ISABELLE DUBUIS, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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         Jeanine Smolec-Rivais : Isabelle Dubuis, on peut dire sans risque de se tromper que vous évoluez dans un monde animal hyperréaliste ? Un monde complètement "à l'envers", plein d'humour, de provocation ?

            Isabelle Dubuis : La provocation ? Ce n'est pas mon but premier ! Réaliste, mais décalé, c'est-à-dire que ce que j'aime, c'est être sur le fil. Certes, mes animaux sont hyperréalistes, mais il y a toujours une petite connotation décalée.

J.S-R. : Qu'appelez-vous "décalée" ?

            I.D. : Anormale, fantaisiste. Je fais sourire mes animaux, j'agrandis un peu le regard. Je travaille beaucoup sur le regard et l'échange de regards entre l'humain et l'animal.

 

         J.S-R. : Vous jouez en somme un peu le rôle d'Esope ou de La Fontaine, et vous mettez vos animaux en situations humaines ?

            I.D. : Je crois que c'est cela. Je les connais mal, je ne peux donc pas être formelle, mais je crois qu'en effet, je me réfère vraiment à eux.

 

         J.S-R. : Vous avez forcément appris une fable de La Fontaine dans votre enfance !

            I.D. : Oui, bien sûr.

 

         J.S-R. : Qu'est-ce qui vous a amenée à ce genre de création ?

            I.D. : C'est la nature qui m'a amenée vers les animaux. Je pratiquais les arts plastiques, et en même temps je suis une femme de nature, je me sentais donc proche du monde animal. Au début, ce que je faisais était presque militant ! Pour défendre les animaux d'élevage. Pour que les gens posent un regard différent sur les animaux d'élevage. Qu'on ne les regarde pas uniquement comme des steaks ou comme des bêtes que l'on met en batterie !

            C'est sans doute la raison pour laquelle on me dit toujours que je les humanise. Mon but n'est pas de parler des humains, mais disons que je compose un regard plus humain sur les animaux. Dont nous faisons partie, et voilà !

 

         J.S-R. : Mais alors, si vous n'essayez pas de leur donner des sentiments des animaux, quel est le but d'essayer de leur donner un regard plus humain ?

            I.D. : Nous sommes des êtres vivants comme eux, nous sommes des mammifères comme eux. Ce qui composait mon côté militant, c'est juste à ce niveau-là.

 

         J.S-R. : Vous êtes donc une fan de José Bové ?

            I.D. : Nous n'allons pas entrer dans la politique, mais je suis un peu écolo, oui ! E, plus, j'aime la peinture. Et j'ai trouvé là un croisement qui allait avec ma personnalité, alors ce choix s'est fait naturellement.

 

         J.S-R. : En outre, en plus d'être dans le militantisme contemporain, vous êtes un peu dans l'histoire. Parce que, quand je regarde l'une de vos vaches, elle est habillée comme madame de Pompadour ou des femmes de cette époque-là.

            I.D. : C'est Marie-Antoinette. J'ai repris un tableau qui est à Versailles de Madame Vigée Lebrun. Ce que je fais, ce sont juste des clins d'œil. Je ne critique pas l'histoire, je ne cherche pas à la reprendre. Je m'amuse avec les animaux. Je les peins avec nos défauts, nos humeurs, parce que nous sommes comme eux, tristes, heureux… Nous pouvons nous moquer, nous regarder les uns les autres…

 

         J.S-R. : Quand on regarde vos animaux, votre âne par exemple, que vous avez peint en triptyque, vous donnez l'impression de l'avoir pris en gros plan, comme quelqu'un qui ferait de la macro-photo. Et qui la reproduirait.

            I.D. : Je travaille d'après photo. Je poursuis les animaux dans les champs, je m'allonge dans les prés pour les avoir en contre-plongée et je prends mes propres photos. Puis, à partir de mes photos, je peins. Pour avoir le côté réaliste, justement.

 

         J.S-R. : Que ressent un peintre, lorsqu'il –ou elle, puisqu'il s'agit de vous- lorsqu'il est avec son pinceau, et peint poil par poil bout de laine à bout de laine… n'a-t-il pas, par moment, envie de jeter le pinceau aux orties ?

            I.D. : Si ! Mais je trouve que c'est bien. Dans notre monde, il faut toujours aller plus vite, il faut courir, il faut prendre le TGV, l'avion… Eh bien moi j'au une peinture complètement à contre-courant. Je passe beaucoup de temps, cela m'apprend la patience, et ce n'est pas si mal.

 

         J.S-R. : Certains de vos animaux, comme vos chèvres, sont sur des fonds non signifiants ; d'autres n'ont pas de fond du tout parce qu'ils remplissent complètement le tableau comme vos moutons avec le bélier au milieu ; pour d'autres, vous les avez placés devant un paysage ; et pour d'autres encore vous avez carrément créé un décor qui ressemble à une planche d'histoire…

            I.D. : Oui, mais là encore, ce sont des clins d'œil. Il me vient des idées, et je les mets en situation. Parfois, il n'y a pas de décor, parce qu'il ne s'impose pas. De plus, je n'ai pas le goût pour faire des paysages, cela ne m'intéresse pas, alors je les mets en situation, et cela s'arrête là. Ce qui m'intéresse, c'est de peindre l'animal et son impression. Le fond n'est qu'un décor.

 

         J.S-R. : Mais quand vous mettez votre chat sur un décor de plumes de paon, que certaines de ces plumes ont déteint sur la couleur de son pelage, et même qu'il y a des bouts de plumes sur ses moustaches, vous vous amusez franchement ?

            I.D. : Oui oui oui ! C'est de la matière plastique, là. En fait, ce chat était une partie des quatre éléments et représentait le feu ! J'ai voulu le représenter comme un chat de cirque qui passerait dans un cercle de feu, un animal un peu fantasmagorique. En fait, je me suis juste amusée entre le paon et le chat, c'est tout !

 

         J.S-R. : D'autres fois, comme le tableau où vous avez mis un miroir, vous avez créé un décor purement décoratif, uniquement esthétique, avec de nombreuses photos de peintures, comme si c'étaient des photos-souvenirs : "Je me regarde devant le miroir, et je retrouve tous mes souvenirs autour de moi". Est-ce bien l'esprit ?

          I.D. : Oui. Au fil des expos, à force d'entendre les gens s'exclamer devant mes ânes "Ah ! Tu as vus ton frère ? Tu as vu ta sœur, etc.", je me suis dit que j'allais jouer le jeu à fond. Et j'ai intitulé ce tableau "Tu t'es vu ?" et j'ai fait une gueule d'âne qui fait des grimaces. Et après, j'ai fait une déco un peu…

 

         J.S-R. : Puisque vous dites que vous défendez les animaux de la campagne, vous ne vous intéressez qu'aux animaux domestiques ?

            I.D. : Je m'intéresse à tous, en fait. Mais il y a beaucoup de peintres animaliers qui peignent des éléphants, des lions… Moi, je ne les croise pas. Par contre, je croise des vaches, des ânes, des poules… Cela me permet de les observer, de prendre des photos.

 

         J.S-R. : Vous croisez même un méchant coq qui a l'air féroce dans son petit coin !

            I.D. : Non, c'est juste un regard de policier. En même temps, il a côté dinosaure, mais il n'est pas plus méchant que ça !

 

         J.S-R. : Quand vous peignez sur des douelles de tonneaux, est-ce pour prolonger l'humour ? Pour créer une sorte de relief ? Ou est-ce simplement parce que vous peignez sur tout ce qui vous tombe sous la main ?

           I.D. : C'est un peu cela. Certes, je travaille sur des toiles classiques, mais je travaille beaucoup en récupération. Ces douelles de tonneaux étaient dans ma cave. J'ai réfléchi à ce que je voulais en faire, et vu le support les moutons étaient appropriés. Et puis, j'avais trouvé un titre qui allait bien, ce tableau s'intitule "Sommelier insomniaque" ! Je suis partie d'un jeu de mot, et j'ai cherché ce que je pouvais en faire.

 

         J.S-R. : Nous sommes vraiment dans le cas des moutons de Panurge. La forme de la douelle fait que l'on a vraiment l'impression qu'ils sont en train de tomber à l'eau.

            I.D. : Oui, mais on peut aussi tomber dans un tonneau !

 

J.S-R. : On peut même s'y noyer !

            I.D. : Voilà. On raconte l'histoire que l'on veut. Moi je raconte des petites histoires sur chaque tableau, mais ce n'est pas forcément une idée redondante. J'ai des petits clins d'œil sur chaque tableau, mais après chacun se raconte son histoire.

 

         J.S-R. : Vous donnez l'impression de vous amuser beaucoup, en travaillant. Mais si vous vous levez de mauvaise humeur, que faites-vous ?

            I.D. : Là, j'ai du mal. Je peux commencer à peindre, mais je ne finirai pas la peinture ! Parce que je n'arrive plus à faire le dernier petit regard, le dernier petit rictus, il faut vraiment que je sois d'humeur avec mon tableau.

 

         J.S-R. : Parfois, vous allez encore plus loin dans l'humour, vous quittez vraiment l'hyperréalisme et vous passez un peu dans la caricature, le dessin stylisé comme votre vache couverte de fleurs, ou votre lapin dont vous avez caché la figure !

            I.D. : Là, ce sont de petits animaux, où j'utilise justement n'importe quels supports : des cagettes, des boîtes de camembert…

 

         J.S-R. : Ce genre d'œuvres est tellement inattendu dans un festival comme celui de banne, quelle est la réaction des visiteurs ?

            I.D. : Cela les amuse beaucoup. Cela leur rappelle des souvenirs. Chacun y va de sa petite histoire. Et puis de l'art animalier un peu fantaisiste est assez rare, alors j'ai de très bons retours. De mon côté, pour chaque animal que j'ai peint, je peux dire où je l'ai rencontré. Alors, les échanges sont très agréables.

            Tout de même, je joue sur le sensible, sur l'émotion, ce n'est pas une peinture intellectuelle, il ne faut pas chercher de grandes idées, alors du coup, chacun est sensible à mon travail.

 

         J.S-R. : Où montrez-vous habituellement vos œuvres ? Etes-vous ici au titre de l'Art singulier ? Ou de l'Art contemporain ? Nous sommes tellement face à des fantasmagories qu'il est tout à fait inattendu de rencontrer quelqu'un qui soit fidèle à la réalité !

            I.D. : J'avais envoyé un dossier au titre de l'Art singulier, donc apparemment il a convenu. Habituellement, je participe à des expositions plus classiques, mais tout de même cela amuse les gens. Mais je vais aussi dans des foires agricoles, des salons, dans la rue, mais généralement il y a partout une certaine surprise ! Mais un peu partout, cela cesse de paraître banal pour devenir original parce qu'en effet, on voit de moins en moins d'artistes réalistes. Finalement, la surprise est de mon côté, parce que je ne vois pas ce qu'il y a d'original à peindre des animaux que je côtoie depuis que je suis toute petite !

 

         J.S-R. : Vous êtes donc une artiste heureuse ?

            I.D. : Ca va !

Entretien réalisé dans les Ecuries, au festival de Banne, le 4 juin 2011.