FRANCOISE AYME-MARTIN, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais.

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Jeanine Smolec- Rivais : Françoise Aymé Martin, comment en êtes-vous venue à ce monde fantasmagorique que je ne dirai peut-être pas "céleste", mais qui, en tout cas, se situe dans des sphères très aériennes ?

Françoise Aymé-Martin : En fait, ce monde-là m'a toujours accompagnée. Je dirai plutôt que j'en suis venue à l'exprimer, le matérialiser avec de la peinture, avec des objets. Je ne m'étais pas rendu compte de cet aspect que vous appelez "aérien", c'est quelqu'un qui m'en a parlé. Un artiste n'a pas toujours le regard, ni le recul sur son travail. A cette remarque, je me suis dit : "C'est vrai, j'aime le vent". Je suis née dans la vallée du Rhône. J'aime la montagne, être "en haut", être au sommet. Je rêve de voler, aussi, comme sans doute tout le monde peut en rêver à un moment ou un autre. Et je le concrétise dans mes créations artistiques. Il est vrai que j'aurais du mal à m'en passer. Et, finalement, chaque fois que cette sensation est présente, ce n'est pas moi qui la choisis.

 

J.S-R : Cependant, les couleurs, la facture de vos personnages nous ramènent vers les "Contes des mille et une nuits".

F. A-M : Je ne les ai jamais lus ; on ne me les a non plus jamais racontés. Mais effectivement il y a toujours une petite histoire qui est présente ; que je peux commencer parce que je suis un fil. Mais chacun peut la continuer à sa façon. Peut-être est-ce la raison qui fait que chacun peut penser qu'il y a une grande histoire !

 

J.S-R : Il y a en tout cas des épisodes qui ramènent le spectateur à ces Contes… : les tapis volants, les animaux qui volent, les amoureux qui s'échappent sur un cheval lui aussi volant ; les éléphants, etc. Il y a tout un monde animal très exotique par rapport à notre monde habituel ; et qui nous ramène vers eux.

F. A-M : Dans ce cas, pourquoi pas. Un artiste peut mettre sa peinture au service de toute cette fantasmagorie. Cela lui permet d'exprimer des choses qui, autrement, paraîtraient invraisemblables. A notre époque, on peut vraiment faire absolument tout ce que l'on veut. D'ailleurs, ce festival de Banne en est la preuve !

Mais le fait de peindre des animaux, leur donner une forme qui n'est pas tout à fait concrète, est ce qui ramène au conte, en effet. A tout ce qui touche à l'imaginaire. C'est une façon de personnifier des rêves, des notions, des idées qui traversent un artiste.

 

bethleem
bethleem

J.S-R : En même temps, vous évoluez dans une période où les hommes et les animaux se parlent et se comprennent ?

F. A-M : Oui. Mais ceci n'est pas nouveau. Mais on n'a pas besoin de le transcrire par des paroles. C'est plutôt par l'énergie que l'on dégage : les animaux savent très bien lorsque l'on a peur d'eux, ou pas. Quand on a, les concernant, de bonnes ou de mauvaises intentions. Et puis, ils nous suggèrent des histoires que nous n'aurions pas imaginées nous-mêmes.

 

J.S-R : Vous employez, par ailleurs des couleurs tendres, des couleurs chaudes qui sont des demi-teintes, et que vous combinez. Vous n'avez, par exemple, jamais des rouges francs : vous avez des rouges qui tirent sur le violine, sur le rose, sur le bleu… Même remarque pour les jaunes. Toutes vos couleurs sont douces ; et vous jouez sur les complémentarités. Toutes cohabitent sans hiatus.

F. A-M : Je pense en effet, avoir plutôt un tempérament d'harmonie que de tourment. Par contre, j'ai ici un problème avec l'éclairage. D'habitude, j'expose toujours les œuvres avec un point de lumière, ce qui les rend beaucoup plus éclatantes. Mais je m'arrange de la lumière qui règne ici, c'est une autre façon de les montrer. Ceci dit, quand elles sont éclairées comme je viens de le dire, les couleurs sont vraiment contrastées.

orage
orage

J.S-R : Une première impression est que vous n'avez mis aucune perspective, dans vos œuvres. Cependant, sur l'une d'elles où deux personnages fuient, je remarque que vous avez placé une colline jaune qui descend et se termine en pointe ; et qui, d'ailleurs, dépasse le cadre du dessin. En bas, la ville cache une partie de la colline. Est-ce parce qu'ici, vous avez voulu créer une perspective, sans savoir la faire ? (Et bien sûr, ceci n'a rien de péjoratif !)

F. A-M : C'est "La fuite à Bethléem". C'est plutôt une volonté de mettre certaines choses en avant. Après, il y a un côté affectif ou graphique. Et, si la colline part en pointe, comme vous le disiez, c'est parce que nous sommes au tout début de l'histoire, le couple va vers l'étable, parce que la ville est bondée. Ce couple, qui sont Marie et Joseph, va vers cette étable qui est en fait, en avant du tableau. 

 

J.S-R : Vous voulez dire qu'il faut lire ce tableau en remontant la colline, et non en la descendant ?

F. A-M : On peut la lire comme on veut. Ils sont en voyage et ils vont s'arrêter quelque part pour se reposer. Le visiteur peut l'interpréter à sa façon. Je lui propose une chose, il peut l'interpréter selon son propre imaginaire. Cela ne veut pas dire que je lui fais faire tout le travail. Mais la notion de perspective est différente selon la personne ; et il est parfois difficile de répondre lorsque l'interlocuteur voit une chose que l'on n'avait pas forcément vue ou mise intentionnellement. Par contre si la personne la voit, c'est qu'elle y est ! Après, l'artiste n'a pas forcément la possibilité de l'expliquer ou de la justifier.

le chien sculpture
le chien sculpture

J.S-R : Dans tout ce contexte bien réglé, où vous avez fixé le cadre que vous voulez réserver à votre histoire, vous pratiquez presque toujours la transgression : Vous allez au-delà de la limite que vous vous étiez déterminée. D'un côté vous avez le Roi qui est hors cadre, et (puisque j'adopte votre point de vue de Marie et Joseph), je vois que vous vous dirigez vers la crèche qui est hors cadre ; et à une partie de la ville qui l'est également. Je vois le même système de transgression sur une autre œuvre, avec la lune et les roulottes.

F. A-M : Il est vrai que le format d'une toile ou d'un tableau est toujours très limitatif. J'ai toujours envie d'aller au-delà. Par exemple dans le tableau où j'ai voulu peindre un orage, j'ai continué par le cadre qui est lui aussi orageux, inquiétant… Rester toujours dans un rectangle ou un carré ne m'intéresse pas. C'est pour cette même raison que je passe parfois dans la troisième dimension.

 

la sirène
la sirène

J.S-R : Mais dans ce cas, si ce cadre vous embête, pourquoi le créer ?

F. A-M : Parce qu'il existe en tant que toile ou tableau ; sinon c'est intransportable. Mais je travaille aussi beaucoup sur la toile libre. Je suis beaucoup plus à l'aise dessus. C'est pour cette même raison que je travaille aussi sur des décors de spectacles. Il y a alors de très grands formats, et j'ai l'impression d'être beaucoup moins limitée.

 

J.S-R : Sur quels spectacles travaillez-vous ?

F. A-M : Cela peut être toutes sortes de spectacles. Ce peut être de la toile classique, du travail en volume. Je travaille pour des compagnies, pour des musées, des choses très grandes que je ne peux ici présenter que dans mon press-book.

 

J.S-R : Avec d'autres oeuvres, vous passez dans un domaine que l'on pourrait dire "pratique" ; mais en même temps, vous en venez au monde du miroir : alors que jusqu'à présent, chacun avait une vision directe sur les œuvres, maintenant, vous n'avez que la vision de vos collègues installés derrière ; et éventuellement nous deux assises côte à côte "dedans" ?

F. A-M : Oui, c'est l'intérêt ; avoir quelque chose qui se reflète. Que l'on n'a pas prévu. On peut donner de nombreux sens au miroir. Et puis ici, non seulement on se regarde dedans mais on peut aussi regarder ce qui est autour, puisque je vends ces cadres en tant que supports d'un miroir. C'est toujours un plaisir de se regarder dans un miroir, avec, ici, quelque chose en plus qui encadre, qui prolonge votre regard.

 

J.S-R : On pourrait donc dire que vous fonctionnez à l'inverse de vos toiles : dans les toiles, vous partez du tableau et vous allez vers l'extérieur où vous transgressez ; tandis que sur le miroir, vous partez de l'extérieur pour en venir en un point où vous n'intervenez pas ?

F. A-M : Pourquoi pas ? Rien n'est figé ; c'est un voyage. Cette démarche peut être un clin d'œil, un symbole, etc. C'est une histoire qui passe.

 

J.S-R : Et quel est le rapport avec les têtes d'animaux qui semblent être en terre, et sont des sculptures ?

F. A-M : Quand il me reste des éléments utilisés pour un travail, j'aime bien faire des têtes d'animaux. Je rencontre souvent des animaux dans mes parcours en montagne ou à la campagne et, comme dans un tableau, il y a de nombreuses expressions que l'on peut donner à une tête.

 

J.S-R : Nous avons parlé de votre monde aérien. Mais lorsque vous réalisez une sirène, vous voilà dans une autre transgression vers le monde aquatique ?

F. A-M : Oui, c'est aussi un refuge. Et n'oublions pas qu'à l'origine, les sirènes étaient des femmes-oiseaux. Tous ces voyages d'un monde à l'autre, sont aussi un témoignage du temps qui passe.

miroir
miroir

J.S-R : Certaines de vos petites œuvres sont peintes sur des morceaux de musique : que signifie pour vous cette musique et pourquoi avez-vous choisi ce support ?

F. A-M : A vrai dire, à l'époque où j'ai "rencontré" ce papier qui est ancien et manuscrit, je ne savais pas déchiffrer la musique. Il y a une vingtaine d'années que j'ai trouvé ce papier qui était tout jauni, tout mangé par les vers. D'emblée, je me suis dit : "Ce papier m'intéresse". Et la musique était pour moi un beau dessin, parce que je ne savais pas la lire. J'ai travaillé pendant des années sur ce papier-là. Et, quand j'ai essayé de m'en éloigner, chaque fois, les évènements ont fait en sorte de m'y ramener. Soit parce que j'ai travaillé avec des musiciens, avec des fabriques de disques, puisque, à cette époque, c'étaient des disques que le public écoutait. C'est d'ailleurs par ce milieu que je suis arrivée dans celui du spectacle. La musique fait donc partie de cette histoire.

 

J.S-R : Diriez-vous que le rôle de cette musique était décoratif ?

F. A-M : Non, j'ai toujours trouvé qu'elle s'intégrait très bien au travail pictural.

 

J.S-R : Y a-t-il d'autres questions que vous auriez aimé que je vous pose? D'autres thèmes que vous auriez souhaité aborder ?

F. A-M : Je voudrais revenir sur le mal que peut avoir un artiste à expliquer son œuvre, d'autant plus qu'il ne fait pas toujours la même chose. Qu'il évolue beaucoup. Pour moi, l'important est d'avoir l'impression d'être comprise, devinée ; ou non. Vous m'avez posé des questions en fonction de ce que vous avez ressenti. C'est aussi pour moi un intérêt que d'y répondre. En sachant que vous ressentez des émotions sur une partie du travail, y aurait-il autre chose qui aurait pu être dit ? Je n'en sais rien. Je vous suis de l'intérieur de la peinture, pas de l'extérieur. Je suis ouverte à ce que vous me posez comme questions, mais je n'ai pas de réponse définitive. C'est vous qui avez fait votre propre petit voyage.

 

J.S-R : Un voyage que j'ai trouvé très agréable, très poétique, calme, paisible dans ce cadre où il y a tant de couleurs toutes plus belles les unes que les autres… Le voyage est fini à un moment donné, mais on quitte alors un grand morceau de poésie.

F. A-M : J'ajoute que je travaille aussi sur des bois très anciens. Il m'est donc impossible de les rendre agressifs, ils ne le sont pas. Eux aussi sont en accord avec mon tempérament.

Entretien réalisé au festival de Banne, dans les Ecuries, le 3 juin 2011.