JEAN-FRANCOIS MONTAGNE, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Jean-François Montagne, il me semble que vous avez deux parties distinctes dans votre travail : l'une qui me semble à la fois plus brute et plus intellectualisée que l'autre. Et l'autre qui est très décorative. Comment expliquez-vous cette partie où vous avez des animaux, des oiseaux, et des écritures ?

            Jean-François Montagne : En fait, je pense qu'il s'agit de paysages urbains, mais entièrement imaginaires. Dans lesquels il y a une logique picturale, mais pas de logique de vie.

 

         J.S-R. : Vous avez un très fort accent, seriez-vous canadien ?

            J-F.M. : Oui, je suis canadien français. Québécois.

 

         J.S-R. : En même temps, cette partie de votre travail me semble plus sentimentale que l'autre ? Je vois un cœur, ce qui me semble être une fleur… un personnage penché en train de sentir une fleur ?

            J-F.M. : La construction est aussi beaucoup plus éclatée. C'est drôle que vous disiez que c'est moins intellectuel, je n'en suis pas convaincu.

 

         J.S-R. : Dans ce cas, nous allons y revenir ! Vous avez pleinement le droit de ne pas être d'accord avec ce que je vous propose !

            J-F.M. : Je trouve que c'est plus sensible…

 

         J.S-R. : Oui, c'est dans ce sens-là que je disais moins intellectuel que l'autre où vous êtes "plus architecte" ! Alors qu'ici, vous êtes plus sentimental. Vous avez un petit fragment de ville au milieu d'un rond, comme si c'était une photo. Vous avez mis des petites écritures dessus. En fait, vous avez humanisé de petits îlots, alors que sur l'autre partie, vous auriez des villes entières ?

            J-F.M. : Oui, vous avez vraiment mis les mots sur ce que j'ai voulu faire. D'une façon générale, j'aime que les gens me parlent de mon travail, parce que je n'ai pas le détachement qu'ils ont. Je suis dans le travail, je n'ai donc pas besoin de me convaincre !

         J.S-R. : Sur certains tableaux, vous avez mis des écritures qui me semblent faire redondance avec le dessin. Je prends par exemple l'œuvre où vous avez un cube au milieu d'un espace presque noir, avec juste une toute petite tache verte qui me semblerait être un mini-personnage ? Et ce qui pourrait être une tache aléatoire perdue au milieu de cet espace noir. Non retouchée. Là, vous avez dessiné un cube sur lequel vous avez écrit : "Un cube, un cube". Et un trait qui semble signifier que vous pourriez le répéter indéfiniment.

            J-F.M. : Oui. Dans mon travail, il y a beaucoup de répétitions. Par exemple, "un chapeau, un chapeau, un chapeau"… Ou l'alphabet, parfois. En fait, le texte n'a pas une importance capitale. Le texte ne veut rien dire de spécial, je l'utilise comme une matière, comme une ligne. C'est de l'abstraction.

            Je définis mon travail comme de l'abstraction. Je prends des éléments figuratifs pour leur forme abstraite. Ce n'est pas un travail figuratif. J'aime les traits très simples, les personnages minimalistes. C'est ce qui m'intéresse. Le texte pour la textualité, pour ce qu'il veut dire, ne m'intéresse pas. Il n'est pas important de savoir ce qu'il dit. Il n'y a pas de logique dans l'ajout de textes.

Finalement, dans mon travail, qu'est-ce que je veux provoquer ? C'est le contraste entre les éléments figuratifs qui sont utilisés comme éléments abstraits ; face à des éléments, des gribouillis, des cercles, des lignes droites, des concentrations de signes…

 

         J.S-R. : Mais je n'irai pas jusqu'à dire que c'est de l'abstraction. Si je prends votre personnage en train de rejeter de l'eau, vous avez un bidon clairement défini. Vous appelez l'œuvre "Reniflement", mais la scène se lit parfaitement.

            J-F.M. : Vous avez raison. C'est une suggestion de figuration.

 

         J.S-R. : Oui, mais qui remplit un rôle fonctionnel, ou tout au moins figuratif !

            J-F.M. : Il y a une idée d'histoire. Je donne des éléments d'histoire. Des éléments éparpillés. Qui, eux-mêmes, racontent une histoire. Oui, dans cette optique-là, il y a un peu de figuration. Mais, dans le traitement d'image, la composition est intellectuellement parlant, composée de façon abstraite.

 

         J.S-R. : Vous avez mis des arbres réduits à leur squelette. Pourtant, quand on parle du Québec, les régions boisées sont célèbres, avec des images d'automne absolument magnifiques : vous ne les voyez pas ? Vous ne voyez que les cactus du désert qui n'existe pas chez vous ?

            J-F.M. : Mais l'hiver, nos arbres sont dépourvus de feuilles, c'est aussi ce qui m'inspire. J'aime les lignes de l'arbre, mais je ne peux rien vous dire de plus !

            L'arbre est un des éléments de mon inconscient, mais je ne peux pas vous dire d'où cela vient ? Je n'y ai pas encore vraiment réfléchi, mais c'est une bonne question !

 

         J.S-R. : Parlons maintenant de cette autre partie de votre travail, où vous avez uniquement des fonds noirs, comme précédemment, d'ailleurs, mais utilisés complètement différemment. Là, vous n'avez plus d'espace, sauf au-dessus de votre cité.         

J-F.M. : Cette construction-là devient beaucoup plus figurative. Là, on a une perspective. Même si c'est en deux dimensions, on peut vraiment voir une figuration.

 

         J.S-R. : Tout à l'heure, nous étions dans la perspective du vide, mais maintenant, nous sommes dans la perspective du trop-plein !

            J-F.M. : Oui, exactement ! C'est un nouveau questionnement que je me pose. J'essaie de me poser la question de la nécessité des vides et des pleins, que je ne me posais pas avant dans mon travail. Je commence à travailler aussi sur les contrastes de couleurs. Des contrastes de noir et blanc. Je veux faire aussi des contrastes de la forme, le vide et le plein.

 

         J.S-R. : J'ai l'impression, justement, que vous avez une foule, une multitude de petits éléments qui se côtoient, qui s'interfèrent, qui s'intercalent… De temps en temps, vous glissez une barre verticale… En fait, vous donnez l'impression que tout cela, ce sont des éléments matériels, d'où l'humain est pratiquement exclus ?

            J-F.M. : Il y a un peu de cela ! C'est un peu la folie humaine qui aurait créé des souterrains. Il y a une suggestion de souterrain ; que tout se passe sous la terre. En haut, il n'y a plus rien, que le vide, avec quelques arbres dépourvus de feuilles. Des montagnes…

 

         J.S-R. : J'ai l'impression, mais peut-être est-elle fausse, que chaque fois vous partez du centre. Par exemple, sur un tableau, vous êtes parti d'une fleur très stylisée ; sur un autre vous êtes parti d'une tache blanche d'où jaillissent des sortes des mains… qui vont en tous sens… Un petit personnage, quand même avec son chapeau, et un rond. Et après, vous remplissez jusqu'à ce que vous n'ayez plus de place, et qu'il n'y ait plus rien à remplir.

            J-F.M. : Exact !

 

J.S-R. : Est-ce la peur du vide ?

            J-F.M. : Je ne sais pas ! Mais vous avez mis le doigt là-dessus. Je dessine jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de place. Mais je dessine tout de même plus déconstruit. Je peux partir d'un endroit, le quitter pour un autre endroit. A un moment donné, cela va se rejoindre. Après cela, je peux remplir les parties qui sont encore noires.

 

         J.S-R. : Et pourquoi cette boulimie ? Qui donne l'impression que nous sommes dans un monde de science-fiction, où ne resterait plus que le matériel ; l'intellectuel ou le sentimental étant complètement exclus, puisque l'homme n'est plus là ?

            J-F.M. : Oui, c'est l'idée de l'abondance, de la surconsommation, le débordement des choses…

 

         J.S-R. : Pour vous, lorsque vous intercalez des petits cubes, des zigzags… avec des petits arbres très stylisés, comment vous vient cette nécessité ? Comment faites-vous ces associations d'idées ?

            J-F.M. : C'est très inconscient. Je pense que je fonctionne par automatismes, pour ces travaux-là. Je me laisse aller. Je mets de la musique. Il m'arrive même de dessiner en parlant au téléphone. C'est là que c'est le mieux, que je travaille le mieux, parce que je ne pense pas, je ne réfléchis pas, les personnages sortent tout seuls… Parfois ce ne sont que des traits abstraits. Tout se chevauche.

         J.S-R. : Sur certains, nous retrouvons vos "arbres d'hiver", comme vous dites. Sur un autre, vous avez placé un S. Est-ce parce que vous avez voulu faire comme sur les cartes de géographie ? Sinon, que fait ce S rouge au milieu de nulle part ?

            J-F.M. : C'est très sentimental. Pas du tout intellectuel. Très personnel. J'avais trouvé des lettres autocollantes dans la rue. Dans mon travail, il y a beaucoup d'amusement, de plaisir. Quand je m'amuse, surgissent des choses qui ne s'expliquent pas. Tout simplement, je trouvais cela beau. Si vous regardez bien, il y a aussi des lettres en noir, un gros O. Il y avait des collants de toutes sortes de grandeurs, de couleurs, j'en ai mis beaucoup de noirs, et puis je me suis dit que si j'en mettais un rouge, cela pourrait déstabiliser le visiteur, qui se demanderait pourquoi il est là ? Je trouve cela intéressant de supprimer la monotonie. C'est tout, je pense !

 

         J.S-R. : Est-ce qu'il y a d'autres thèmes que vous auriez aimé évoquer et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez souhaité entendre et que je n'ai pas posées ?

            J-F.M. : Tant que ça ! Je pense que vous avez pas mal fait le tour ! Mais vous n'avez pas posé de questions sur le matériau que j'utilise…

 

         J.S-R. : Alors, dites-le. J'ai vu des feuilles noires et des feutres blancs ou de couleurs ?

            J-F.M. : Oui, exactement. Feutres, crayons gras, parfois liquide correcteur. J'aime beaucoup travailler sur des matériaux non nobles. Je n'aime pas me prendre au sérieux, alors je pense que le liquide correcteur peut donner de bonnes choses.

 

            ENTRETIEN REALISE A LA BIENNALE HORS-LES-NORMES DE LYON, LE 2 OCTOBRE 2011.