VISIONS ET CREATIONS DISSIDENTES 2020

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Préface

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A notre époque où l'Art singulier a régulièrement détrôné l'Art brut, il est rare de pouvoir visiter des expositions dont les protagonistes restent au plus près des créateurs originels. C'est donc chaque année une surprise de trouver huit artistes qui ramènent le visiteur près d'un siècle en arrière, au moment où les créations de ces personnes sortaient à peine du huis clos des asiles, ou des fonds de villages ! D'autant que leurs œuvres arrivent comme toujours des quatre coins du monde ! 

Ajoutons que le musée étant sur le point de fermer pour deux ans de travaux, il était bon de se replonger dans l'ambiance du lieu lui aussi originel avant de découvrir un bâtiment moderne qui va sans nul doute chambouler bien des visions ! 

Jeanine RIVAIS

N.B. Les pages biographiques sont proposées par le musée.

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LES FOULES DE STEPHEN CONVEY (Australie)

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          Est-ce parce qu'il a travaillé pendant des années sur les quais de Melbourne toujours noirs de monde que Stephen Convey peuple tous ses tableaux de véritables foules ? Pourtant aucun élément historique, géographique, sociétal ne vient "situer" ces personnages qui se retrouvent posés entre des motifs itératifs d'ovales et de pointes, d’une multitude d’entrelacs imperceptibles, d'infimes ponctuations, de géométries ténues, d'anatomies miniaturisées… eux-mêmes posés sur des fonds noirs ou gris monochromes. Par contre, écrire "foules" est inexact, parce qu'aucun désordre ne règne, la présentation des protagonistes est parfaitement agencée : ils sont alignés, l'un devant l'autre, avançant vers le spectateur en off, qu'ils regardent tous, d'ailleurs ! Tout se passe comme si l'artiste avait voulu se déconditionner de la réalité par le dessin et la peinture. 

          Dans les œuvres de Stephen Convey, ce ne sont pas les lignes qui comptent, elles ne font que délimiter des espaces toujours arrondis, ovales, semi-ovales ; comme si l'angle droit n'existait pas, pour lui. Et ce qui est remarquable, c'est leur continuité, leur finesse et leur régularité incroyables de sorte qu'elles enveloppent les couleurs, avec le moins d'angles possibles. Les personnages sont arrondis ou longilignes selon la place qu'ils occupent sur le tableau. Ainsi l'artiste illumine-t-il ses multiples créations d'individus installés pleine page, dans toute la sérénité de leur tranquille assurance. Il réinvente le monde, en somme. Se succèdent sur le support des êtres très équilibrés. Les têtes sont de couleurs blanches ou vives, monochromes. Les yeux sont minuscules, toujours en amande ; quant aux bouches, elles sont réduites à un ovale infinitésimal ! 

          Lorsqu'un personnage est central, comme dans "Connexion", il a une tête énorme et son corps est plus important que celui des comparses qui l'entourent. Mais tout se passe comme elle était si pleine que son cerveau est placé au-dessus, extérieur, à moins qu'il ne s'agisse d'un autre lui-même, greffé.  Et sur cette partie dédoublée, se greffe une autre tête encore, à l'avant-plan, petite, double, entourée d'un lourd trait noir ou écailleux. Ce qui confère à cet individu, huit yeux, deux bouches et cet ornement frontal qui soulève la question suivante :  Les personnages de Stephen Convey sont-ils sexués ? Le bas du corps ne saurait y répondre, puisqu'il est toujours absent, toutes anatomies s'arrêtant au bas-ventre. Mais certains personnages pourraient être féminins, vu que leurs fronts sont ornés d'une sorte de bijou fait de lignes concentriques si microscopiquement onduleuses que les détails sont à peine visibles à l'œil nu. Tandis que d'autres visages sont indemnes de tout ajout. Tous les corps, en tout cas, sont indifféremment écailleux, et le visiteur peut s'étonner devant la patience qu'impliquent ces millions de minuscules écailles dessinées par rangées bien ordonnancées sur ces anatomies dépourvues de bras. Et il est aussi à noter l'omniprésence sur certaines œuvres de petits ovales pointus, qui feraient penser à des loas, ces êtres minuscules, sortes d’incubes insérés de façon apparemment aléatoire dans le bel agencement des tableaux vaudous, n'était qu'apparemment, l'artiste appartient à une culture différente, et que le questionnement subsiste ?

          En tout cas, il semble bien que Stephen Convey ait un problème avec son cerveau, vu les "anomalies" évoquées à l'instant pour "Connexion", et parce que, dans "Labyrinthe", un énorme poisson jaillit de celui d'un protagoniste ; que dans "Conversation", elle est en pain de sucre anormalement accentué ; et qu'ailleurs, elle est pleine de minuscules personnages… Il peut même arriver que la tête se scinde en trois parties, chacune contenant deux autres têtes qui en contiennent encore deux ; etc. En tout cas, ainsi en va-t-il dans  "Venant de l'intérieur". Ce qui donne à imaginer des Interconnexions pas simplissimes du tout !! 

          Mais finalement, très concentré sur sa création, artiste authentique, Stephen Convey va son chemin, affirmant d’autant plus son originalité qu’il n’a jamais essayé d’investir l’espace en scènes narratives ; mais seulement (ce mot n’ayant rien d’esthétiquement limitatif) avec ses créatures posées là, porteuses d’un potentiel de “vie” tellement puissant ! Par voie de conséquence, chaque dessin, chaque peinture suscite une émotion si prégnante que le spectateur n’a plus qu’à créer sa propre histoire à partir de l’évidence tellement incontournable qui lui est proposée !

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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          Il semble bien que Jean-Bernard François soit un campagnard invétéré, à en juger par ses tableaux qui se déroulent en des espaces de pleine nature ! De sorte que, de petites scènes psychologiques (du couple "en pleine discussion" à celui s'ouvrant à "L'éveil à l'amour", ou aux enfants regardant fascinés le trapéziste en train de s'entraîner dans le cirque) ; en scènes "culturelles" ("La Musicienne" jouant de la harpe devant un tableau où s'époumone un joueur de flûte)… ; ou celles plus ésotériques où le visiteur aurait dû être alerté par le titre, mais suit le regard de la femme assise sur un lit observant un nageur de l'autre côté de la vitre, et ne s'aperçoit qu'après coup qu'"Un ange passe"… allant donc tour à tour d'une monstration à l'autre, l'artiste s'est créé un mythe individuel éminemment personnel.

 

        Conçues toujours devant un paysage champêtre, de prairies où paissent des vaches ; de bateaux à voile naviguant sur un étang… ; toutes ces petites créations ont le côté instinctif des images prises sur le vif, "les sens en mouvement", traduisant des impressions de la vie quotidienne très brèves, des émotions uniques, des petits éléments narratifs… Par contre, d'autres fois, ("Un nouveau jour sur la terre") se conjuguent dans le tableau plusieurs tableautins composant une sorte de bande dessinée qui s'ignore, en décrivant les épisodes d'une histoire : C'est le matin, le soleil vient de se lever, il est tout étonné de la naissance d'un nouveau jour, et bouche bée, il roule de grands yeux. Le ciel est bleu. Les oiseaux s'envolent. Un enfant blond et frisé (une fille peut-être ?) ouvre les rideaux de la fenêtre et regarde les fleurs du jardin. Se déroule au centre une large bande verticale de papier sur laquelle est écrite une histoire qu'il faudrait longtemps pour déchiffrer. La journée, en fait, puisqu'à droite, le soleil disparaît à l'horizon, enflammant le ciel. Les oiseaux se posent dans l'herbe d'un pré. Un enfant (un garçon apparemment) regarde les fleurs dans la nuit, et s'apprête à fermer le rideau. Ailleurs encore, ("Il va toucher son cœur") Jean-Bernard François raconte une histoire composite, qui n'est pas aussi évidente que la précédente. Au visiteur de la déchiffrer et d'en tirer des conclusions forcément subjectives : il se retrouve face à un grand livre ouvert. Sur la page de droite est écrit ce qui semble être une lettre. Entre les mots sont intercalés des cœurs. Une jeune femme blonde, vue de dos, en montre un avec son index gauche (la main du cœur). Sur la page de gauche, un jeune homme debout devant un pommier couvert de pommes bien rouges, lance une flèche en direction du cœur pointé par la jeune femme. L'artiste affirme : il va le toucher. Et le visiteur s'aperçoit alors qu'il est dans le Jardin d'Eden où le jeune homme (Adam) souhaite toucher le cœur de la jeune femme. Mais, là, tout près, la tentation : la pomme qu'Eve (puisqu'il s'agit d'elle) va bientôt croquer ! La bougie allumée est-elle là pour suggérer que lorsqu'elle s'éteindra, le péché aura été commis !!??

 

            Inutile de chercher le "typique", le "folklorique" dans cette quête de nature et de quotidien racontée par Jean-Bernard François. Ni même la luxuriance ! Seuls l’intéressent l’émotion de la "découverte" d’un petit coin verdoyant ; le pincement au cœur, l’intimité de la rencontre avec ce lieu secret de vie où il place ses personnages… tout ce qui, finalement, suggère son don d’observateur, un esprit alerte… et au détour du chemin, la rêverie inhérente à la possible "rencontre", car les individus ne sont jamais seuls, il y a beaucoup d'amour latent dans ses œuvres. 

     Sur ces décors brossés au plus près (le visiteur imagine bien l'artiste le nez collé sur son support), soucieux d’une quotidienneté paisible, Jean-Bernard François peint avec un art consommé une vie bucolique où tout est net, où chacun est à sa place. Il campe ainsi des créatures aux cheveux drus, frisés ou raides, blonds ou bruns, sans doute selon son humeur.  Ou peut-être au gré de sa fantaisie…Jamais tout à fait réalistes, mais suffisamment proches de la réalité pour que leurs attitudes corporelles plutôt que leurs visages laissent immédiatement appréhender leurs sentiments, doute, empathie, surprise, concentration… Car sur un thème qu'il veut léger et affable, il a, au fil des années, personnalisé son univers bien à part, aux couleurs chaleureuses, jamais violentes, devenues emblématiques de ces petites compositions et qui corroborent une grande liberté d’interprétation de cet univers serein, insolite, possédant parfois une touche d'humour mais surtout une évidence tranquille qui donne à ce visiteur l’envie de s’asseoir devant et “écouter” l’histoire qu’elles lui racontent ; histoires d'une singularité sans angoisse, d'une vivacité poétique, une acuité picturale, une tendresse à fleur de toile. Un bel hymne à la vie ! 

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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LES FRISES D'OLIVER LANZ (Suisse)

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          Qu'est-ce qui, dans son éducation, a pu amener Oliver Lanz, la vingtaine passée, à se mettre à dessiner des compositions aussi rigoureuses que celles qu'il propose encore aujourd'hui ? Le petit écolier suisse a-t-il, comme les écoliers français de naguère, décoré chaque soir, sa page de cahier d'une frise faite de petites formes géométriques ? Ou bien un besoin inconscient d'ordonnancer ses fantaisies l'a-t-il amené à ses surfaces couvertes de rangées de rectangles placés côte à côte, tellement drus que pas un trait vertical ne pourrait se glisser à côté de ceux déjà implantés par l'artiste ? 

     Sidéré, le visiteur "parcourt" des rangées de petits rectangles monochromes tantôt orientés horizontalement, tantôt verticalement ! Mais une vérité apparaît alors, c'est qu'Oliver Lanz a un sens inné de la couleur, l’art d’apposer les verts et les rouges, les bleus et les violets en des plages parfaitement compactes : et les blancs, insérés comme des intermédiaires chargés de faire vibrer toutes ces nuances ! Au pastel sec, qui plus est, or voilà pourtant un travail difficile ! Ne se permettant ici qu'un petit trait central, là un ovale, ailleurs quelques guillochures chevauchant deux rangées, qui conjurent la monotonie ; créent des disruptions dans l’énumération des géométries familières de l’artiste !

 

           A ce stade, chacun peut sentir qu'Oliver Lanz est en parfaite concordance avec ce petit morceau de chaos bien ordonné dans lequel il a installé sa vie. Mais soit que sa propre faculté mentale éprouve, comme c’est le cas chez les hommes, le besoin de concrétiser des formes abstraites, soit que son subconscient prenne le pas sur son intelligence et sa créativité, apparaissent dans les œuvres les plus récentes des rangées aérées où s'alignent des arbres microscopiques, des drapeaux, des inscriptions, et puis, aussi peu élaborés que des dessins d’enfant, des petits animaux, des trottinettes et des voitures… Et même, ici ou là, une petite tête, un minuscule individu… ! 

     Il est évident que ces ébauches nouvellement créées, suggèrent une libération de l'esprit d'Oliver Lanz. Et, vu leur répétitivité, il semble bien qu’elles interviennent dans le cheminement du dessinateur vers le moment où, sa méditation terminée, il pose sa craie, avec la suprême sensation d’avoir, par cet acte créatif, non pas exécuté un travail quotidien, mais embelli son existence, et mené à son accomplissement dans l'originalité de chaque œuvre, une petite parcelle de la quête cosmique qui le hante ! 

 

          Et le visiteur peut souffler, lui qui s'étonnait de ne voir dans les œuvres précédentes aucune trace de vie, aucun espace de repos, nul  émerveillement possiblement venu de l'extérieur (contrairement aux œuvres de M'an Jeanne, par exemple, qui partant comme lui de la frise en était venue à des dessins sans encadrement, où s'agitait son petit monde tellement vivant) de constater, la soixantaine bien sonnée, que  tels les créateurs du Lubok et leurs caractères populaires, hautement colorés et fantaisistes ; comme toutes les Grandma Moses de la terre, les M’an Jeanne rêvant d'un monde personnel, gai ou tourmenté, toujours empreint d’humour, couvert d’un vernis épicé de sagesse populaire, il pourrait lui aussi quitter enfin ses frises et s'élancer dans le vaste monde ! Rêvons un peu !! 

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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         Totalement autodidacte, puisqu'il a commencé à dessiner dès l'enfance, et désormais incapable de s’arrêter, Issei Nishimura a couvert (couvre) des milliers de pages, de dessins infiniment précieux ; de "dits" complètement libérés de tout souci de techniques ou de conventions ! Et désormais, se pose la question : Comment définir ses œuvres, sinon comme les “écritures” picturales fantasmatiques d’un “auteur” un peu surréaliste, traduisant des rêves sériels sur des thèmes aux formulations variables, mais tournant autour de l’homme, avec détails obsessionnels récurrents ?

          Ces dessins sont conçus d'une linéarité remarquablement fine, d'un trait léger, brisé, allusif. Tantôt se bornant à indiquer la ligne d'une jambe ou d'une épaule, tantôt s'arrêtant sur les détails d'un profil ou d'une main, d'un sexe.  Avec toujours le même geste délié et rapide, d'une fluidité peu soucieuse d'exactitude anatomique, mais toujours avec la même fantaisie érotique, l'impudeur indifférente aux tabous qui, trop souvent, entravent la liberté des créateurs.

 

          Exécutées en technique mixte, feutre et peintures acryliques, mais souvent en noir et blanc, ces œuvres proposent parfois des "portraits" : ici, une tête faite d'un triangle, aux cheveux hirsutes, un œil vide mais suffisamment plissé pour sembler ironique, l'autre œil, le nez et la bouche de guingois, mais… là, sous le menton, microscopique, une silhouette au sexe dressé… Ou bien, la bouche est hors du visage et sa place est prise par un vagin ruisselant… Ou encore, s'il s'agit d'une femme, sa petite tête est perchée au-dessus d'un très long cou et le minuscule corps offre deux seins l'un au-dessus de l'autre, ses mains très longues ondulant de part et d'autre, ses jambes largement écartées laissant voir là aussi, le vagin ruisselant ! 

          Ainsi, ce qui pourrait n'être que trois innocents portraits, devient témoignage des difficultés d'être d'Issei Nishimura ! Et suggère au visiteur que la vie de cet artiste n'a pas été -n'est peut-être pas- un long fleuve tranquille. Que son existence de semi-reclus n'a sans doute pas satisfait toutes ses aspirations, ne serait-ce que sexuelles. Et que, subséquemment, ses dessins sont autant d'exutoires.

          Ce que corroborent (ainsi que les titres "Rapports sexuels", "Eros et image", "Expressions de la vie"…) ceux où les personnages semblent dans leur entièreté : "semblent", vu les entrelacs dans lesquels sont intriqués les corps, il est difficile d'être catégorique ! Ici, pourtant, une femme est allongée, son postérieur bien en évidence, en travers des genoux d'un moustachu aux cheveux longs, tandis qu'un serpent sort d'une sorte de magma indéfinissable, et qu'un cœur bat à côté d'une main. Une femme, dans une autre "histoire" est assise, apparemment "empalée" sur le sexe de l'homme. A côté, elle est allongée le dos collé au ventre de son amant. Plus surprenant, ailleurs, Issei Nishimura propose une chatte dressée sur son arrière-train, sexe et anus béants. Ce qui ouvre de nouvelles possibilités, le fantasme allant alors vers la zoophilie ! Tout cela développé en un mélange d'humour et d'intelligence, une façon de se servir indifféremment de toutes les possibilités pour narrer ce qui le titille. 

 

     Ainsi, grâce au dessin qui lui permet de présenter graphiquement ses pensées, ses obsessions, ses doutes, ses interrogations, sous l'apparence de sortes de mises en pages oniriques, l'artiste est-il parvenu à garder un sens à son existence. C'est en faisant vivre ces éléments qu'il a prouvé que ce sens existait, que lui-même existait. Et c'est en voyant tour à tour l'amusement, la réflexion, le scepticisme, l'enthousiasme… de ses visiteurs, qu'il s'est senti moins seul, parce que toute forme d'expression artistique paraît insuffisante à accomplir sa fonction esthétique et à s'assumer entièrement, si elle n'est complétée par la "parole" de l'artiste. Et surtout par son lien avec les autres.

          Cependant, aucune crudité, aucune vision rabelaisienne dans cette œuvre majeure et libertine : des allusions poétiques où la vulgarité et le réalisme n'ont pas de place, comme si Issei Nishimura cherchait à rendre le plus minutieusement possible ses sensations, ses désirs dans des formulations qui invitent à vivre le plaisir au présent, à s’épanouir dans un érotisme frontalement opposé aux normes pornographiques actuelles. Subséquemment, une œuvre qui possède une qualité rare : la vie. 

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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LES BRODERIES D'ESPERANZA PARTAL (France, influence Espagne)

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          Depuis la nuit des temps, le fil a fait partie de la vie des humains. Alors que se sont développées des civilisations fondamentalement différentes, ce mot a pris paradoxalement des connotations très voisines : Dans la religion bouddhique, les fils qui composent le tissu du monde sont les cheveux de Shiva. Chez les Grecs, filer et tisser sont des occupations divines pour lesquelles Athéna est sans rivale. Chez les Dogons, le métier à tisser est lié à la vie, à la mort, à la résurrection… De la légende d’Arachné à celle de Pénélope ; du tissage cosmique à celui du plus modeste tapis, il faudrait en évoquer toutes les variantes à l’aune infinie de l’univers.

          Rapportées au quotidien d’un individu, à ses aventures, ses bonheurs ou moments difficiles, les réalités naturelles qui les jalonnent trouvent souvent leur définition dans des expressions populaires imagées, directement liées à ce quotidien : "Etre dans de beaux draps", "La vie ne tient qu'à un fil", un couple "se raccommode", une relation "s'effiloche", on peut "tisser des liens humains", "une intrigue se trame"… 

          N’est-ce pas tout cela à la fois et quelque chose de complètement différent qui guide la main et l’esprit d'Esperanza Partal, tisseuse, brodeuse, couseuse, pour laquelle la notion de fil est à appliquer doublement ? Au-delà du côté conceptuel, n'a-t-elle pas le sentiment de créer un univers qui la protège et dont, en contrepartie, elle va prendre soin ? Car cette artiste qui naguère a fait par obligation de survie des travaux de couture, les réalise maintenant pour son plaisir.  Et pourquoi se livrerait-elle de manière aussi prolixe à cette occupation, n'était qu'elle ressent profondément, par la transmission naturelle et l’immutabilité de ses gestes, de ses attitudes, qu’elle "appartient" à une tradition ancestrale ; que, pour elle, nouer le fil, broder, c’est créer une matière, concrétiser son "histoire" au milieu de l’inconnu. D’où l’exigence d’une extrême concentration sur elle-même, une intimité, une résonance entre la matière et sa vie, des moments de magie où tout est cohérence. Broder est pour elle, un moment de recouvrance, de reconnaissance personnelle : les mains créatrices, les pieds au sol, et la tête dans les nuages, en somme.

 

          Et c'est ainsi qu'elle donne corps à deux variantes de broderies : L'une ferait plutôt appel à ses talents de collagiste et surtout de coloriste : elle consiste à coller côte à côte, ou à coudre sur un tissu ou une planchette/support, de façon très drue, des morceaux récupérés de tissus, lainages, dentelles, etc. en les associant et les orientant dans des directions différentes, de façon à créer des assemblages qui deviennent les pétales de fleurs multicolores et protéiformes.

   Autre aspect de son talent, sont les broderies à plat, mais là encore elle a deux formulations : l'une qui serait une sorte de vagabondage de petits sujets sans définition véritable : méli-mélo de personnages/sachets, bestioles/bateaux, arbres/personnages, cercles cabossés, etc. Conçus en points fins, points de tige apparemment, corps conçu au point de remplissage sur des toiles bises bordées de fanfreluches ou brodées au point de feston. 

          Enfin, les œuvres les plus sophistiquées, les plus longues sans doute à réaliser : des appliques de tissus fins, blancs, aux contours rebrodés ton sur ton au point de bourdon, avec des ovoïdes remplies de menues sinuosités ou de tissus polychromes, rejoignant alors ceux de la première série.

 

          Ainsi l'imaginaire d'Esperanza Partal fuse-t-il de tous côtés, en tous sens, se cherche, se diversifie et se différencie d’une œuvre à l’autre.  

          C’est par l’infinitude de ces petites fantaisies que tout se mêle et se démêle dans sa vie hors du commun ; que des fils se nouent et se dénouent. D’où assurément cette intuition d’être une passerelle, d’assurer le lien d’un point à un autre, d’un temps à un autre : perpétuer le passé, et œuvrer, imaginer, fantasmer vers l’avenir. Partir de la tradition, et innover pour chercher son identité en une création artistique résolument personnelle et anticonformiste.

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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          Certains artistes reproduisent des objets ou des personnages aussi fidèlement qu’un bon appareil-photos. Si Mitsutaka Tanimoto n’est pas tenté par ces prouesses purement techniques, il a cependant “besoin” de la réalité : pour l’explorer et s’en éloigner. Attaché à une “création expressive”, il laisse, au fil de la gestation du tableau, son imaginaire prendre le dessus du réalisme, sans le gommer totalement. C’est donc une œuvre “onirique” qui s’impose finalement au visiteur.

          Œuvre sur la solitude, sur sa difficulté face au monde extérieur, le précaire équilibre qui taraude l’artiste : chaque tableau est la scène sur laquelle il parvient à dompter ses angoisses, son sentiment de claustration. Ce lieu revient dans chaque nouvelle création issue en ligne droite de l’Expressionnisme. Il faut dire que si les éléments de ses tableaux sont disposés sans proportions et sans perspective, Mitsutaka Tanimoto possède intuitivement la capacité de créer, à partir de ces disproportions répétitives, une sorte de “respiration” équilibrée, et subséquemment une grande harmonie. Ces déséquilibres pourraient bien, en fin de compte, être les éléments essentiels qui constituent l’originalité de ce créateur, et rendent ses tableaux immédiatement reconnaissables.

          Lesquels n’ont rien de simple. Ils sont réalisés avec des collages peints qui, sur le fond plat, génèrent des impressions de reliefs, comme si, même lorsque le personnage ou une construction particulière sont entiers et que tout l’espace leur est dévolu, il lui fallait créer des accidents. Très indépendant et insouciant de réussite, ancré dans une volonté d’originalité et de sincérité, cet artiste s’est débarrassé des définitions et des canons de la création classique ; et ses œuvres ont le caractère obsessionnel de celles de l’Art brut. Mais elles sont également proches de cette mouvance appelée depuis un demi-siècle la Figuration Libre.

 

          Figuratifs, les collages peints de Mitsutaka Tanimoto le sont incontestablement. Et il use sans limite de la liberté, voyageant picturalement vers des sphères où règnent la plus grande fantasmagorie, le plus complet onirisme. Boulimique, pourrait-on dire, d’exprimer ce qui bouillonne en lui ; menant plusieurs "aventures" à la fois ; passant de l’une à l’autre comme si l’histoire de l’une corroborait, affirmait, complétait… celle de l’autre qui au fond, est la même…. Comme pris de frénésie de remplir l’espace qu'il a sélectionné. A tel point que, bien souvent, cet espace peut être assimilé à un huis clos où le créateur a du mal à ménager ici ou là le plus infime interstice ! 

     Un huis clos dans lequel apparaît immanquablement un personnage. Car, si à première vue, le travail de Mitsutaka Tanimoto peut sembler abstrait à force de surabondance, se dégagent bientôt dans les multiples enchevêtrements et les profondeurs de ce maelström, les formes évocatrices d’un être "humain". Silhouette enfermée dans cet espace étouffant, sans aucune liberté de geste, comme ayant réussi à se forer un passage et restant là, simplement, désormais. Néanmoins, il est vite évident que ce corps discernable est la préoccupation primordiale du peintre. Sans être pourtant jamais réaliste. Parfois même, ("Visage de fleurs de cerisier) à peine émergé d’une sorte de magma. Un corps stylisé, aux linéarités incertaines, aux absences ou aux occurrences surprenantes : Tantôt ("Attrapant un oiseau à l'envers) ne possédant qu'un bras raide et dépourvu de main, mais la tête couronnée… Tantôt ("Rue bleue") peint minuscule tout en bas du paysage citadin, dessiné par-dessus un morceau de journal encollé… sans jamais rien de définitif ; tantôt encore ("A la terre stérile") suggérés plutôt que montrés, devinés dans la densité environnante. 

          Subséquemment, aucun essai de perspective, bien sûr. Tous les éléments de chaque œuvre se situent sur le même plan, se croisent, s'enchevêtrent, se juxtaposent… et, parce que la peinture unifie ce qui, à l'origine, était découpé élément par élément, rares sont ceux qui se détachent de l'ensemble. Et c'est alors qu'immanquablement, le questionnement du visiteur se porte sur l'artiste, qui, de façon obsessionnelle, des milliers de fois au fil des années, déchiquète, découpe, trace, file d'un angle à l'autre de la feuille, muse sur certains détails ! Il l'imagine, confronté à l'obsession de la page blanche, puis tout à coup, le nez collé aux ciseaux et aux petits papiers, tout entier emporté par son rythme, attentif à n'en pas dévier, incapable peut-être d'en dévier…

           Ce visiteur s'interroge alors : une telle création est-elle un plaisir pour son auteur ? Est-elle une souffrance ? Toutes ces cohabitations d'éléments répétitifs ne le troublent-elles pas ? Et si, malgré tout il persiste et semble heureux, n'est-ce pas parce que c'est sa façon bien à lui d'évacuer son mal-être ? Cette infinie patience dont il fait preuve n'est-elle pas le moyen qu'il a trouvé pour conjurer ses angoisses ? S'agit-il d'une histoire sans fin, dans laquelle il serait condamné à combler encore et encore l'espace de départ ? Autant d'interrogations sans réponse définitive ! Au fond, qu'importe : Mitsutaka Tanimoto est un artiste de grand talent et regarder son œuvre –sans savoir comment se termine "sa" guerre contre son malaise existentiel-, est, paradoxalement vu la gravité de son propos, un plaisir pour les yeux et pour le cœur ! 

Jeanine RIVAIS

Novembre 2020

 

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LES GARES D'OLIVIER VAN HOVE (Belgique)

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          Dans son ouvrage "Expressions de la folie" publié en 1921, Hans Prinzhorn écrivait, à propos des créateurs d'Art brut qui s'exprimaient sous formes de "griffonnages désordonnés non figuratifs" : "… En cela, ces éléments s'ordonnent sur la surface selon des règles, en tant que formes individualisées, si primitives soient-elles. Dans ces griffonnages, nous avons donc reconnu une tendance à ordonner, et nous y trouvons déjà incarnés les principes fondamentaux de la disposition sérielle, de l'alternance et de la symétrie […] (dans l'un des dessins montrés) les fragments d'écriture l'emportent de beaucoup… des objets réels y apparaissent brusquement…"

          Cette explication ne convient-elle pas parfaitement au travail d'Olivier Van Hove qui, depuis des décennies, "se promène de gare en gare", et la façon tellement structurée dont il les explore oblige le visiteur à réaliser que le mot "griffonnage" n'a rien de péjoratif ! En effet, réalisés sur papier au feutre ou feutre acrylique, en couleurs ou en noir et blanc, chacun de ses dessins a sa personnalité, comme si, ayant maintes fois visité les vraies gares, il voulait en rendre la personnalité, le style, l'architecture, etc. 

          Ainsi, part-il apparemment de ce qui serait ici une locomotive, là un wagon, un compartiment, vus de dessus ou à hauteur des yeux et dans ce cas, il place des vitres ; quelques segments pouvant figurer des rails ? Des lignes fines, pouvant représenter les limites de la gare proprement dite, voire des "dépendances" peut-être, entourent ces véhicules. Et c'est alors que, telle une manifestation boulimique l'artiste commence ce qui est sans doute pour lui le descriptif du lieu : des lettres et des chiffres, intimement liés dans ses compositions, formant parfois des mots :"Herr", "ANNEE 55E", "GARE DU MIDI", etc. D'autres fois, le mot est erroné, comme si Olivier Van Hove avait eu du mal à le recopier : "CHUCHILL 43", "ESPLANDE 3="… 

          Mais, même s'il est fascinant de retrouver ça-et-là des mots signifiants et d'essayer de suivre le fil qui a guidé le "descriptif" de l'artiste, il serait vain de les vouloir tous reconnaissables, et il reste à supposer qu'il invente des idiomes personnels en combinant différents mots.et que l'enchaînement qu'il propose correspond à l'image ou à l'histoire qu'il a en tête. D'autant que rien d'anarchique ou de désordonné n'apparaît dans ses compositions. Il se livre finalement à une véritable activité artistique complexe. Les signes sont alignés constituant de "vrais textes", et même lorsque tout élément graphique est absent, comme dans "Gare de l'Ouest", il compose alors avec les couleurs. 

          Ce qui frappe, finalement, à explorer ses œuvres, c'est sa fidélité au graphisme qu'il s'est inventé. Sachant que, comme tous les créateurs d'Art brut, il n'a cure de cette évolution, puisque le sens de ce qu'ils font repose non sur le lisible ou le déchiffrable, mais sur ce qui tient à l'aboutissement de leur propos. En somme, l'œuvre d'Olivier Van Hove est un soliloque où il excelle dans les harmonies de couleurs, les dessins issus des assemblages graphiques ; auquel le visiteur ne peut voir accès que par ce qu'évoque pour lui cette combinaison des deux formulations. Et ce qui serait grave, ce serait que se conformant à son bon goût et sa manie de ne tenir compte que de ce qui est intelligible, il néglige le soulagement, l'apaisement de sa souffrance dont l'artiste peut être envahi à chaque nouvelle gare "visitée" ; car ce serait alors faillir à l'essentiel et se détourner de la vérité.

Jeanine RIVAIS

Décembre 2020

 

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          Dans l'histoire déjà plus que centenaire de l'Art asilaire puis brut, Frédéric Vaudour a-t-il eu des prédécesseurs, qui auraient comme lui construit des espaces très organisés, pour en venir longtemps après à les déconstruire ? Ni Marcel Réja dans "L'Art chez les fous" de 1907, ni Hans Prinzhorn dans "Expressions de la folie" en 1921, ni même Madeleine Lommel dans ses nombreux volumes sur "L'Aracine et l'Art brut" à la fin du XXe siècle, qui ont pourtant longuement exploré les créations hors-les-normes de leurs époques, n'ont proposé un schéma correspondant. Il faut donc en conclure qu'en plus d'être original, cet artiste serait un précurseur ? 

          C'est qu'en effet, pendant de longues années, Frédéric Vaudour a été un constructeur : imbriquant ses espaces en dessinant des milliers de fines lignes tantôt verticales, serrées, friselées parfois, d'autres fois droites tracées à main levée… Tantôt directement produites au crayon feutre de couleur, d'autres fois en noir avec plages peintes… Le résultat la plupart du temps complètement abstrait, mais laissant apparaître parfois des maisons avec portes et fenêtres, aux toits présentant des arrondis inexistants dans la plupart des dessins. Il peut aller, même, jusqu'à ajouter la fumée de la cheminée, voire un arbre. Exceptionnellement, deux petits êtres encapuchonnés, figures incertaines et ambiguës, la tête ceinte d'une auréole peuvent éclairer le centre du tableau… Mais d'une façon générale, aucune vie n'existe dans ses œuvres, ni végétale, ni animale, ni humaine ! 

          Et c'est le tour de force du peintre de les rendre surprenantes et attractives, bien que non vivantes. Et ce, essentiellement grâce à son talent de coloriste qui sait harmoniser les teintes, faire se côtoyer sans hiatus des verts et des jaunes, des bruns et des roses, etc. Jamais de couleurs violentes, toujours des teintes douces. 

 

          Mais les années passant, Frédéric Vaudour s'est-il lassé de construire des pages rigoureusement "édifiées" où rien ne pouvait heurter le regard du visiteur ? Toujours est-il que ces derniers temps, il en est venu à proposer des œuvres où tout bâti semble avoir disparu. Seules subsistent des taches informes, mêlant de façon surprenante des rouges vifs à des verts et des jaunes, sur lesquels s'imposent des noirs ; mélanges désordonnés, comme si l'artiste avait la volonté de renier tout son travail d'"avant". 

 

          Ainsi Frédéric Vaudour a-t-il opéré un basculement de dessins très aboutis, œuvres où les mondes semblaient définis par les infinités de cellules, à des peintures sans élaboration minutieuse, échafaudant des cosmos anarchiques, faits à coups agacés du pinceau, informels. Une évolution allant, en somme, de dessins soigneusement corsetés à des peintures inorganisées, libres de conventions artistiques, débordantes de couleurs et chargées de griffonnages puissants, souvent bizarres ; tous choix qui lui permettent depuis des années d'affronter le quotidien ; tout en continuant d'évoluer en des univers qui sont ceux de ses rêves et qui, pour le visiteur se situent hors de la vie.

Jeanine RIVAIS

Décembre 2020