FRANCOIS CHAUVET, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : François Chauvet, jusqu'à présent, je vous connaissais comme responsable d'un "Espace d'expositions" dont tout le monde dit qu'il est au milieu de nulle part, et que, cependant, il n'y a que lui qui vend, et il vend à toutes les expositions. Cette réputation est-elle surfaite ? Ou est-elle méritée ?

            François Chauvet : Non ! C'est bien au milieu de nulle part, puisque c'est dans un hameau de treize maisons. Et généralement, les artistes vendent un peu. Pas toujours, certes, cela dépend des expositions. Mais, sur le lieu, nous essayons de constituer une collection : c'est pourquoi les gens vendent.

 

         J.S-R. : Vous voulez créer un musée ?

            F.C. : Pas un musée. Une collection qui permette aux artistes de vivre, d'exister.

 

         J.S-R. : C'est-à-dire qu'une fois l'exposition terminée, vous gardez quand même des œuvres des exposants ?

            F.C. : On ne les garde pas, on les achète.

 

         J.S-R. : Dans ce cas, c'est une vraie différence !

            F.C. : J'ai fait des spectacles pendant vingt-cinq ans, et quand je me présentais, j'ai toujours été payé. Et j'aimerais instituer la même chose pour les plasticiens.

 

         J.S-R. : Vous avez aussi une réputation un peu sulfureuse, parce que vous ne voulez pas que l'artiste que vous visitez reste dans son atelier pendant que vous choisissez ses oeuvres ; que c'est vous qui choisissez les artistes que vous souhaitez exposer et non les artistes qui vous envoient des dossiers… Alors, qui choisissez-vous ?

            F.C. : Bien sûr, je choisis les artistes. Ensuite, ce qui m'intéresse c'est de choisir les œuvres une par une dans les ateliers. Parfois, je vais découvrir ce qu'ils cachent au fond de leur atelier, et c'est ce qui m'intéresse le plus.

 

         J.S-R. : Que faut-il pour qu'une œuvre vous plaise ?

            F.C. : Il faut qu'elle soit sincère. Un peu fragile. Parce que, souvent des œuvres sont simplement séduisantes, et si elles sont seulement dans la séduction, elles ne m'intéressent pas. Il faut donc qu'elles aient un petit quelque chose en plus ; et souvent, ce sont les premières œuvres de séries où l'on est vraiment dans la création. Après, malheureusement, et j'en fais partie parfois, l'artiste peut être dans une certaine répétition. En somme, il faudrait que l'œuvre soit "première" à chaque fois.

         J.S-R. : Aujourd'hui, vous êtes présent à la Biennale en tant que peintre. Peintre de l'humain. Peintre du personnage que vous mettez quelquefois à rude épreuve parce que vous choisissez des formats tellement biscornus et baroques que certains sont étirés, d'autres étalés… Quand vous choisissez de réaliser une œuvre, vous partez d'un morceau de bois et vous adaptez votre peinture ? Ou bien vous dessinez le personnage et vous choisissez le support en fonction de la forme préalable ?

            F.C. : J'ai la chance d'habiter la campagne. Donc j'ai un hangar dans lequel je stocke mon bazar ! Des planches que je récupère ; des morceaux de bois… Il fut un temps où je travaillais beaucoup avec des végétaux. Je n'en ai pas apporté, mais j'accumule beaucoup de choses. Parfois, il s'agit de bois très rudimentaire, comme ce support que j'avais acheté pour mettre dans mon poêle. Je me suis rendu compte que c'est du chêne et qu'il était super. Et que, dessus, des formes apparaissaient.

            Je pars souvent de formes préexistantes, mais je ne suis pas le seul à procéder ainsi. Je n'ai rien inventé, j'ai simplement regardé ! Je crois que, tout de même, je ne suis pas un mauvais regardeur ?

 

         J.S-R. : Non, en effet, parce que, quand je reçois vos invitations, je trouve que vous exposez toujours des artistes de qualité. Plus de peintres que de sculpteurs, je crois ?

            F.C. : Pas forcément. Mais ceci est dû au fait que je loue un véhicule, et que la peinture est plus facile à transporter que la sculpture. Je travaille par régions, ce qui me permet de faire un circuit pour récupérer les œuvres. Mais c'est une tournée qui dure une semaine !

         J.S-R. : C'est vraiment à votre crédit, parce que les artistes apprécient beaucoup cette démarche qui leur simplifie la vie !

            Revenons à vos œuvres. J'ai prononcé tout à l'heure le mot "biscornu". Je vois sur l'un d'eux un petit trou, une fente ? Quand vous choisissez un support qui est directement équarri sur un tronc, et découpé, ces petits détails sont-ils suffisants pour que vous le choisissiez et vous mettiez à peindre dessus ?

            F.C. : Sans doute, mais je ne saurais pas l'expliquer. Je ne suis pas du tout dans la pensée quand je suis "dans le faire". Après, c'est au regardeur de se raconter son histoire. Hier, je regardais des buvards avec des visiteurs. Là, je peux raconter un nombre infini d'histoires, en riant. Mais je n'aurais pas pu en faire autant au moment où je peignais sur ces buvards.

 

         J.S-R. : Vous voulez dire que c'est le matériau qui vous guide ?

            F.C. : Oui, je suis dans l'instinct. Ce sont les formes sur le matériau qui me guident.

 

         J.S-R. : Quand je regarde tous ces petits morceaux de bois disparates, j'ai l'impression d'être dans les épisodes d'un conte de fée ?

            F.C. : Si vous voulez. Mais contes de fées pour adultes, alors !

 

         J.S-R. : Pourtant, il ne me semble pas qu'il y ait de l'érotisme, dans vos œuvres ?

            F.C. : Non, mais on n'a pas forcément besoin d'érotisme pour vivre…

 

            J.S-R. : Mais généralement, quand on dit "pour adultes", il y a un sous-entendu.

            F.C. : Mais c'était une boutade !

 

         J.S-R. : L'un de vos tableaux qui me plaît beaucoup, est celui qui est de couleur café au lait.

            F.C. : Justement, il est créé à partir d'un filtre à café, qui est le matériau de base, et qui a été collé sur un vieux bois. Ensuite, je repeins par-dessus, parfois avec plusieurs couches.

 

         J.S-R. : Lorsque je regarde vos personnages, je m'aperçois que tous sont aussi en train de me regarder ! Et, dans cette multitude, je me sens plus regardée que regardeuse !

            F.C. : Est-ce que ce regard vous gêne ?

 

         J.S-R. : Pas du tout, parce que je trouve que tous vos personnages sont souriants ! Je suis même allée jusqu'à regarder attentivement si certains ne faisaient pas un peu la tête ? Mais non ! Dans votre monde, personne n'est triste, ni n'a l'air de pleurer… Tous ont l'air d'être de bons vivants, bienheureux ! C'est votre Crédo : "Il faut être heureux" ?

            F.C. : Il faut vivre, tout simplement.

         J.S-R. : Vous devez tout de même trouver une grande différence quand vous commencez à travailler sur des panneaux bien rectangulaires et où, par conséquent, vous vous retrouvez dans une géométrie : est-ce le même travail que quand vous êtes dans des formes aléatoires ?

            F.C. : Mais j'ai choisi la forme aléatoire, donc je m'enferme dedans exactement comme je commence sur un rectangle. Ces rectangles qui d'ailleurs sont des toiles, sur lesquelles sont collées de très nombreux morceaux de papier. Je travaille souvent sur de grandes feuilles de papier journal que je découpe, recolle, maroufle… repeins…

 

         J.S-R. : Souvent, l'artiste fait les sous-couches avec des épaisseurs de peinture. Mais vous, vous faîtes les vôtres avec des collages ?

            F.C. : Oui, mais les sous-couches sont déjà très peintes sur le papier journal. Je n'utilise pas un papier pour le papier. Ce sont les résultats de mes travaux que je recolle ensuite sur la toile.

 

         J.S-R. : Certains de vos personnages sont réduits à des têtes. Certains ont des corps à peine ébauchés. D'autres n'ont pas de membres, du moins pas de membres supérieurs ; d'autres carrément pas de membres inférieurs. Donc, pour la plupart, seule la tête vous intéresse ?

            F.C. : Mais ont-ils l'air en vie ?

 

         J.S-R. : Oui, absolument.

            F.C. : Dans ce cas, il n'y a pas de problème !

 

         J.S-R. : Pour autant, ils sont incomplets !

            F.C. : Mais comment font les personnes handicapées, pour vivre, si les miens ne peuvent pas vivre avec leurs manques ? Je crois que je suis distrait, dans la vie. Je ne me pose pas toutes ces questions ! Je ne suis pas dans la situation où il "faut" deux bras, deux jambes, etc.

 

         J.S-R. : En fait, là n'est pas ma question ! Il s'agit de savoir comment vous recréez un rythme à partir de corps incomplets ?

            F.C. : Je n'en sais vraiment rien ! Et en plus, je n'ai pas du tout envie de me poser ces questions !

 

         J.S-R. : Vous me dites que vous ne réfléchissez pas au moment où vous travaillez ? Mais après, à quoi réfléchissez-vous quand vous avez terminé ? Vous ne regardez pas votre œuvre, une fois que vous estimez l'avoir terminée ?

            F.C. : Si, je la regarde, mais je ne réfléchis à rien. Je suis plus dans la question : "Est-ce que, plastiquement, cela tient ou ne tient pas la route" ?

 

         J.S-R. : Donc, en fait, pour vous l'essentiel sont les harmonies de couleurs, le jeu des formes ?...

            F.C. : Oui, mais cela vient naturellement. Il n'y a pas de contenu, sauf la vie ; car il faut vivre.

         J.S-R. : Mais, je ne peux m'empêcher de composer une histoire, être comme vous le dites "le regardeur" : Par exemple, je vois un de vos tableaux carrément séparé en deux parties, l'une claire, l'autre foncée : Diriez-vous que c'est l'ombre et la lumière, le bien et le mal, les heureux et les malheureux, en tout cas une situation manichéenne ?

            F.C. : Oh ! C'est formidable, tout ce que vous allez chercher ! Mais c'est votre travail…

 

         J.S-R. : Nous en sommes déjà convenus. Mais quand je vous propose ce que je vois, est-ce que cela vous semble incongru ? Ou bien pensez-vous que c'est recevable ?

            F.C. : Je vous répondrai que, techniquement, c'est un travail sur du papier kraft, qu'il y avait deux krafts différents que j'ai ajustés. Mais il est vrai qu'il y avait une partie évidemment ombre et lumière, puisqu'il y a du trait blanc et du noir. Mais je ne veux pas réduire le résultat à quelque chose d'aussi simpliste. Pour moi, c'est plus compliqué : quand on regarde un tableau, on raconte "SON" histoire, on ne raconte pas la personne qui l'a faite.

            J'adore ce genre d'interview où vous voulez absolument m'emmener vers votre histoire !

 

         J.S-R. : Pas du tout, vous auriez tout à fait "le droit" de ne pas être d'accord avec moi !

            F.C. : Mais tout de même, dans toutes vos interviews, vous vous appuyez toujours sur deux ou trois choses qui font tilt, et c'est ce qui fait aussi l'intérêt de notre entretien !

         J.S-R. : Vu la façon dont vous m'avez résisté, je suis flattée de savoir que vous les lisez ! Sans vous connaître, j'avais beaucoup de respect pour votre éthique, parce que je n'ai jamais entendu quelqu'un dire du mal de vous !! Je ne suis pas en train de vous lancer des flatteries, mais c'est la vérité. Et, ne connaissant pas votre œuvre, je m'interrogeais à distance. Et, quand j'ai vu votre stand ici, je me suis demandé : "Est-ce que tout ce qu'il vit est bien sur ses œuvres" ? J'ai bien l'impression que oui, même si votre façon de raisonner ne me simplifie pas le travail !

            Je trouve votre œuvre conviviale, chaleureuse, et ce qui ne gâte rien, c'est de la belle peinture. Et puis j'aime aussi ce côté anarchique de vos présentations avec tous ces formats que nous évoquions tout à l'heure !

            F.C. : Que pourrais-je ajouter à tout cela ?

         J.S-R. : Vous pouvez ajouter, quand même, une réponse : si nous prenons deux de vos grands tableaux : le premier, m'a l'air d'être séparé en trois, parce que les personnages placés en haut n'ont pas l'air de communiquer, quelque chose les sépare. Alors qu'en bas, nous pourrions avoir une foule. Mais il y a autour d'eux soit des animaux, soit d'autres personnes qui ont l'air de les cerner.

            Tandis que, si je prends le tableau d'à côté, nous avons une foule de petites anecdotes, indépendantes, chacune dans sa petite cellule : comment passez-vous de l'un à l'autre ?

            F.C. : Ce sont mes derniers tableaux. Vous devriez venir faire les visites accompagnées au Hang'Art ! C'est un peu ainsi que j'essaie d'emmener les gens dans les œuvres. Mais sur les miennes, je ne peux pas raconter, parce que je n'ai rien à raconter. Par exemple, j'ai eu envie de personnages de la bouche desquels sortait de la buée comme quand il fait froid, mais c'est parce que cela ajoutait quelque chose. En fait, nous sommes sur plusieurs plans. Nous sommes des humains faits de chair, mais je pense que nous sommes quelque chose en plus. C'est tout cela qui se mélange.

 

         J.S-R. : Venons-en à vos couleurs. Nous avons déjà un peu évoqué la question. Ce qui me surprend, par exemple, c'est un tableau bleu au milieu de tous ces rouges sobres, de ces rouges mêlés à des blancs, de ces jaunes… Je dirai que la plupart du temps, vous n'avez que des couleurs "sales" (le mot n'ayant bien sûr rien de péjoratif !). Jamais des couleurs pures, des couleurs mélangées dans des harmonies de gris, de bruns, etc. Et tout à coup, je me retrouve devant un tableau bleu !

            F.C. : Ces tableaux-là sont plus anciens. Le bleu ! Ma maison est bleue, et j'aime le bleu. Mais je peux aller de l'un à l'autre sans problème ! Je ne veux pas être enfermé dans une couleur !

 

         J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et que je n'ai pas évoqués ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            F.C. : Mon Dieu ! Qu'est-ce qui est le plus important, l'art ou la vie ?

 

         J.S-R. : Je dirai que pour moi, l'un ne va pas sans l'autre !

            F.C. : L'art fait partie de l'homme !

ENTRETIEN REALISE A LA BIENNALE HORS-LES-NORMES DE LYON, LE 2 OCTOBRE 2011.