu que son art a toujours eu une longueur d'avance, une longueur à côté, une longueur hors norme, peut-on appliquer à son oeuvre, ce qu'écrit Nicole Esterolle à propos de l'attitude des critiques envers l'esprit de la Collection Cérès Franco : "Le ressentent-ils comme un art de pestiférés inregardable, parce qu’anti-contemporain, non-commentable, non-financiarisable, et dont ils doivent donc se protéger ? Ces gens allergiques à ce type d’art, sont-ils d’une essence génétiquement améliorée ou dégradée par consanguinité, différente ou supérieure ? Appartiennent-ils à une autre et nouvelle espèce humaine, apparue par une sorte d’étrange mutation brusque, et n’ayant plus rien de commun dans son appréhension du monde, avec la précédente ? S’agit-il d’une nouvelle variété d’homo super-sapiens ultra-conceptualiste et analgésique, dont la survie nécessite un rigoureux éloignement prophylactique avec l’expression primitive, brute, sensuelle, poétique, tripale, tribale, généreuse, barbare, instinctive, caractérisant les artistes homo-strictu-sapiens de la collection Cérès Franco" ? La réponse est oui :Tous questionnements et adjectifs strictement applicables à l'œuvre et à l'esprit de Jacques Pierre Lefort.
Ou bien finalement, le doute est-il le caractère propre à tout artiste, l'insatisfaction permanente qui ne permet jamais à son ego d'être comblé ? Jacques Pierre Lefort appartient-il à une sorte d'ethnie spéciale qui sait s'approprier le monde, le refondre à son imaginaire, aller fouir les arcanes de notre civilisation pour en extraire le meilleur et le pire, continuer à être "rebelle", s'exprimer en créant un art forcément original, forcément inclassable… ne pas se laisser récupérer, mais, en dépit de son pessimisme, savoir déceler ceux que son travail interroge, fascine, et leur crier son existence, sa différence, ses valeurs…
Malgré tout cela, a-t-il sans cesse le vertige ? Ou un tempérament rigoureux ignoré à l'origine fait-il surface à l'ultime moment ? L'artiste éprouve-t-il le besoin de canaliser sa folie créatrice en plongeant dans l'onirisme le plus inattendu ? Qui "dépasse", bien sûr, les limites atteignables par le premier venu ? Mais à la fin des fins, au-delà de tous ces questionnements, malgré ce sentiment d'être incompris, n'est-ce pas une façon de prouver que, pour lui, la déraison a toujours raison !? Qui sait ?
Jeanine RIVAIS
TEXTE ECRIT EN MAI 2019, A COURSON-LES-CARRIERES.