JULIE GOGER alias CHERICREVURE, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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        Jeanine Smolec-Rivais : Chéricrevure ! Quel drôle de nom ! Est-ce un pseudonyme ou votre vrai nom ?

            Chériecrevure : Non, ce n'est pas mon vrai nom qui est Julie Goger. J'ai longtemps pensé que personne ne se souviendrait jamais du nom "Julie Goger". C'est aussi lié à mon histoire personnelle, un peu une histoire de généalogie bizarre. En fait, Chéricrevure est un sobriquet que l'on m'a donné il y a des années. Que j'ai repris à mon compte, en me disant que si l'on m'appelait ainsi, il y a avait bien quelque chose de vrai dans ce mot !

 

         J.S-R. : Mais ce mot est composé de deux parties complètement antithétiques : "Chéri"(e) qui implique que l'on vous aime ; et "crevure" qu'on vous méprise profondément. Est-ce que vous êtes d'accord ou non avec ce paradoxe ?

            C. : Oui? Mais…

 

            J.S-R. : "Tout de même, "crevure" est vraiment une insulte !

            C. : Certes, mais cela peut être en même temps affectueux ! En l'occurrence, c'était le cas la première fois où je l'ai entendu, c'est pourquoi je l'ai repris. En plus, j'aime bien les paradoxes. J'aime bien tout ce qui s'oppose. En même temps, cela traduit l'ambiguïté de ce que je peux faire, et l'ambiguïté de ce qui me concerne, puisque la plupart du temps on me prend pour un jeune homme ! D'où le "chérie" avec "ie".

 

            J.S-R. : Qu'est-ce qui vous a amenée à vous donner une allure tellement masculine ? Vous auriez voulu être un garçon ?

            C. : Ah non ! Pendant longtemps, effectivement, j'ai eu l'impression d'être un garçon, mais à vrai dire cela traduit plus une réelle ambiguïté que la volonté d'appartenir particulièrement à un sexe. J'ai fait un petit bouquin avec mes travaux, que j'ai appelé "Continuum". C'est cette idée de continuité entre les gens, entre beaucoup de choses aussi : j'ai un père africain, une mère française. On pense souvent que je suis marocaine, alors qu'en fait je suis métisse. Disons que l'ambiguïté est chez moi à de nombreux niveaux. C'est quelque chose que j'assume. Je crois beaucoup à ce qui rapproche plutôt qu'à ce qui sépare. Je suis toujours à chercher des correspondances entre les gens… même dans l'art. Je peux me sentir proche d'artistes qui font des choses radicalement différentes, a priori.

 

         J.S-R. : Je n'avais pas pensé à ce métissage dans vos œuvres. Par contre, j'avais pensé que vous étiez, vous aussi, comme beaucoup d'artistes de votre génération, une enfant de Basquiat ?

            C. : J'ai quarante-et-un ans. J'ai découvert Basquiat quand j'étais adolescente et qu'il était encore vivant. Son histoire m'a beaucoup touchée. Je m'y suis intéressée pendant quelques années. Mais j'avais commencé à peindre très jeune ! Basquiat est donc quelqu'un que j'ai "rencontré", mais pour moi il y a eu bien avant Picasso, t Fenk, un artiste allemand… Basquiat m'a touchée, mais je ne pense pas qu'il ait eu sur moi, une réelle influence directe. Je me sens plus influencée par des choses plus anciennes, à la limite des peintres modernes ; et parfois des peintres plus lointains comme les Primitifs, les artistes d'avant la Renaissance. Je me suis penchée aussi sur toutes les histoires de perspective ; sur ce que cela signifiait de représenter ou pas le relief. Finalement, je me sens proche de créations très anciennes, et en même temps j'ai envie d'exprimer des choses très actuelles. J'ai peut-être un problème avec la notion de temps ? Pour moi, le temps est quelque chose qui s'ouvre à des moments, et qui n'est pas du tout linéaire. Pour moi, le temps fait des boucles, et c'est dans ce temps-là que j'évolue, en fin de compte. Ce qui fait que, pour moi, l'âge n'a pas grand sens. On pense souvent que je suis plus jeune que je ne le suis, mais ce n'est pas un compliment, c'est un état de fait, et ce n'est pas quelque chose qui me parle.

            J.S-R. : Vous êtes autodidacte ?

            C. : Oui.

 

         J.S-R. : Cependant, je constate que vous avez une grande culture artistique.

           C. : Oui. Je pense qu'on a une liberté énorme dans le fait d'apprendre. Apprendre absolument ce que l'on veut, à tout moment, à tout âge. Il suffit de trouver les chemins et les clefs qui peuvent mener à la connaissance. J'ai une vision peut-être un peu alchimiste du monde ? Je suis intéressée par les métiers traditionnels, la cuisine chinoise… En même temps, parce que je travaille dans le milieu psychiatrique, je m'intéresse à tout ce qui est "psy", même si je trouve ce milieu très limitatif, très bancal… Donc, mon travail dans la peinture, c'est aussi d'enrichir mon point de vue sur ce que je fais tous les jours, quand je suis avec des patients à l'hôpital.

 

         J.S-R. : Il me semble que tous vos tableaux sont composés sur un même principe : Vous avez un bloc central ; et autour, vous placez un fond non-signifiant. Est-ce que cela implique que la partie qui vous intéresse, et qui est souvent du ressort de l'humain, est atemporelle ? Qu'elle n'a pas besoin d'être située dans le temps, et nous en reviendrions à ce que vous avez dit tout à l'heure ?

            C. : Il est vrai que je me suis souvent interrogée sur cette histoire de fond et de forme. Il se trouve qu'à la Biennale, je présente des tableaux qui penchent plutôt vers une certaine figuration, alors que ce n'est pas le cas dans tout mon travail. Il y a des tableaux qui sont beaucoup plus abstraits. C'était un choix. Mais c'est là que le fond et le sujet, ou le fond et la forme finalement, rejoignent cette idée de temporalité à laquelle, d'une certaine façon, j'essaie constamment d'échapper. Parce que je me dis que c'est peut-être aussi une expression d'un certain scepticisme ; parce que le progrès, je n'y crois pas. Je n'y ai jamais cru. Donc, l'espèce de flèche du temps qui nous amènerait vers quelque chose de mieux ou de radicalement différent, je crois que ce sont les apparences qui changent, mais sur le fond je ne suis pas sûre qu'il en va de même. Donc, ce fond un peu indifférencié ou qui, parfois, a l'air d'une sorte de résidu, c'est comme si le sujet sécrétait son propre fond. Le fond est de l'ordre du bruit, et je pense qu'il y aurait beaucoup à dire sur les rapports entre la peinture et la musique.

 

         J.S-R. : Ce personnage que nous venons d'évoquer est toujours dans une situation d'agressivité. Par exemple, le tableau où vous représentez un animal à cheval sur un homme : cet animal n'est pas en train de se faire porter, il est en train d'agresser. Sur un autre que vous avez intitulé "Canus lupus", un personnage est en train de pisser sur le loup placé au-dessous, et serait donc l'agresseur. Et si je prends un tableau d'une autre facture dont nous parlerons tout à l'heure, vous avez placé une mâchoire ; et dans un autre grand tableau, le personnage tire une langue démesurée comme celle d'un animal : alors, l'homme agresseur ou agressé ?

            C. : Je pense que c'est vraiment lié ; c'est-à-dire que les deux sont très intriqués. Justement, je me penche en ce moment beaucoup sur ce problème de victime. Parce que, dans mon travail, j'en vois très souvent passer. L'hôpital reçoit des victimes de beaucoup de types d'agressions, de maltraitances, mais finalement c'est très ambigu, très impliqué, la victime sécrète aussi son agressivité propre. C'est quelque chose de passionnant et je pense qu'il est très difficile de sortir d'un statut de victime. Et parfois –et ce n'est pas du tout pour dédouaner qui que ce soit, parce que je pense qu'en chacun il y a les deux côtés- on peut être victime de sa propre violence parce qu'on en a très peur. C'est peut-être aussi ce que je montre ? Peut-être parfois mes tableaux montrent-ils une violence qui cherche à se contenir ? A se sublimer dans autre chose ? Je pense que c'est peut-être moins frontal que ça en a l'air parfois ?

         J.S-R. : Dans la plupart de vos œuvres, vous avez travaillé à gros coups de pinceau très lourds, chargé de matière, etc. sur laquelle vous avez repassé après comme si vous aviez un remords, que vous vous disiez : "Là, il faut absolument que ce blanc soit bien blanc" ; mais en même temps il est tellement travaillé qu'on le sent quand même tourmenté. Ou vous avez carrément des passages presque plus décoratifs. Mais la plupart du temps, l'homme est gribouillé violemment au milieu de l'œuvre (gribouillé n'étant pas péjoratif !). Et puis, vous avez deux tableaux qui, pour moi, sont complètement différents : L'un, qui serait peut-être une scène un peu exotique, propose une sorte d'éléphant ou de cheval, et est carrément noir, presque monochrome, avec très peu de nuances dessus ; l'autre représenterait une famille : ces deux-là me semblent plus sereins que ceux d'avant ?

            C. : Ce qui est curieux, c'est que celui que vous décrivez comme une famille, est un tableau avec de nombreuses écritures.

 

         J.S-R. : Je voulais venir après à l'écriture, parce qu'en effet, ils ne sont pas descriptibles sans elle.

            C. : Oui. Il est vrai qu'au départ, je suis partie de la notion de famille ; de famille conflictuelle, dirons-nous. Ce tableau est pour moi un peu particulier. Au centre, il y a une espèce de couleur verte qui se dégrade. Et, pour moi, il y a une notion d'amertume dans ce tableau.

 

         J.S-R. : Celui-ci serait donc plus autobiographique ?

            C. : Oui, il parle de la famille d'une façon assez autobiographique. Et pourtant, la famille qui y est représentée n'est pas la mienne. En même temps, c'est quelque chose d'un peu étrange. Mais sinon, l'autre tableau qui est carré, et que j'ai intitulé "cosmochrone" est à la fois le cosmos et le temps ; et il y a l'idée de flottement. C'est un tableau où j'ai beaucoup procédé par effacement. J'ai effacé, raclé ce que j'avais commencé à peindre sur la toile, j'ai remis et réenlevé la peinture…

         J.S-R. : Excusez-moi de vous couper ; mais quand vous parliez tout à l'heure des influences d'avant la Renaissance, ce tableau-là qui pour moi représente la grotte préhistorique, en était peut-être l'émanation ?

            C. : Oui. Il flotte dans le temps, il est à la fois avant, après, aujourd'hui. Il est difficilement situable, en fait. Plusieurs personnes m'ont dit qu'il était différent, qu'il était tellement différent du reste que je n'aurais peut-être pas dû le présenter ici ! Moi, au contraire, j'aime bien ce qui tranche un peu ; qui est tout à coup comme un gros point d'interrogation. Je n'aime pas les ensembles et l'uniformité. Ou alors, j'aime bien l'idée de passer d'un ensemble à un autre. J'aime bien les passerelles, en fait.

 

         J.S-R. : Je voudrais maintenant en venir à l'écriture : parfois elle est de l'ordre du graphisme, ce sont de petits dessins. Sur d'autres, l'écriture est à côté du dessin, comme si vous étiez en train d'expliquer ce qu'il faut voir. D'autres fois, elle est carrément de l'ordre du graffiti, du gribouillage. Et puis, sur celui que nous venons d'évoquer, elle est à la fois sur et autour des personnages comme si vous les cerniez ; comme si cette écriture était une barrière qui les enfermait complètement.

            C. : Avec l'écriture, il y a deux choses : à la fois un rapport à la poésie. Mon penchant pour l'écriture, lorsqu'il me porte à écrire m'emporte plutôt à écrire de la poésie que des récits assez construits. Du coup, il y a cet aspect qui peut ressortir dans certains tableaux où il a des morceaux de poèmes. Et, dans un second temps, il y a aussi l'écriture qui finit par se résumer par des signes ; qui ne sont plus articulés, que l'on ne peut lire, qui rejoignent plutôt l'univers du symbole, des croix, des cercles barrés… Pour moi, ce sont des signes intemporels, qui traversent à la fois le temps et l'espace comme ceux que l'on peut retrouver sur des pyramides, dans des grottes…  

 

         J.S-R. : Selon la façon dont vous les avez placés, indépendamment de leur forme, ils n'ont pas la même signification. Les symboles que nous évoquions tout à l'heure donnent l'impression d'accompagner les personnages ; tandis que dans "Canus lupus", ils dégagent l'impression qu'ils sont très directifs : on n'a pas le choix de ne pas voir que vous avez fait un loup. Et ce que vous avez mis autour de cette famille me semble encore plus que directif, car cela crée l'enfermement.

            C. : Oui, dans le cas de la famille, le mot est dit : "enfermement". C'est de cette façon que j'ai souvent vécu cette notion de famille, et c'est peut-être un peu dur, mais je pense que si je m'interroge autant sur le rapport temps, c'est que si l'on hérite certes de sa famille, de sa lignée, mais finalement on hérite autant de toute l'humanité. On est toujours l'écho de choses qui se sont passées des milliers d'années avant nous, et c'est peut-être plus cette ouverture-là que je recherche pour essayer de dépasser les contextes simplement familiaux. Je m'intéresse à tout le domaine psychanalytique, mais parfois ce que je regrette, c'est de toujours enfermer, de toujours centrer les choses sur la relation parentale et la notion de famille proche, alors que pour moi la famille est quelque chose qu'il faut transcender. On peut se sentir des proximités, des liens familiaux avec des gens très éloignés. En fait, nous sommes tous en liens. On a tous un lien quelque part, et même un lien du sang. En extrapolant, je dirai que nous sommes tous plus ou moins cousins !

 

         J.S-R. : Question traditionnelle : y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder ; des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            C. : Le fait d'être à la Biennale hors-les-normes me renvoie une fois de plus à la question : hors des normes. Hors quelles normes ? Je ne sais pas très bien à l'extérieur de quelles normes je me trouve ? Cette histoire de norme me surprend toujours : à la fois je la comprends, et en même temps cela m'amuse un peu. J'ai repensé récemment à la norme, la normalité, et je me suis dit : c'est l'art du lieu-commun. En fait, c'est l'endroit où l'on se croise, c'est-à-dire que chacun peut exprimer une certaine normalité dans la mesure où il va communiquer, se mettre en relation avec l'autre. Et l'anormalité pourrait être tout ce qui fait que l'on ne peut plus entrer en relation, on ne peut plus se comprendre.

 

         J.S-R. : Oui, mais quand on vous invite dans cette Biennale "hors-les-normes", on vous emmène dans une citation historique. Ce terme l'est devenu. Il désigne tout ce qui, dans la contemporanéité se situe dans la marge. Le problème qui se pose pour vous, est de savoir si vous vous sentez bien dans cette marge ou est-ce que vous préféreriez être ailleurs. En fait, c'est la seule question !

            C. : A laquelle je répondrai que je voudrais être partout ! Qui définit la marge ? Quelle largeur a cette marge ? Elle peut très bien prendre toute la page.

 

         J.S-R. : J'évoquais sa valeur historique, et j'admets qu'elle est en train de la perdre petit à petit. Certes, elle devient de moins en moins définie, mais…

            C. : Tant mieux !

 

         J.S-R. : Dans le même temps où nous avons la Biennale hors-les-normes, il y a la biennale officielle qui n'a pas du tout la même connotation.

            C. : Bien sûr, l'histoire, on peut en parler, mais tout est une question de regard. Si tout le monde pouvait un peu ouvrir son point de vue, essayer de sortir de certains réflexes rigides, il y aurait plus de questionnements et de stratégies d'autodéfense. Je conçois qu'on puisse lutter pour arriver à imposer des artistes ou des courants qui pourraient passer totalement inaperçus, ou être totalement méprisés, au moins sous-estimés ; mais je pense qu'il faut que cela se fasse avec une certaine conscience ; que le regard des gens change. Il faut parfois choisir pour que le regard des gens change. On peut imposer des choses, mais je préfère que ce soit avec une certaine fluidité, et ce que j'aime dans cette Biennale hors-les-normes, c'est que les artistes représentés ici sont très différents, la marge est plus large que je pouvais l'imaginer. Et c'est bon signe !

Entretien réalisé pendant la Biennale Hors-les-Normes à la Piscine du Rhône, le 2 octobre 2011.