SOPHIE HERNIOU, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Sophie Herniou, votre monde est celui des voraces ? A la fois les mangeurs et les mangés ?

            Sophie Herniou : Oui, les mangés, les désespérés !

 

         J.S-R. : En même temps, mangeurs et mangés se retrouvent généralement dans la plus grande bonne humeur ?

            S.H. : Oui, c'est assez joyeux, en fait, ce sont des monstres gentils.

 

         J.S-R. : Tout de même, certains ont de petits airs vicieux, comme celui qui est en train de se régaler et qui arbore manifestement un air triomphant, l'air de dire : "J'en ai eu un !"

            S.H. : Je n'en suis pas sûre. Je le trouve assez monstrueux, et on se demande s'il nous regarde et si lui, se demande si c'est nous qui sommes monstrueux, ou si on lui a mis un miroir devant les yeux ?

 

         J.S-R. : En fait, en le voyant, je me suis demandé s'il avait la panse bien pleine et se régalait rétrospectivement ; ou s'il avait devant lui quelque chose ou quelqu'un qu'il pensait manger et qu'il anticipait son plaisir ?

            S.H. : En tout cas, cela prouve que les interprétations fonctionnent !

 

         J.S-R. : En quelle matière fabriquez-vous tous ces personnages ?

            S.H. : C'est une pâte à modeler qui durcit à l'air. Bien sûr, à l'intérieur, il faut placer des structures, et n'en faire qu'un habillage.

 

         J.S-R. : Sinon, elle ne serait pas assez résistante ?

            S.H. : Elle pourrait fondre au séchage. Vraisemblablement, elle ne tiendrait pas assez bien.

         J.S-R. : Donc, la forme finale n'est pas spontanée ? Il faut que vous prépariez longuement la structure métallique sur laquelle vous fantasmez la forme ?

            S.H. : Non. En fait, c'est un support de départ très rudimentaire : une sorte de planche avec un trou. Que j'habille ensuite. Mais lorsque je réalise ce préliminaire, je ne pense jamais mon sujet jusqu'à la fin. En fait, il s'agit de partir d'une déformation, d'une planche quelconque, pour arriver à un personnage avec un trou à la place de la bouche. Je m'oblige à ce "pas grand-chose" pour me perturber un peu, pour que ce ne soit pas toujours la même façon de procéder. Pour ne pas entrer dans une routine, j'essaie de partir de quelque chose à chaque fois différent. Bien sûr, cela reste des séries, sinon je passerais beaucoup de temps à la réflexion. Il faut bien qu'un petit mécanisme s'enclenche.

 

         J.S-R. : Si je pars de la personne qui me semble la vedette de votre présentation –la mariée- elle enfourne des gâteaux et en même temps, elle vient de donner naissance à un bébé ?

            S.H. Ah ! Je n'avais pas vu les choses de cette façon : c'est la demoiselle d'honneur qui a piqué la jarretière de la mariée, et qui est en train de s'empiffrer de gâteau ; et il y a le type qui voit la pièce montée avec un chou qui s'effondre.

J.S-R. : Oui, j'avais bien vu le gâteau, mais je me suis dit qu'il fallait aller plus loin ! Je regardais ce que je prenais pour une naissance, en même temps que la mort. Et je me disais que, dans cette série de fantasmes, vous alliez de la naissance à la mort !

            S.H. : D'accord ! Il est vrai que je parle de la mort qui a l'air très en retard. Elle regarde sa montre. Ou alors, elle est arrivée à terme et elle n'est plus qu'un squelette et elle vient de s'en rendre compte !

            Et puis, maintenant je sais comment mes personnages sont faits de l'extérieur, je vais aller voir à l'intérieur comment ils sont conçus. Ils ont des os, comme nous. Je commence parfois à les couper, et je constate qu'ils ont des muscles comme nous.

 

         J.S-R. : Donc, vous en êtes à faire de la dissection ?

            S.H. : Exactement ! J'essaie de voir ce qu'il y a "dedans" ?

 

         J.S-R. : Et est-ce que la partie physique qui est dedans corrobore la partie psychologique que vous aviez imaginée jusque-là à l'extérieur ?

            S.H. : Je ne sais pas ! Pas du tout ! Je n'ai pas de réflexion à ce niveau-là ! Je ne répondrai donc pas à cette question !

 

         J.S-R. : Pas de problème ! Vous avez tout à fait le droit de ne pas répondre !

         Il me semble que, dans ce monde finalement un peu cruel que vous animez, il y a un grand essai à la coquetterie ? Je vois une petite danseuse qui a un tutu magnifique ; la mariée a une très belle robe. Votre "Cochonne" où nous sommes dans l'érotisme le plus absolu, soutient chacune de ses séries de tétines par un soutien-gorge à balconnet dont la dentelle est magnifique. Même les hommes ont des costumes très différenciés, même si quelquefois ils font allusion à la mort. Par ailleurs, vous illustrez des personnages célèbres de notre époque, Spiderman etc. fantasmés, revus et corrigés en somme.

            S.H. : Oh oui ! J'aime bien les super-héros ! Mais la tête de mort reste rock'n roll !

 

         J.S-R. : Si je regarde, maintenant, chaque personnage, je vois bien qu'il est humanoïde, c'est sans ambiguïté ; ou animal. Mais jamais réaliste. Les uns ont des pattes flûtées, presque des pattes d'araignées alors qu'ils ont un corps massif. Pour d'autres, c'est l'inverse. Donc, ils ne sont jamais physiquement "beaux".

            S.H. : D'accord, jamais proportionnés. Mais ils ne tiennent pas la route ! On n'imagine pas comment un "truc" tout plat pourrait marcher !

                J.S-R. : Mais quand ils sont de face, on n'a pas l'impression qu'ils soient plats. Certains mêmes, sont bel et bien en trois dimensions.

Donc, pour résumer, ils ne sont jamais réalistes ; et à chaque fois, vous leur créez une anomalie physique. Qu'apporte cette anomalie ? Est-ce qu'elle ajoute à la cruauté ? Est-ce un peu par humour ? Est-ce parce que vous voyez le monde tout à fait bancal ?

            S.H. : Non ! Je m'en fiche du monde ! J'ai de vieux souvenirs de mon père qui était tambour-major au Carnaval de Nantes : j'ai donc connu les grosses têtes, les personnages satiriques complètement déformés, disproportionnés. Mes œuvres sont sans doute des rappels de ces spectacles, de ces déformations ; mais après, je n'ai pas fait l'analyse de ces personnages qui sont statiques, qui ne font pas le poids !

         J.S-R. : Non, justement, ils ne sont pas statiques ; chacun est dans un mouvement : la danseuse est en train de se lancer, elle a les deux bras au-dessus de la tête ; d'autres ont les bras levés, d'autres encore, hilares, se tiennent la poitrine ou les côtes… D'autres encore semblent vouloir se protéger, comme celui dont vous avez commencé à chercher l'intérieur et qui soulève très haut sa tête… En fait, tous ces personnages dont les gestes sont souvent bivalents, seraient en gestation ?

            S.H. : Voilà. Mon personnage dont vous dites qu'il soulève sa tête, en fait ne la soulève pas : c'est celui que j'ai commencé à dépecer pour voir ses muscles ; et il est en train de placer sa tête au-dessus de son corps ! Mais c'est vous qui parlez, là !

         J.S-R. : Oui, mais ce que je dis est supposé vous faire réagir. Dire si vous êtes ou non d'accord avec mes analyses ?

         Je voudrais revenir à votre monde extrêmement coloré. Coloré/gai/cruel. Je crois que ce sont les trois mots qui résument votre création.

        Et puis les titres ! Les titres qui sont parfois redondants comme "Le cirque à grosse sensation", ou "Les acrobates"… Mais d'autres sont plus inattendus, comme "Le squeletteur" où vous montrez un squelette alors que le mot suggèrerait un individu en train de créer des squelettes ; "Soufflet n'est pas jouet", où vous jouez de la sonorité pour remplacer des verbes par des noms ! Ou "L'atelier de couture" pour le personnage que vous êtes en train de disséquer.

            S.H. : Non, moi c'est beaucoup plus simpliste ! C'est tout simplement un mot ou une expression qui me viennent, et il ne faut pas chercher plus loin que ce qu'ils expriment ! Bien sûr, quelquefois, j'émets une petite critique, comme dans l'œuvre que j'ai intitulée "La bête" où je montre un homme en train de dompter un chien. J'ai mis l'accent sur l'animal qui est énorme et supposé être monstrueux, alors que c'est le tout petit homme qui est monstrueux de vouloir le dresser.

 

         J.S-R. : Aimeriez-vous aborder d'autres thèmes ? Suggérer d'autres questions ?

            S.H. : Non, parce que vous avez attaqué bille en tête avec la voracité, alors que j'appelle mes créatures "Les voraces" ! Donc, tout est dit !

Entretien réalisé dans les Ecuries, au festival de Banne, le 4 juin 2011.