ANNIE KURKDJIAN, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Annie Kurkdjian, vous êtes libanaise…

            Annie Kurkdjian : Oui, libanaise d'origine arménienne.

 

         J.S-R. : Il y a longtemps que vous vivez en France ?

            A.K. : Je ne vis pas en France. Je vis à Beyrouth, mais j'expose chaque année en France. J'expose aussi au Liban.

 

         J.S-R. : Comment les choses se passent-elles, lorsque vous exposez au Liban, parce que j'ai l'impression que votre œuvre est un peu dénonciatrice ?

            A.K. : Cela ne se passe pas très bien. Vous savez, le Liban est un petit pays, et on en a vite fait le tour. J'ai quelques amis qui s'intéressent à mes œuvres. Et les critiques d'art, par exemple, peuvent se compter sur une main. Cinq ans de parcours, et c'est déjà saturé !

 

         J.S-R. : Vous avez donc exploré toutes les galeries du Liban ? Quelle est leur orientation dans une époque depuis si longtemps troublée ?

            A.K. : Pas toutes les galeries, mais ce n'est pas comme en France ! C'est un peu chaotique, comme le pays. Il y a de tout ! Mais l'art n'est pas considéré comme quelque chose de sérieux : il y a tellement d'autres choses à faire passer avant ! Il y a par exemple de graves problèmes d'électricité !

 

         J.S-R. : Vous exposez donc aux bougies ?

            A.K. : Non ! Mais il y a des coupures quotidiennes. A Beyrouth, par exemple, il y a chaque jour trois heures de coupures. Mais il y a tellement d'autres problèmes à résoudre que, pour être pris au sérieux, l'art –l'art plastique surtout- qui nécessite tout un processus (déplacement pour venir voir, obligation de s'habiller…) a beaucoup de mal car il ne peut pas être "consommé" rapidement. Le cinéma, par exemple, va bien parce qu'il est rapidement consommable. Par ailleurs, pour la peinture, il faut prendre sur soi, réfléchir pour le comprendre, et au Liban il n'y a pas cet état d'esprit.

J.S-R. : Qu'est-ce qui vous a amenée à exposer plus spécialement en France ?

            A.K. : J'aime communiquer, montrer mon art. Mais ce n'est pas seulement la France qui m'intéresse, en fait c'est partout…

 

         J.S-R. : Vous exposez ailleurs en Europe, en Allemagne par exemple ?

            A.K. : Non, c'est trop difficile, parce que je m'occupe seule de ma promotion.

 

         J.S-R. : Comment êtes-vous "arrivée" en France ; et surtout, comment êtes-vous arrivée dans les circuits de l'Art hors-les-normes ?

            A.K. : Je sens bien qu'il y a dans mon travail quelque chose de hors-les-normes. Je suivais ce genre de travail depuis quelques années, car cela m'intéressait vraiment. Un jour, je me suis demandé pourquoi je ne tenterais pas ma chance ? Ils m'ont accepté et je suis venue !

 

         J.S-R. : Il me semble trouver plusieurs thèmes dans votre travail. Si je considère d'abord cette personne très large…

            A.K. : "L'ogresse"…

         J.S-R. : Et si je regarde son jupon -fait de petites têtes de gens qu'elle a déjà mangés je suppose-, elle donne néanmoins de loin, lorsque l'on ne voit pas que ce sont des têtes, l'impression d'être une robe folklorique, car on a l'impression que ce sont des dentelles. Etait-ce le but recherché ? Ou bien est-ce que vous visiez autre chose ?

            A.K. : C'est un peu pour diminuer le côté macabre de l'œuvre ! Les dentelles et tout le reste relèvent un peu du jeu ; sinon le tableau est trop oppressant. Le thème est dur, alors il faut "mettre un peu de sucre" dessus !

 

         J.S-R. : Quand vous faites ce genre de dessin, êtes-vous dans la dénonciation ? Parce qu'en fait, sa tête est à peu près "normale", mais de près, il apparaît qu'elle est en train de dévorer sans doute un enfant.

            A.K. : Que signifie "dénoncer" ?

 

         J.S-R. : Eh bien, il s'agirait par exemple de critiquer indirectement le régime, critiquer quelque chose qui ne vous plaît pas ?

            A.K. : Pas le système, pas la politique, mon travail n'a rien à voir avec tout ce qui est social. Peut-être social, finalement, mais politique, non. C'est quelque chose d'humain ; une révolte au niveau humain. Interrelationnel, peut-être ?

 

         J.S-R. : On pourrait donc dire, étant donné qu'elle remplit la toile ; qu'il n'y a aucun fond signifiant –aucun de vos fonds ne l'est, d'ailleurs- que cette femme représente les gens bien en place… ?

            A.K. : La solitude, oui.

 

J.S-R. : En somme, au lieu d'être comme je l'avais cru, quelqu'un qui est bien installé, qui prend une large place dans la société, même s'il lui faut manger les autres en cours de route, pour vous ce serait plutôt une victime ?

            A.K. : Oui, sûrement. Pour moi, il n'y a pas grande différence entre bourreau et victime. Parce que les bourreaux sont aussi des victimes, en fin de compte !

 

         J.S-R. : Je ne vous suivrai pas sur cette voie !

            A.K. : Mais le bourreau est quelqu'un qui vit aussi une solitude ! Peut-être pire que celle de la victime !

 

         J.S-R. : Pour vos autres personnages, j'ai l'impression qu'ils sont tous dans un système de défense ou de protection ?

            A.K. : Oui, c'est vrai. J'ai vécu des périodes au Liban, où nous étions obligés de fuir, de nous cacher dans les abris. Cela entrait dans notre système d'être toujours sur la défensive. Même maintenant, ici, s'il y a un petit bruit, personne ne réagit ; mais moi je panique immédiatement parce que je crois qu'il y a un bombardement !

 

         J.S-R. : Vous n'arrivez donc pas à vous détacher d'un contexte de guerre, même quand vous êtes dans un milieu paisible et amical comme celui de la Biennale ?

            A.K. : La paix, la sécurité, pour moi, cela n'existe pas ! Alors, j'essaie de remédier à cela par mon expression artistique.

 

         J.S-R. : Système de protection, avons-nous dit. Cependant, à chaque fois, la protection est pratiquement agressive. Parce que, si je prends votre personnage qui tient sa boîte : il la tient sur sa tête, ouverture en bas. Mais en même temps, il est attaché à la boîte : en somme, la boîte peut lui servir d'écrin ; mais elle l'écrase…

            A.K. : Cela limite la personne. Pendant la guerre, dans les abris, nous étions bien protégés. Mais l'abri était un endroit terrible : nous étions à la fois protégés, mais en même temps très malheureux.

 

         J.S-R. : Dans plusieurs autres œuvres, en particulier celle où le personnage est lové entre les pattes d'un animal, j'ai la même réaction…

            A.K. : Oui. C'est la protection agressive.

 

         J.S-R. : Cet animal qui a la gueule ouverte est manifestement un loup ? Et, comme précédemment, il y a bivalence : le loup protège l'homme, mais l'écrase de sa patte. Il y a protection ET agressivité ?

            A.K. : Oui.

 

         J.S-R. : D'autres fois, il me semble que votre personnage est plus fantasmé ; que l'on retrouve une sorte de poésie de l'horreur ; que l'on est davantage dans l'artistique que dans la démonstration ? Que ce personnage, par exemple, qui a un chapeau de fou…

            A.K. : Ce sont ses cheveux.

 

         J.S-R. : Vous voulez donc dire que ses cheveux se dressent d'horreur ? De peur ?

            A.K. : Je ne sais pas de quoi ; mais il a sa façon de s'exprimer. Sa bouche est bloquée, mais il s'exprime quand même.

 

         J.S-R. : Il s'exprime largement par ses yeux. Ses yeux sont violents, méchants même. Il semble protégé dans une sorte de robe, mais ses yeux sont si terribles qu'il fait certainement partie des agresseurs ?

            A.K. : Je ne détermine pas de différence entre agresseurs et victimes.

 

         J.S-R. : Vous revenez donc sur l'idée de la complicité bourreau/victime ?

            A.K. : Pas la complicité ; mais la similitude de situation : les bourreaux sont aussi des victimes.

 

         J.S-R. : Expliquez-moi votre raisonnement. Je n'ai jamais admis cette idée, mais je suis prête à vous écouter !

            A.K. : J'ai une très grande compassion pour tout ; et cela me cause tellement de problèmes ! Mais je suis comme cela, je ne peux pas changer. J'éprouve donc de la compassion pour les agresseurs également.

 

         J.S-R. : Il me semble difficile d'excuser l'Allemagne nazie, par exemple !

            A.K. : Je n'excuse pas ; mais je suis incapable de ne pas ressentir de compassion. Je sens que l'agresseur est au fond quelqu'un qui, a été au début, agressé. Il me semble qu'il est impossible qu'il devienne agresseur s'il n'a pas été lui-même agressé auparavant. De cela, je suis sûre. Et c'est en ce sens que j'ai de la compassion : il faut guérir d'abord le trauma de l'agresseur, ensuite tout s'arrange.

 

         J.S-R. : Un autre personnage placé sur une planche, semble presque coupé en deux…

            A.K. : Oui, il essaie de se dépasser, mais il est coincé. Il n'a pas réussi. C'est un échec. Quant à celui qui nous tourne le dos, il nous montre ses fesses.

 

         J.S-R. : Celui-là serait donc dans une attitude de défi ?

            A.K. : Non. Il est dans une situation inhabituelle. Généralement, quand on voit les fesses, il n'y a plus de visage parce qu'on a tendance, dans notre situation actuelle, à transformer les personnes en objets de consommation. Celui a tout de même encore un visage. Il a gardé sa personnalité.

            En fait, ce n'est pas lui qui montre ses fesses…

 

         J.S-R. : Vous voulez dire que quelqu'un l'a posté de force dans cette position ?

            A.K. : Oui, peut-être ? Notre époque a transformé l'homme en fesses !

 

         J.S-R. : L'un de vos personnages me semble particulièrement malsain : c'est celui qui a une pieuvre au-dessus de la tête et qui est en train d'avaler le bout des tentacules.

            A.K. : Ce sont ses cheveux. Ses propres cheveux.

 

         J.S-R. : De nouveau ! Donc, l'idée des cheveux est récurrente dans votre œuvre ?

            A.K. : Oui. Quand j'étais petite; j'étais obnubilée par l'histoire de Rapunzel qui avait une chevelure d'une longueur infinie. Elle laissait pendre ses cheveux par la fenêtre, et le prince s'accrochait à eux pour monter la retrouver. Elle avait été enfermée par sa mère. Et, un jour, sa mère se rend compte qu'un prince vient la retrouver grâce à ses cheveux, et elle les coupe ! La jeune fille devient alors chauve. C'est un conte de fée, bien sûr ! C'était mon histoire préférée !

 

         J.S-R. : Qui pourtant se termine mal !

            A.K. : Non, le prince continue de l'aimer, même chauve. Mais ses cheveux repoussent et les deux jeunes gens se marient.

 

         J.S-R. : Peut-on dire, avec cette idée récurrente de protection/menace, que chacune de vos œuvres est autobiographique ?  

            A.K. : Oui.

 

         J.S-R. : En même temps, vos couleurs sont très sombres. Est-ce pour renforcer encore cette impression ?

            A.K. : Je tiens ce côté-là des manies des leçons académiques des Baux-arts. J'essaie de sortir de ces choix, de faire des couleurs inhabituelles pour moi, mais cela prend du temps : il y a toujours "derrière" moi quelqu'un qui dit "non" ! Je ne suis pas sûre d'être encore complètement débarrassée de ces influences !

 

Entretien réalisé pendant la Biennale Hors-les-Normes à la Piscine du Rhône, le 1er octobre 2011.