LAURENT BUFFAT, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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         Jeanine Smolec-Rivais : Laurent Buffat, d'où venez-vous ? Comment vous retrouvez-vous à exposer dans le cadre de Céramiques insolites ?

            Laurent Buffat : J'ai eu des parents potiers, travaillant dans la céramique, avec beaucoup d'inspiration dans l'Antiquité, les Incas, etc. Tout ce qui est primitif. Avec aussi une culture des peintres comme Kandinsky, Chagall, Picasso, Dali… Depuis l'enfance je me suis nourri de ce milieu, de ces aspirations. Et puis, ma grand-mère ayant vécu au Maroc, il y a eu aussi tout le côté Orient. Je viens de la terre, de tout ce qui touche à la nature. Tout cela a beaucoup influencé mon éducation. Je suis autodidacte, et je me suis longuement servi de toutes ces influences. Par ailleurs, j'ai été intéressé par le dessin depuis l'âge de quatre ans. Et peu à peu, j'ai commencé à chercher les problèmes liés aux ombres ; aux compositions abstraites, etc. Je n'ai pas arrêté de dessiner jusqu'à maintenant.

 

         J.S-R. : Pour conclure sur vos origines, on peut donc dire que les couleurs seraient des couleurs chaudes, exotiques.

            L.B. : Oui, et il y a aussi des bleus. Mais il y a eu une évolution : dans les années 60, mes parents développaient plus des tons de bronze, de feuilles mortes et de bois ; et des bleus profonds. Et puis, je travaille avec ma sœur qui assume l'émaillage de nos poteries. Partant de ces nuances, nous les avons développées pour en venir aux tendances de maintenant. Parce que nous essayons aussi d'en venir à la décoration, à ce qui convient aux gens dans leur intérieur.

 

         J.S-R. : Mais justement, est-ce que l'idée d'aller vers la décoration ne va pas à l'inverse de l'idée de la folie créatrice que l'on attend d'un artiste qui n'a plus la rigueur d'un potier ?

            L.B. : Je me déstabilise, c'est-à-dire que je suis toujours dans l'idée de décoration ; mais je dois avoir un côté décalé qui me fait friser cette folie dans mes œuvres.

 

         J.S-R. : Mais il y a un paradoxe dans ce travail, c'est qu'il est infiniment raide. Aucune comparaison de mouvement avec toutes les autres œuvres des stands qui nous entourent. Nous sommes dans une rigueur, une raideur, comme si justement, vous n'aviez pas encore trouvé cette folie ?

           L.B. : Pourtant, je peux l'avoir dans certaines œuvres comme celle qui est pour moi comme une sorte de pierre, une planète que l'on aurait trouvée dans la nature, qui a le côté irrégulier de racines, de mouvements, d'écorces, des éléments qui sont décalés. D'autres qui sont aussi travaillés en bas-reliefs…

            La rigueur, il est vrai qu'elle est là. Mais j'essaie de travailler entre la rigueur, l'harmonie, et les courbes. Et c'est justement cette harmonie que je cherche aussi dans le dessin. A savoir que je mets une ligne pure, tendue, et je vais la lier avec d'autres lignes, de façon à créer une harmonie entre elles. Comme une sorte de combat, en somme ! Ailleurs, il peut y avoir un col assez raide, mais le côté bombé de l'œuvre génère aussi l'harmonie et la générosité.

 

         J.S-R. : Mais cette sculpture que vous évoquez est encore dans l'esprit de la poterie, même si elle amène un petit bonhomme qui, lui aussi est de la poterie. Et elle est dans les teintes et même les graphismes des poteries sigillées de l'Antiquité.

            L.B. : Oui, en effet. Quand j'ai créé cette œuvre, l'inspiration était sur les Indiens hopis. Et comme je trouvais au cours de mes promenades, beaucoup de plumes, je me suis dit qu'il fallait que je crée une sculpture avec des plumes, et je suis donc allé sur le côté chaman. Avec beaucoup de reliefs.

 

         J.S-R. : Oui, mais ce faisant, vous passez du minéral à un ajout animal qui est un peu contradictoire… Non, je retire cette impression ; parce qu'en fait les plumes sont aussi raides que la construction de l'œuvre. Donc, elles n'ajoutent pas de folie dans la construction. Simplement, elles changent un peu la connotation.

            L.B. : Non. La folie va être après, avec la lumière qui se dégage. On va avoir un soleil au plafond, des motifs qui se présentent sur le mur. La folie va être là, parce qu'elle va ouvrir notre esprit vers "ailleurs". Normalement, il y a de l'encens, de la lumière qui jaillit, c'est de l'ordre du divin, de l'au-delà.

 

         J.S-R. : Le personnage que vous avez intitulé "Andalousie" est celui qui me semblerait le plus proche de l'humain. Avec, encore, des paradoxes. Parce que si cette femme a un sein d'un côté, et une oreille de l'autre, elle n'a pas les éléments qui définissent habituellement un être féminin ; elle ne se définit pas par la maternité, par exemple ; elle n'a pas des courbes appelant la caresse : elle est encore dans la raideur.

         Elle est magnifique parce qu'elle est dans toutes les nuances de rouges qui vont vers des gris, des jaunes… Esthétiquement, elle est très belle. Mais elle n'est encore pas dans la folie que vous semblez vouloir rechercher ! Avez-vous le sentiment d'avancer vers cet état ? A mon avis, votre problème tient à l'atavisme du potier rigoureux, symétrique, etc. et vous semblez être en train de vous débattre contre cette situation ?

            L.B. : Je crois que c'est un chemin ! Il y a des choses qui sont très importantes pour moi, ce sont l'équilibre et le contrôle des œuvres. Parce qu'elles sont toutes dessinées, elles doivent donc être pures avec par endroit des coutures pour générer une harmonie ; avec des courbes qui cassent la raideur de la sculpture. Le côté tactile contribuant également à en enlever la raideur.  

 

         J.S-R. : Oui, mais tout cela est de l'esthétisme, cela ne joue pas sur le "dit" de l'œuvre. Cela ne nous ramène pas vers l'humain, vers le vivant. Les couleurs sont chaleureuses, mais le personnage ne l'est pas. Pour moi, bien sûr, cela est très subjectif.

            L.B. : Je voudrais vous montrer une autre œuvre, où je crois être en train de suivre ce chemin que j'évoquais tout à l'heure. Où il y a une harmonie entre la non-rigueur et la rigueur. C'est cet équilibre que je recherche. Et puis la folie. Il est vrai que la folie me tente, que j'essaie d'aller vers elle, mais que j'ai quand même une petite contrainte : celle de devoir vivre de mon métier.

            Dans notre magasin, nous avons des clients de tous horizons, alors la volonté de folie est bien là, mais je pense aussi à mes clients à qui je dois absolument vendre des œuvres.

 

         J.S-R. : Je comprends bien ce raisonnement. Mais je sais aussi pour avoir vu tant d'artistes se débattre avec lui, que ce raisonnement vous empêche à jamais d'aller vers une création absolument libre ! Lorsque les aléas matériels conditionnent une création, il est évidemment impossible d'aller vers la liberté ! C'est l'évidence-même. Et cela me semble regrettable.

            L.B. : Tout de même, j'arrive à jouer sur une porte qui est belle, j'ai un travail qui va vers le magasin, et un autre qui va vers les galeries et les festivals.

 

         J.S-R. : Dans ce cas, le problème est toujours : quel est celui qui va gagner ?

            L.B. : Je dirai que c'est l'espérance ! Vous avez raison, je vais sur un chemin de folie, et ce chemin-là est dans l'espérance. L'espérance de continuer vers la folie, et de participer à des festivals…

 

         J.S-R. : Une autre de vos œuvres me semble être un reliquaire. Ce qui nous ramènerait vers d'anciennes croyances ?

            L.B. : J'aime aussi dans mes œuvres, ouvrir l'esprit des gens ; les laisser imaginer ce qu'ils ont envie d'y voir. Sur cette œuvre, une personne pourrait voir un arbre ; voir tout simplement un moine… Une autre s'exclamerait devant l'harmonie mais aussi devant le côté tortueux. Je veux ouvrir l'esprit des gens, essayer de les émouvoir.

 

         J.S-R. : Je suis bien votre raisonnement et il me touche. Mais j'espère qu'un jour, au lieu de vous interroger en réalisant une sculpture, si vous allez ou non la vendre, vous en viendrez à pouvoir dire : Cette fois, je suis allé jusqu'au bout, et qu'importe le reste !!

            L.B. : Tout de même, quand je crée ces sculptures, je ne lâche rien. Si je décide de les faire d'une certaine façon, je le fais, je ne cède ni aux pressions ni aux suggestions. Et je m'aperçois que, lorsque je vais vraiment au bout de cette volonté, je vends les œuvres, parce que l'émotion est bien là.

 

         J.S-R. : Je me réjouis en regardant deux de vos œuvres où je détecte nettement la présence de l'humain.

            L.B. : L'une d'elles vient d'un dessin qui était pour moi un passage. Mais toutes deux sont plutôt déstructurées, parce que ce sont des passages, l'accompagnement de l'homme qui emmène sa femme vers l'au-delà, vers un autre monde. Cette sculpture a été la réalisation en 3D de mon dessin qui m'emmenait vers les tourments de la vie. Il est possible que celle-ci corresponde à un côté plus religieux, plus divin, pour aller dans un autre monde, par un passage. Tout en tenant cette femme en sécurité.

 

         J.S-R. : Il me semble que celle-ci est construite à l'opposé de la précédente où l'arbre supportait le monde ; alors qu'ici, le monde supporte l'arbre. Comment expliquez-vous cette construction bivalente ?

            L.B. : Elle s'explique par la nature qui est un pilier pour moi. Parfois je m'en sers pour m'aider à aller vers le haut ; alors que sur l'autre mes personnages veulent aussi aller vers le haut, vers cet arbre qui s'y trouve. Il y aurait un mouvement, un mouvement circulaire d'une œuvre à l'autre. Un mouvement continu. Un infini qui ne s'arrête plus.

            Néanmoins, il y a quand même une différence : pour l'autre sculpture, j'ai progressé sur de la terre pas sèche, qui risquait à tout moment de s'écrouler ; je me suis battu avec les racines pour arriver à une harmonie ronde et à cet homme placé au sommet, en équilibre sur ces éléments faibles ; pour l'autre, le dessin comprenait beaucoup d'éléments abstraits ; mais aussi une pyramide, des vagues. Un rond de lumière avec un arbre dedans, et donc les personnages partaient du monde où ils avaient vécu pour aller vers cet arbre.

 

         J.S-R. : Ne croyez-vous pas que si vous supprimiez l'étape du dessin, vous iriez plus loin dans la liberté de construction ? Parce qu'en fait, une fois que ce dessin est terminé, il s'impose, il est un carcan à votre liberté de sculpteur ! Il est la dominante.

            L.B. : Non, non ! Il est seulement un lien pour m'aider à aller plus loin. Mais il ne me gêne pas dans ma construction, il ne me limite pas. En fait, rien ne me tient, je me laisse aller.

 

         J.S-R. : Dans ce cas, quel est le rôle du dessin ?

            L.B. : Un rôle de guide ; une façon de mettre une image sur ce que je vais créer.

 

         J.S-R. : Je vois le titre de l'œuvre dont nous venons de parler. : "Les amoureux". Or, vous m'avez dit : "Dessus, il y a mes petits personnages déstructurés" ; vous avez parlé d'un mari qui emmène sa femme vers "un ailleurs, vers un au-delà" : s'ils sont amoureux, pourquoi ont-ils besoin d'aller dans un au-delà ?

            L.B. : S'ils s'aiment, c'est un accompagnement. Tout se passe comme si la femme avait peur d'aller dans l'au-delà. Et lui est là qui lui tient la main, qui la rassure pour qu'elle n'ait pas peur : qui lui fait admirer la beauté de cet arbre au loin, et lui dit d'avoir confiance en lui.

 

         J.S-R. : Tout ce discours-là est psychologique –discours n'étant pas péjoratif, bien sûr-. Dans ce cas, pourquoi avoir dit qu'ils étaient "déstructurés" ?

            L.B. : Parce que la tête n'est pas comme d'habitude ; les vêtements ne sont pas peints. Ils sont tout blancs, ce qui me laisse penser que ce sont peut-être plus des âmes que des personnages. Des âmes qui vont vers ailleurs. Je me suis même servi des volutes sur l'arbre, pour avoir un mouvement infini, comme sur des œuvres indiennes où l'on trouve des symboles de l'infini. Le doré agit de la même façon, c'est une lumière bénéfique pour aller "ailleurs".

 

        J.S-R. : En fait, votre "dit" autour de l'œuvre devient aussi important que l'œuvre elle-même ?

            L.B. : Oui. Mais ce que je tiens à signaler, c'est que parfois je m'écoute, mais parfois non. C'est mon subconscient qui va me faire créer mes œuvres. Ce sont des sentiments, des émotions, des rencontres qui vont se transcrire dans mon travail. C'est ainsi que je procède depuis que j'étais enfant. Une écoute. Un fluide. Un amour. Que je suis désireux de transmettre à mon travail. Parce que, dans ma vie, j'ai vécu cette sorte de tourments.

 

         J.S-R. : Y a-t-il d'autres questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            L.B. : Nous aurions pu parler de nos racines, du côté humain de nos racines…

 

         J.S-R. : Mais vous en avez parlé au début, en parlant d'Andalousie, du Maroc, etc.

            L.B. : Et puis le fait que j'introduise souvent le corps de la femme à l'intérieur des œuvres ; et qu'il faille le deviner, qu'il faille aller le chercher. Et puis les harmonies qui vont permettre aux gens de voir toujours autre chose ; toutes choses qui changent sans cesse, de façon à permettre aux gens de ne pas se lasser au fil des années. Chaque œuvre aurait une matière différente, des couleurs différentes, un univers différent…

 

         J.S-R. : Cela signifierait donc que vous changez d'état d'esprit chaque fois que vous commencez une nouvelle sculpture ? Or, généralement, la démarche d'un artiste fait que, d'aussi loin que l'on aperçoive ses œuvres, et aussi différentes soient-elles, on puisse reconnaître sa "touche" !

            L.B. : C'est ce que me disait mon père, un jour, que ce serait bien que l'on me "reconnaisse". Or, moi, j'aime montrer des choses et entendre les gens s'exclamer : "Tiens, je ne pensais pas que c'était de lui" ! C'est ce que j'aime apporter, parce que j'aime les couleurs, j'aime les pays, j'aime les matières, j'aime les gens…

 

         J.S-R. : Il va donc falloir, dans toute cette multiplicité, trouver l'unité. Alors, rendez-vous dans dix ans ?

            L.B. : Oui, tout à fait !

 

ENTRETIEN REALISE AU FESTIVAL CERAMIQUES INSOLITES A SAINT-GALMIER, LE 24 SEPTEMBRE 2011.

 

l'arbre de vie
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