FANNY CHABAUD, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Fanny Chabaud, je vous ai connue voilà très longtemps, comme gardienne de l'œuvre de votre père, Louis Chabaud. Gardienne ensuite de Singul'Art qui proposait les œuvres d'une centaine d'artistes. Vous voilà, à votre tour, dans le monde de la création. Qu'est-ce qui vous a décidée à franchir le cap ?

            Fanny Chabaud : Depuis toujours, je suis passionnée par le mouvement, par les automates. L'art en mouvement. D'une façon plus classique, parce que c'étaient au départ les automates classiques qui me plaisaient. J'aimais que les personnages fassent quelque chose. Qu'ils soient autonomes. Et qu'ils agissent comme cela se passait autrefois. Mouvements qui ne sont plus trop présents, dans notre vie contemporaine. On voit beaucoup plus de machines, qui bougent certes, mais c'est la machine qui bouge, ce ne sont plus des automates.

 

         J.S-R. : Quelle est, pour vous, la différence entre les deux ?

            F.C. : Un automate est un personnage qui agit, qui joue de la musique, qui boit, qui fait des acrobaties… Maintenant, ils ne font rien concrètement. A l'origine, on a fait, en Egypte des automates géants qui représentaient les dieux. De sorte que les Egyptiens, les voyant bouger, croyaient que le Dieu était présent. Maintenant, les gens savent bien que c'est une machine.

 

         J.S-R. : Vous avez choisi, pour vous représenter à la Biennale hors-les-normes de Lyon, une œuvre unique, qui est un bateau, et que vous avez intitulé "L'autre rive". Je vois deux symboles dans cette œuvre : le bateau pour s'en aller, et l'autre rive, c'est-à-dire l'ailleurs, le lieu autre que celui où l'on est. Le lieu où l'on va parvenir. Etes-vous d'accord avec cette proposition ? Pouvez-vous nous expliquer vos choix ?

            F.C. : En fait, le nom est arrivé bien après, quand la barque était aboutie, que tout était techniquement fini, et où je me suis interrogée sur le nom à lui donner, parce qu'une barque a toujours un nom. C''st la première fois que j'ai une œuvre avec un nom et la signature dessus. C'est donc nouveau.

            Je me suis dit que la barque permettait un passage, le pont également. Il ya donc deux symboles forts sur cette barque. Sauf que, pour le moment, mon pont n'aboutit nulle part !

 

         J.S-R. : En effet, il ne fait même pas un tour complet ! C'est donc une sorte de cul-de-sac ? Est-ce que cela suggère qu'en ce moment vous ne savez pas où aller ?

            F.C. : Non, justement. Je crois que j'ai passé le cap.

 

         J.S-R. : Vous avez donc sauté du pont ?

            F.C. : Non ! Je suis sur le chemin. Je suis embarquée. Je ne suis pas arrivée, et tout est possible. C'est ce qui est bien, dans la barque, c'est que tout est possible ; l'imaginaire est en action ; on sait que l'on part ; on a pris à bord les objets, les personnes que l'on veut, avec qui on veut être. Et c'est l'aventure. Soit on arrivera quelque part. Soit on n'arrivera nulle part. C'est magique.

 

         J.S-R. : Vous êtes donc dans l'expectative.

            F.C. : Oui, c'est cela. Tout est possible !

 

         J.S-R. : Sur cette barque, vous avez plusieurs parties fixes, d'autres mobiles. Comment avez-vous déterminé les unes et les autres ?

            F.C. : Le hasard. C'est l'objet qui me guide, ce n'est pas moi qui décide. Je trouve un objet, il me parle et je l'adopte. Ce n'est pas moi qui vais faire l'effort d'aller chercher un objet particulier. C'est donc le hasard qui fait que cette barque est ce qu'elle est. Ce n'est pas moi. Je ne suis vouée à aucun résultat. Le matin, je pars pour l'atelier, et le soir j'en reviens. Parfois, je me dis que ce que j'ai fait n'était pas ce que je voulais faire. Si je pars le matin avec une idée, je suis sûre qu'elle n'aboutira pas ; que ce sera autre chose qui sera apparu.

 

         J.S-R. : Mais alors, si cette barque était apparue autrement, comment pensez-vous qu'elle aurait pu être différente ? Quelle autre connotation aurait-elle pu avoir ? Par exemple, vous avez créé un personnage énorme, presque aussi énorme que le bâtiment au-dessus du pont, et il y a ainsi une ou deux autres parties qui sont fixes et auraient pu être mobiles. Qu'est-ce qui, d'autre, aurait pu être mobile, et donner un sens différent à cette barque ?

            F.C. : Tout aurait pu être mobile.

 

         J.S-R. : Mais alors, pourquoi n'est-ce pas le cas ?

            F.C. : Parce que cela ne sert à rien. Il y a des gens qui sont figés ou pas. L'histoire part des deux personnages qui sont mobiles. Ce sont les seuls qui sont au courant qu'ils sont sur une barque. Et qui ne savent pas où ils vont vraiment. Celle qui est dans la hune est la seule qui soit vraiment intéressée par ce qui se passe.

            Parce que, normalement, ce doit être une barque qui bouge. Ici, ce n'est pas trop possible. Mais le but est que les gens la prennent en main et la fassent vivre. Le mouvement, c'est tout. Les gens peuvent toucher les éléments, qu'ils soient figés ou mobiles. Ces deux personnages sont donc mobiles, pas les autres. Pour moi, le mouvement est un prétexte. J'ai fait des études pour apprendre à animer des automates. Mais maintenant, c'est un prétexte. Comme je sais faire bouger, je n'ai plus besoin de démontrer que je sais le faire. Parce que c'est facile de "faire bouger" : il aurait suffi de mettre un arbre à came en dessous. Mais je n'ai pas besoin de la facilité.

            Après les gens "s'embarquent". Ils s'approprient les personnages. Et ils font leurs histoires. C'est ce qui est bien. Si on leur montre tout, ils n'imaginent plus rien, et pour moi c'est nul ! Mon histoire est ma propre perception, et les visiteurs n'ont pas la même.

 

         J.S-R. : L'autre soir, avec cette belle lumière qui était dessus, et avec les éléments en mouvement, je trouvais que cela ajoutait beaucoup de tendresse à votre travail. Parce que si on le regarde arrêté, on se dit que c'est plein d'humour. Par contre, lorsque l'on voit les deux bébés jouer ensemble, cela ajoute de la vie, de l'humour, de la tendresse à l'ensemble. Soudain, ce n'était plus un objet fixe, inanimé, mais la vie qui m'emmenait en imagination.

            F.C. : Oui, tout à fait. C'est un travail très long. Et tous les personnages sont arrivés au fur et à mesure des brocantes où je me suis rendue. Une fois que j'ai "trouvé" un objet, je me dis : "bon, d'accord, il est là, mais qu'est-ce qu'il fait" ? Le poupon, il joue, bien sûr. Je stocke les jouets cassés de mon fils. Et l'un va jouer avec l'autre. Tout est donc une question de hasard.

 

         J.S-R. : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas évoqués ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ? Parce que tirer des conclusions sur une œuvre unique n'est pas évident !

            F.C. : Ce que j'aime, c'est le gros, travailler le monumental. C'est un combat avec la matière, et c'est ce que j'aime. J'ai beaucoup d'énergie, et travailler le métal, le bois… quand ce sont de gros matériaux, je sens du bois dans mes mains, c'est un travail très masculin, et j'en ai besoin. Je suis bien obligée de réduire mes espérances en faisant de petits objets, parce qu'il faut en vivre, mais jusqu'à présent créer pour vendre ne m'a pas passionnée, j'ai toujours fait ce que je voulais, et du gros !

 

                ENTRETIEN REALISE A LA PISCINE DU RHONE, BIENNALE HORS-LES-NORMES, LE 3 OCTOBRE 2011.