JEAN-FRANCOIS GLABIK, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Nous sommes dans un monde exclusivement humanoïde, un monde du quotidien, complètement filiforme. Comment en êtes-vous venu à cette création où les personnages ne sont en fait que des lignes ?

            Jean-François Glabik : On m'a souvent dit que cela était en rapport avec mon corps qui, lui aussi, est très linéaire ! J'ai toujours aimé la forme très linéarisée. Par exemple, lorsque j'étais petit, j'habitais au bord de la mer, et j'aimais bien prendre du sable dans ma main et le faire couler en un filet de sable et d'eau. A la même époque, je faisais aussi des poupées en coquillages auxquelles je donnais des formes très épurées.

 

         J.S-R. : Il y a certes quelques personnages isolés, comme celui qui court, la valise à la main et qui a probablement raté son train ; un autre étant en extase, les bras en croix, les cheveux pendants… apparemment dans une situation de plaisir ou de bonheur absolu…

            J-F.G. : Le premier s'intitule "La poudre d'escampette".

J.S-R. : Par contre, la plupart sont en groupes. Certains, comme les danseurs aux chaussures orange, pourraient être considérés dans une position individuelle, mais d'autres sont pris dans une position collective, comme "Les badauds" , etc. Quand décidez-vous que vous souhaitez un personnage seul, dans une attitude évidente ? Ou quand décidez-vous que vous les voulez dans une attitude collective ?

            J-F.G. : Je dirai que lorsque je fais un personnage seul, c'est souvent pour exprimer un sentiment ; et lorsque je les place en groupe, c'est pour raconter une petite histoire. Mais à vrai dire, je n'ai jamais d'idée préconçue quand je commence un ou des personnages. Je peux partir, par exemple, d'une photo que j'ai vue dans un magazine… Un groupe est parti d'un film d'Almodovar. Le but était de faire des femmes à talons, dans des couleurs orangées, jaunâtres, etc. Sur un autre, à quatre personnages, je suis parti de la posture des acteurs de "West Side Story", face à face dans la rue… Mais ce n'est pas toujours aussi facile à définir.

 

         J.S-R. : Justement, quand ils sont en groupe, ils ont presque tous la même attitude : les badauds, c'est évident : les danseurs aussi. Ne vous arrive-t-il jamais de créer un groupe dont les protagonistes auraient des attitudes différentes et appartiendraient néanmoins au groupe ?

            J-F.G. : Cela arrive parfois. Pour mettre en valeur une relation ; et dans ce cas, cela donne le titre à la sculpture. Ou pour faire ressortir un sentiment particulier, né du rapport entre les personnages.

 

         J.S-R. : L'attitude communautaire semble d'autant plus évidente dans l'œuvre où tout un groupe de femmes ont des talons hauts : elles sont en train de prendre le thé, assises autour d'une table. Certaines ont même le bras passé sur les épaules de leur voisine : on a le sentiment qu'elles constituent un groupe soudé : sont-elles en train de papoter, ce qui semble vraisemblable ? Sinon, que font-elles ?

            J-F.G. : J'ai intitulé ce groupe "La bataille de chiffonnières". J'ai pensé à des femmes qui, toutes, revenaient par exemple, des soldes… et qui discutaient des bonnes affaires qu'elles avaient faites. Oui, en fait, elles papotent.

            J'aime bien aussi, cette idée de fermer le groupe, et de donner une importance aussi bien aux vides qu'aux pleins.

J.S-R. : Dans cette situation de personnages filiformes, les membres sont complètement disproportionnés. Les bras, dans l'ensemble, seraient conformes aux proportions des bras humains. Mais les jambes sont toujours très effilées, ce qui contribue en grande partie à cette notion de caractère filiforme.

            J-F.G. : Cela est volontaire, et supposé accentuer la partie du corps qui est moins en avant d'habitude. Mettre en valeur la partie haute du corps, posée au-dessus de cette partie effilée.

 

         J.S-R. : Mis à part deux ou trois personnages où le sexe n'est pas évident, la plupart sont des femmes : Est-ce pour le plaisir de les percher sur de hauts talons ?

            J-F.G. : Non. D'ordinaire, mes personnages sont toujours nettement sexés. Peut-être qu'ici, j'ai une majorité de femmes, mais c'est le hasard. Sinon, hommes ou femmes sont à égalité.

 

            J.S-R. : Vous n'êtes donc pas sexiste !!!

            J-F.G. : Non !

 

         J.S-R. : Si j'ai bien compris, vos personnages sont construits sur une structure de fil de fer, sur laquelle est collé du papier.

            J-F.G. : Oui. C'est de la Récup', un système d'économie. Je récupère du papier que je colle sur cette structure métallique. J'essaie de retrouver l'aspect bois. D'ailleurs, si vous touchez la sculpture, elle est dure comme du bois. Je sature ensuite ce papier de vernis. Puis je recouvre le tout avec mes papiers de couleurs. Là, commence la difficulté, car trouver les papiers parfaits n'est pas évident : les uns sont trop friables, trop durs, d'autres vont perdre leurs pigments… Je fréquente donc les offices de tourisme, les parfumeries, les garages qui utilisent ces sortes de papiers. Je vais tous les ans au Festival d'Avignon, où j'en trouve des quantités.

 

         J.S-R. : Donc, ce que vous recherchez, ce sont des papiers glacés, genre revues ?

            J-F.G. : Oui, revues, tracts, etc. Tout ce qui est un peu brillant. Parce qu'ensuite, une fois la structure terminée, elle va être recouverte de résine époxy pour lui donner cet aspect pâte de verre, émail, et assurer la brillance des couleurs.

 

         J.S-R. : Puisque ce sont ainsi des papiers de revues, etc., laissez-vous intacte la partie imprimée, ou la retouchez-vous de façon à ce que l'on voit ici des rouges, des bleus, de petites plages de couleurs ou d'écritures ?

            J-F.G. : En principe, il est mis brut tel que je le trouve. Néanmoins, il m'arrive d'ajouter de la peinture sur certaines lorsque l'œuvre finale me paraît un peu fade. Dans ce cas, j'ajoute des touches de couleurs.

            Pour les chaussures, j'utilise du papier vitrail qui donne des transparences, nuance les couleurs et crée des ombres dessus ; de façon à ce qu'elles ne soient pas trop unicolores, justement.

 

         J.S-R. : Cela tombe bien, je voulais en venir aux chaussures qui sont extrêmement élégantes, en général des bottines, avec des talons très hauts et monochromes.

            J-F.G. : Toujours, c'est un parti-pris.

J.S-R. : Pourquoi cet autre parti-pris d'avoir des personnages extrêmement aériens, posés sur des socles extrêmement lourds ?

            J-F.G. : Le socle lourd est uniquement physique, pour que la sculpture se tienne. Plus elle est haute, plus elle doit être lestée. Par contre, quand il y a de nombreux personnages, j'utilise des socles en bois.

 

         J.S-R. : Dans l'ensemble, on peut dire que les personnages sont dans une situation de mouvement. Mais deux sculptures me semblent un peu à part : l'une d'elles, d'ailleurs en chaussures plates, est en train d'étendre son linge…

            J-F.G. : C'est un homme, et il est en train d'étendre ses "marcels"¹ ! Dans mes sculptures, j'essaie de dénicher des expressions peu usitées ; et parfois, c'est l'expression elle-même qui m'a donné l'envie de réaliser la sculpture. Un jeu de mots, une expression… des choix qui me permettent d'interpeller les visiteurs, comme la sculpture elle-même peut les interpeller. C'est une série récente, et elle utilise la bande dessinée.

 

         J.S-R. : Je voulais justement parler de la cycliste… Car c'est bien une femme, vu les talons !

            J-F.G. : Oui. L'œuvre s'intitule "Le chienchien à sa mémère".

 

            J.S-R. : Elle raconte à elle seule toute une histoire, en nous emmenant dans le monde des mémères, justement. Et elle me semble vraiment très humoristique.

            J-F.G. : Elle a en effet une histoire. Elle n'est pas unique. Elle fait partie d'une série où j'ai pensé au phénomène des congés payés d'avant-guerre, lorsque les gens se sont tout à coup sentis libres de partir à la campagne et à la mer. Pour moi, le vélo fait partie des nostalgies de mon enfance ! Cette série comporte des triporteurs, des remorques, etc. Elle va faire l'objet lors d'une prochaine exposition, où ces oeuvres accueilleront le public.

 

         J.S-R. : Mais là, nous sommes dans la famille type, la femme qui emmène son chien sur son porte-bagages…

            J-F.G. : Sauf que mes personnages sont rarement accompagnés d'éléments comme des chiens, etc.

 

         J.S-R. : Là, certaines plages de papier encollé restent lisibles : par exemple, sur le garde-boue arrière, je vois un passage avec deux personnages en train de parler, et en même temps la bulle…

            J-F.G. : Oui. Pour moi, la sculpture étant ramenée à mon enfance, j'ai voulu la lier à la bande dessinée. Après, le hasard a fait qu'un passage est lisible. Mais en général, il n'y a jamais de texte.

 

         J.S-R. : Il me semble tout que même qu'un thème revient très souvent, c'est celui du départ. Beaucoup de personnages ont des valises : où s'en vont-ils ?

            J-F.G. : J'ai toujours aimé ce qui va vers un inconnu. Comme des rails de chemin de fer dont on voit le début, mais dont on ne sait pas où ils mènent, vers quel monde ils vont conduire les voyageurs, bord de mer ou campagne…On ne sait rien au-delà de l'horizon. Cette idée a toujours été dans mon esprit.

J.S-R. : Que vient faire l'éléphant au milieu de ce monde humain ?

            J-F.G. : C'est l'éléphant porte-bonheur. Un de mes tout premiers travaux sur papier métal. J'avais fait, notamment, des éléphants très lourds sur des pattes très hautes et filiformes. J'ai gardé cet éléphant comme un symbole de cette époque-là.

 

¹ un marcel : un maillot de corps d'homme largement décolleté et sans manches. Le boxeur Marcel Cerdan aurait trouvé que supprimer les manches de son vêtement d'entraînement lui permettait de ne pas en changer toutes les 10 minutes, à cause de la transpiration.

Entretien réalisé au GRAND BAZ'ART A BEZU, le 11 juin 2011.