GERARD VISSER, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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aux lampionnards
aux lampionnards

         Jeanine Smolec-Rivais : Gérard Visser, nous nous étions vus il y a quelques années, et vous faisiez un travail différent de celui que vous exposez aujourd'hui ?

            Gérard Visser : Non, pas vraiment.

 

         JS-R. : J'en étais restée à vos machines, et il me semble qu'il y avait moins d'humour ?

            G.V. : Il y en a toujours eu un peu, parce que j'aime bien me moquer de l'époque.

 

         JS-R. : Nous sommes aujourd'hui dans un monde où l'homme est omniprésent sans être jamais là parce qu'il est remplacé par des objets ou par des végétaux. Pourquoi ce parti-pris ? Est-ce pour imiter Esope ou La Fontaine ? Ou pour toute autre raison ?

            G.V. : D'une part, j'aime bien réutiliser des objets qui ont une vie derrière eux ; comme les chaussures qui ont toutes été "habitées" par des gens. Ensuite, réhabiliter ce matériau qui est inerte quand il est jeté, et en faire une mise en scène où, inconsciemment, je parle de notre époque. Il y a encore des choses belles, dans notre époque.

On pourrait parler de la lenteur de mes machines : elles sont en fait des anti-machines, parce que maintenant, vous téléphonez à un organisme, et c'est une machine qui vous répond : "Appuyez sur la touche 1, la touche 3"… Finalement, pour moi, c'est tout à fait l'inverse parce que ce sont des systèmes très lents, avec un petit moteur qui tourne au vilebrequin, très compréhensif, et je m'exprime de cette façon.

 

         JS-R. : A part quelques-uns qui sont posés sur une table à côté de nous, on peut dire que vous créez toujours des foules ?

            G.V. : Souvent, oui.

 

         JS-R. : C'est pour le côté grégaire ?

            G.V. : Je ne sais même pas. En fait, sur mes peintures, je fais des scènes de bars et il est vrai qu'il y a toujours des foules de gens qui picolent, qui rigolent. Il y a souvent une bonne ambiance, rarement des gens qui font la gueule ! Je travaille d'instinct. Bien sûr, une machine ne se fait pas instinctivement, c'est un travail technique. Mais maintenant, j'ai une certaine maîtrise, et je peux faire la mise en scène, ensuite la technique, et enfin la mise en peinture. Mais en fait, je ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit : je marche par osmose avec notre époque.

 

         JS-R. : Qu'entendez-vous par : "Je marche par osmose avec notre époque" ?

            G.V. : J'essaie toujours de vivre ici et maintenant, et je me sens concerné par notre civilisation. Laquelle passe chez moi par osmose. Par ma peau, mes yeux, mes oreilles…

 

sieur-heureux
sieur-heureux

JS-R. : Vous voulez dire que chaque scène serait un peu autobiographique ?

            G.V. : Non, je n'irai pas jusque-là. Ou alors, c'est très inconscient. Mais je me rends compte que, quand je peins des personnages, il y a toujours des gens qui me ressemblent. Je crois qu'on se refait tout le temps, inconsciemment, mais non je ne pense pas que ce soit autobiographique. Je n'en sais rien, mais je n'irais pas jusque-là.

 

         JS-R. : Il me semble que, dans chacun de vos tableaux, il y a deux parties : le fond où vous placez des gens dont on pourrait dire qu'ils sont presque réalistes. Et, devant, vous posez tous ces objets ou ces végétaux dont nous parlions tout à l'heure, et qui ont en fait le même rôle que les gens du fond. Sauf que les gens du fond sont statiques, tandis que ceux de devant sont mobiles. Quelle est, pour vous, la relation entre ces deux parties ?

            G.V. : C'est une question difficile. Je ne procède pas toujours ainsi. Mais imaginez une valise comme une scène de théâtre. Au fond, il y a le décor, et les comédiens qui évoluent à l'avant-plan. Ces personnages s'expriment, muettement certes, mais tout de même ils s'expriment. Ils bâillent, ils rient, ils disent des choses, du moins je l'espère.

 

         JS-R. : Venons-en aux chaussures. La chaussure est par définition un objet vulgaire, un objet que l'on foule aux pieds, que l'on écrase, que l'on jette, etc. Sur lequel beaucoup d'acteurs ont basé leur comique ; soit parce que, par exemple, la chaussure est trop longue, soit parce qu'elle est trop pointue… Or, ici, le visiteur a l'impression que c'est l'élément important ; celui auquel vous avez donné un esprit, une âme; etc. Pourquoi ce parti-pris de la chaussure ?  

            G.V. : L'histoire de la chaussure, c'est comme quand j'ai envie de peindre et que je n'ai pas de toile : dans ce cas, je prends une planche. J'avais besoin d'un matériau, et je n'étais pas trop fixé. J'avais un moteur et un système de vilebrequin, et j'avais ces chaussures qui me faisaient mal aux pieds. Je ne pouvais plus les mettre. J'ai donc décidé de les utiliser. Je les ai peintes, comme je le faisais il y a une vingtaine d'années où je peignais celles que j'utilisais. Comme des chaussures de clown. J'ai trouvé que c'était un matériau intéressant : une chaussure, on la peint en blanc, en couleur… On lui met deux yeux. On lui dessine une bouche. C'est déjà un petit animal. Je trouve qu'une chaussure a quelque chose de proto-humain. Et je m'amuse avec cette idée. Tout est donc parti de là, Et j'ai trouvé qu'il y avait plein de choses à dire.

            Autre chose, la chaussure, quand même, -c'est peut-être mon esprit cosmique qui m'a amené à ce raisonnement ?- c'est l'interface entre la terre et nous-mêmes. Nous marchons toujours dessus. Il y a cette semelle qui nous isole ou ne nous isole pas mais en tout cas qui nous connecte avec le sol.

            Vous avez dit tout à l'heure : "Ces chaussures qu'on foule au pied". Je n'ai jamais eu ce regard, et je trouve amusant que vous le considériez comme un élément que l'on méprise un peu, que l'on foule au pied. La chaussure a une autre noblesse, et moi je lui en crée encore une autre ! Imaginez que nous n'ayons pas de chaussures. C'est dur de marcher par terre pieds nus, il fait froid. Je me demande toujours comment font les femmes pour marcher, même l'hiver, avec des chaussures très ouvertes ? Comment elles n'ont pas froid aux pieds ?

 

karambafrica
karambafrica

         JS-R. : La coquetterie prime le confort !

            G.V. : Alors, bravo ! Moi j'aime bien les chaussures solides, qui me tiennent le pied !

 

         JS-R. : En fait, les chaussures sont des éléments avec lesquels vous avez une complicité, et non pas une espèce d'antagonisme dû au fait qu'elles vous font souffrir !

            G.V. : Ah oui ! D'ailleurs, c'est aussi un des facettes auxquels j'ai pensé : les chaussures, on n'y pense que quand elles font mal. Sinon, on les oublie complètement. Il est indéniable qu'on oublie une bonne paire de chaussures dans lesquelles on se sent bien; et c'est le rêve de les oublier !

Mais on ne peut guère penser à autre chose lorsqu'elles nous blessent. C'est un peu comme l'amour : quand on est heureux avec une personne, on ne se rend pas compte qu'on est heureux. Et on s'aperçoit de ce bonheur qui est friable, on l'encadre, on l'imagine, le jour où il commence à être en danger, et à faire mal. Et pour tout le monde, un caillou dans la chaussure est une souffrance !

 

         JS-R. : D'ailleurs, vous entendrez beaucoup de femmes qui ont mal aux pieds dans leurs chaussures, dire "Cela me porte au cœur"! Et c'est une expression très juste ! Mais le passage de la souffrance à l'expression est amusante !

         Quelquefois, de rares fois, d'ailleurs, dans vos compositions, les chaussures ont été remplacées par des végétaux. J'ai vu des tomates, des oignons, etc.

            G.V. : Là, en effet, il n'y a pas de godasses.

 

            JS-R. : Et pourquoi ?

            G.V. : Parlons du cochon. J'aime bien le cochon, l'animal-cochon qui est très proche de nous par sa physiologie. Mais aussi dans l'assiette, il est souvent à vingt centimètre de notre bouche et nous avons besoin de lui. Le cochon a une connotation sale, ce qui n'est pas vrai. J'ai fait une mise en scène différente dans laquelle je n'avais pas de place pour mettre des chaussures. J'ai cherché à faire de toutes petites machines pour illustrer cet hommage au cochon. Je propose ces petites machines à des restaurants, pour mettre à côté de leurs menus, et cela me permet de gagner un peu ma vie. Je loue mes machines un euro par jour. Les gens acceptent ou pas. Ils peuvent décider du temps pendant lequel ils les exposent. C'est une façon amusante de montrer mon travail, parce qu'il passe beaucoup de monde dans les bars ou les restaurants. Et les clients peuvent prendre le temps d'observer les œuvres. Donc, pas de chaussures, parce qu'un autre esprit.

         JS-R. : Une seule de vos machines fait vraiment du bruit. Qu'est-ce que c'est ?

            G.V. : C'est une machine qui était utilisée sur la Croix Rousse : elle s'appelle un bistanclaque. C'est le type-même d'un son qui génère un nom pour une machine. C'est le métier à tisser. Son nom vient de son bruit : il fait "bis" quand la navette glisse sur le métier. "Tan" quand elle tape au bout. Et "claque", c'est le châssis avec le fil qui tombe : bis-tan-clac. Mon bistanclaque a pour toile de fond la Croix-Rousse, et cette sculpture a pour but de parler un peu des siècles passés. Il y a le sabot du canut qui fait marcher la machine. Elle a un côté anarchiste, aussi. Et moi je dis qu'il vaut mieux tirer la langue que tirer au fusil !

C'est mon idée personnelle ; mais en fait chacun apporte ce qu'il veut dans mes machines. J'ai mis un sabot, parce que le mot "sabotage" vient aussi de ces ateliers. C'est incroyable, c'est un mot qui a fait le tour du monde, et il vient des petits gamins qui travaillaient sous le bistanclaque pour réparer les fils. Un sacré travail ! Et quand il y avait des conflits, ils faisaient ce que l'on appelait du sabotage, c'est-à-dire qu'ils mettaient un sabot dans la machine. Ce qui empêchait le système de fonctionner.

 

         JS-R. : J'allais dire, mais vous avez pratiquement répondu, c'est le seul qui ait un fond signifiant : les maisons qui illustrent le contexte dans lequel l'appareil était utilisé.

Cette sculpture serait presque mémorielle ? Est-ce un souvenir d'enfance ?

            G.V. : Non, parce que je ne suis pas né à Lyon. Mais j'y suis arrivé il y a environ trente-cinq ans. J'ai découvert la Croix Rousse, j'avais l'impression d'être dans un pays étranger, tellement c'était original et beau. J'ai toujours fait des peintures, des dessins de ce quartier. Ici, bien sûr, c'est une Croix Rousse complètement imaginée.

 

         JS-R. : Je ne voulais pas dire que c'était un décor réaliste, ou imitatif ; tout en sachant que c'est un tableau citadin, même si on ne sait pas que c'est la Croix Rousse. Elle diffère des autres sculptures qui n'ont pas un fond "signifiant" et présentent des personnages, comme nous l'avons dit tout à l'heure. Tandis que pour cette œuvre, le fond est géographique et sociologique.

         Dans le domaine du symbole, vous avez illustré des expressions populaires. On dit "léger comme la plume"… Et chaque fois que vous avez mis une plume, elle est libre. Elle est dans un dans un mouvement géographique, arrêtée par moment par la présence d'un livre, mais elle est toujours hors du tableau. Soit en avant, soit au-dessus, soit conditionnant le mouvement comme celles qui constituent les pales de l'hélice.

            G.V. : La plume est un élément formidable, parce qu'elle amplifie le mouvement. Si je n'avais pas mis les plumes sur le poisson, on ne verrait pas que l'hélice tourne. En plus, c'est un élément extrêmement solide, qui résiste aux frottements que je lui fais subir. Et c'est très léger. Or, moi qui utilise des petits moteurs, il me faut des structures légères.

 

éléphant trompe-rose
éléphant trompe-rose

         JS-R. : Mais il me semble quand même que la composition des tableaux comportant des plumes, est complètement différente des autres ?

            G.V. : Oui, mais en même temps, il y a un lien. Ces machines ont un certain âge, certaines ont au moins quinze ans, mais je les sens toujours proches. C'est comme des périodes. Par exemple, j'ai eu une période valise de voyage, puis je suis passé à autre chose. Je travaille beaucoup dans les chaussures. Je l'ai toujours fait, mais parfois j'ai des interruptions où je fais autre chose. En fait, même si mes sculptures sont anciennes, elles sont très actuelles dans ma tête. J'ai aussi des machines très abstraites, qui ne sont pas aussi lisibles, mais elles bougent, les gens demandent ce que c'est, et je n'en sais rien !

 

         JS-R. : Il faut maintenant parler de la couleur, parce que vous êtes vraiment un coloriste. Vos œuvres sont extrêmement vives, dans de belles nuances. Vous mélangez des couleurs qui ne sont pas complémentaires, cela les fait éclater, et donne un ensemble très agréable à l'œil.

            G.V. : Oui, j'aime bien poser la couleur, parce que cela ne tue personne, sauf que cela fait fuir les rétines qui sont incommodées. J'ai des petits trucs. J'essaie de faire se côtoyer des couleurs qui ne sont pas faites pour aller ensemble, comme vous le disiez ; et j'essaie d'y arriver. Après tout, on peut voir des gens qui n'ont pas la même culture et qui peuvent vivre ensemble. En faisant ainsi, j'obtiens des effets détonants, et cela me plaît beaucoup.

 

         JS-R. : Question traditionnelle, maintenant : y a-t-il des thèmes que vous auriez aimé traiter et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre, et que je n'ai pas posées ?

            G.V. : J'aurais voulu parler d'une toute petite sculpture qui, en fait, est une maquette . Elle fait trente centimètres de haut, elle est intitulée "Le golfondeur" : c'est un joueur de golf mais qui fait du fond. C'est une sculpture que j'ai proposé de réaliser dans un minigolf à Praz-sur-Arly. Elle va faire deux mètres de haut, et je vais la construire au mois de mars prochain. Les enfants pourront la tourner. C'est la première fois que je fais une telle œuvre en extérieur, et c'était mon souhait, mon rêve depuis longtemps. Réaliser des machines simples, qui fonctionnent avec ou sans moteur.

 

         JS-R. : Chaque œuvre est en même temps une prouesse technique !

            G.V. : Un peu ! Même si, parfois, j'ai vraiment du mal. A les voir ici, cela semble tout simple, mais il m'arrive de démonter parce que je ne suis pas content d'un rythme, d'un éclairage. Ce n'est pas toujours évident, mais c'est bien !

 

            ENTRETIEN REALISE A LA BIENNALE HORS-LES-NORMES DE LYON, LE 1ER OCTOBRE 2011.

 

le bistanclaque
le bistanclaque