ANNE JEBEILY, sculpteur

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

*****

         Jeanine Smolec-Rivais : Anne Jebeily, votre travail est absolument sidérant par la quantité de paradoxes qu'il contient. Ce qui d'abord m'a vraiment surprise, hier, à mesure que je vous voyais installer votre stand, c'est ce mélange de dur et de doux. Qu'est-ce qui vous a amenée à ce choix, parce que j'imagine que l'on n'y arrive pas du jour au lendemain ?

            Anne Jebeily : En fait, cela n'a pas été un choix. C'est quelque chose qui est venu de lui-même ; que j'ai, à la fois, laissé faire, et contrôlé en le maintenant et en le faisant suivre…

 

         J. S-R. : C'est-à-dire ?

            A. J. : Il est venu à moi, et je ne l'ai pas maîtrisé au départ. Je l'ai laissé faire, je l'ai écouté, je l'ai vu, et je l'ai utilisé.

            Cela me fait très plaisir de vous entendre parler de paradoxe parce que c'est tout à fait ce que je ressens : le paradoxe même dans les expressions des visages qui sont à peine définies, qui présentent un mélange de serein et de tourmenté…

 

         J. S-R. : Si vous voulez bien, nous y reviendrons. Pour le moment, je voudrais que nous parlions de la conception, de l'aspect de votre exposition. Nous sommes dans ce qui devrait être du monochrome (blanc), mais qui, par la texture de la terre présente quelques nuances tirant parfois vers le gris. C'est de la terre cuite ? Parce qu'elle donne souvent l'impression d'être crue.

            A. J. : Il y a de la terre crue d'une ancienne exposition, que je laissais ainsi pour le côté fragile. Non pas pour qu'elle se dissolve, qu'elle disparaisse, mais plutôt pour le côté fragile. Là, je l'ai cuite, non pour le côté plus solide, mais parce que la cuisson modifie la couleur et que le résultat correspondait mieux à ce que je voulais en faire.

            Il se trouve que la deuxième œuvre de la série est crue. Je l'ai faite au dernier moment, dans le sens final que je voulais atteindre.

 

         J. S-R. : Autre paradoxe, tout ce tissu est lisse : on dirait presque de la soie. Avec également les gants suédés. Tandis que les têtes, puisqu'il ne s'agit que de têtes, sont raboteuses, brutes, travaillées à gros coups de mains.

            A. J. : Oui. Certaines ont été travaillées au couteau pour présenter un aspect assez lisse. Mais c'est de la terre très chamottée, je voulais laisser apparaître ce "côté grain", un peu rugueux, qui accroche. Et pour certains, notamment comme la tête/tempête, face à ce côté brut, je m'acharnais à la creuser, comme si je voulais arracher les joues… C'était comme des plaies que j'aurais raclées.

 

         J. S-R. : Qu'est-ce qui fait que, tantôt vous voulez cette surface lisse, tantôt cette surface brute sur laquelle vous semblez vous être acharnée, comme vous venez de l'expliquer ?

            A. J. : tout dépend de l'émotion que va générer ce visage.

 

         J. S-R. : Pourquoi ce parti-pris de n'avoir que des têtes ?

            A. J. : Parce que les corps sont perdus ?

 

         J. S-R. : S'ils sont perdus, sans doute sont-ils partis dans le cosmos ? Parce que nous sommes dans un autre paradoxe : ces têtes sont très humanoïdes, très humaines même, mais en même temps, elles présentent des sortes d'appendices quelquefois très longs, qui partent presque toujours de la place des oreilles. Est-ce que vos personnages sont non--entendants ? Ou au contraire, ces appendices seraient-ils des oreilles/trompes hyper-développées ?

            A. J. : Des antennes, peut-être ? Quelque chose, en tout cas, de l'entendement ! Souvent je joue avec les mots, soit en les maîtrisant, soit en les laissant venir tout seuls. Quoi qu'il en soit, ils se mettent à avoir du sens. Je l'ai d'ailleurs vu à la dernière œuvre, ce serait plutôt de l'ordre de l'entendement. A la fois de l'ordre de la résonance, et de la folie douce que l'on peut capter. Les deux coïncident.

 

         J. S-R. : Je vous ai vue, hier, en train d'installer un premier personnage, les autres n'étant pas encore en place. Quand j'ai vu ce personnage avec cette longue corne qui, pour lui, partait du dessus de la tête, j'ai pensé à un bonnet, et j'ai supposé que vous travailliez peut-être sur le thème du carnaval. Que ce serait, en fait, un bonnet de fou.

         Puis, quand je vous ai regardée installer tous les autres personnages avec ces invraisemblables appendices ; dont l'un est en train de dormir, lové entre eux qui sont noués autour de lui et sont devenus sa protection, j'ai bien compris que vous étiez au-delà ! Mais quel "au-delà" ?

            A. J. : On est dans l'au-delà de la mascarade, du masque. Le masque n'a pas été volontaire, je ne m'en suis aperçue qu'après coup, mais pas tellement avec ce que vous appelez un bonnet de fou, qui est plutôt un bonnet d'âne. Tout à l'heure, je vous ai donné mon prénom, "Anne". A partir de là, j'ai vu que, sur la notion de mascarade et de masque, il y avait quelque chose de l'ordre du fantôme. C'est tout à fait présent avec cette idée de corps disparus et ces âmes qui sont là. Je pose souvent la question du socle. En fait, le sol va devenir le corps par défaut.

 

         J. S-R. : Justement, le fait de les mettre au sol, nous amène à une autre connotation, qui est celle du gisant.

            A. J. : Oui. Mais cela va au-delà du gisant. Le couple intitulé "Ils s'aiment le trouble" joue sur le son, pas seulement sur les mots. C'est le gisant, et c'est cette rencontre improbable de ce couple. En fait, ils ont deux regards qui se croisent sans un point direct, mais il y a un croisement à un moment donné.

 

         J. S-R. : Parfois, comme celui qui a cette caravelle au-dessus de sa tête, un personnage me semble dans le domaine du rêve, du fantasme ; parce que j'imagine que cette caravelle est son rêve de voyage ? Vers où ?

            A. J. : Imaginaire !

 

         J. S-R. : Alors que la plupart semblent paisibles, celui-ci n'a même pas d'orbites, parce que vous les avez bouchées. Le visiteur se dit qu'il est sans doute complètement introverti, mais en même temps, cette caravelle est extérieure. Là encore, nous sommes dans un paradoxe.

            A. J. : Elle est extérieure, mais en même temps sa tête lui sert d'océan, de véhicule…

 

         J. S-R. : C'est le seul auquel vous ayez ajouté un élément extérieur.

            A. J. : Oui, il s'est fait d'une certaine façon par hasard, avec l'idée du rêve, du voyage, avec cette espèce d'île intérieure. Il essaie de me parler de moi, expliquer mon travail. Je parlais de cette histoire d'île intérieure qu'un neurologue appelait "insula" et qui est le siège des émotions. Et cela m'a parlé. Je me disais qu'en fait, on a tout en soi, et ces antennes permettent de rassembler les choses ; il faut se poser les questions, et on a les réponses.

 

J. S-R. : Un autre de vos personnages me semble, lui, très psychanalytique : c'est celui qui est au fond, dans le coin : il a une sorte de très longue tresse, presque un serpent qui lui sort de la bouche, en même temps qu'une autre lui sort de la tête…

            A. J. : C'est la même.

 

         J. S-R. : J'avais cru qu'il y en avait deux, et je me disais qu'il était complètement dans la folie. D'ailleurs, il a les yeux fermés, mais à sa façon d'ouvrir la bouche, on a l'impression qu'il hurle comme un fou, en employant l'expression littérale, et je pensais que cela venait de ce que ces deux tresses –en fait une unique tresse- lui traversent complètement le cerveau. Sommes-nous ou non en plein dans le monde de la folie ?

            A. J. : Ce ne serait pas le monde de la folie, ce serait le monde du ressenti, de l'expression. Car en ce sens-là, il sort vraiment cette expression. Pas de la folie, plutôt du tourment, du paradoxe né de ce tourment. Ce n'est pas quelque chose que je domine ; mais je joue avec parce que je sais qu'au final, il y aura du sens. Cela me faisait penser à l'évasion, comme avec la caravelle, avec ce tissu qui était un drap que j'ai déchiré et tressé. Comme avec celui qui s'intitule "Questions" et se dissimule derrière un rideau. Hier, quelqu'un me disait que les petites choses clouées sur la porte à côté sont en fait l'espace vide que l'on a dans la main lorsqu'on la serre. C'est la mémoire de ce geste. Et ces éléments lui faisaient penser à un mur de varappe. Cela m'a amusée, parce que juste à côté j'ai mis les tresses-cordes qui servent à grimper. Et là, il y aussi cette idée qui est de l'ordre de la souffrance, de l'expression qui sort de cette tête-là, et en même temps lui permet de s'évader.

 

         J. S-R. : Dans tout ce monde qui me semble à la fois calme et tourmenté, deux œuvres me semblent ressortir davantage du domaine du ludique, c'est votre "porte-manteau" avec ses jambes démesurées. Ce serait le seul qui aurait un corps –et encore serait-il très réduit- ; et l'autre qui, lui a réellement le bonnet d'âne, et qui est en suspension, attaché dans un cadre. Comment les analysez-vous ?

            A. J. : Il est vrai que le bonnet d'âne en suspension était un pied de nez –un "pied d'oreille- à l'idée du cadre que j'ai complètement recouvert. Ce n'est peut-être pas un pied de nez à l'art, parce que je ne peux pas me le permettre. Mais c'est un jeu plutôt, avec l'idée de la toile qui m'a servi de bandelettes et qui fait penser à la peinture ; et toujours cette tête en suspension… Un jeu avec les images et les mots.

J'aurais préféré que ce "tableau" soit accroché plus en décalage par rapport au mur, pour qu'il y ait une ombre portée. Je n'ai pas pu le faire, je le regrette.

J'ai apporté ici douze oeuvres. Douze corps perdus. Douze âmes. Et ces douze âmes me font penser à douze pieds d'alexandrins. Mais pour celui que vous évoquiez tout à l'heure, je me suis amusée : il s'intitule "Mais vas-y donc quand même, puisqu'enfin, il le faut". Et il semble y aller, avec ses petits pieds qui marchent sur des cailloux…  

J. S-R. : Il y va, mais la route est dure, et elle sera longue !

            A. J. : Oui, mais ce qui est bien, c'est que cela ne s'arrête qu'à la fin.

 

            J. S-R. : Mais, où va-t-il aller ?

            A. J. : Il ne le sait pas. Mais, même s'il ne le sait pas, il y va quand même ; et c'est ce que je trouve intéressant. La route peut être paradoxalement jalonnée d'escales tourmentées, mais que c'est bien ! Pas le tourment, mais le fait d'y aller !

 

         J. S-R. : Autre paradoxe, me semble-t-il, c'est que toutes vos têtes sont confortablement installées sur du doux. Elles sont sur des oreillers moelleux. En même temps, elles ont parfois les yeux fermés, donc elles sont au repos. Mais d'autres fois, vous avez enlevé les yeux ou vous les avez carrément masqués. D'autres encore ont les yeux ouverts comme celui sur lequel vous disiez vous être acharnée : sont-ils, dans l'ensemble, dans une période de repos ? De questionnement ? Sont-ils introvertis ? Sont-ils, comme certains, extravertis ? Sont-ils dans une réflexion ? Dans un silence mental absolu ? Que "sont"-ils en fait ? Et, eux, où vont-ils ?  

            A. J. : En fait, ils sont tous différents. Je ne peux rien dire sur un ensemble. Chacun est à la fois autonome et vit une sorte de vie semblable à une pièce de théâtre, une vie en soi. En même temps, le regard se pose sur un ensemble, une comédie générale… En fait, j'aurai du mal à vous répondre ! Il y a quelque chose de l'ordre du silence, et ce silence n'a besoin de rien d'autre. C'est tellement fort intérieurement que cela peut rester silencieux.

 

         J. S-R. : Il me semble que la Tête/tempête qui est posée sur l'oreiller, est le résumé de tout ce que nous venons de dire : Vous avez dû tellement souffrir dessus, mentalement, puisque vous dites "je me suis acharnée, j'ai enlevé de la matière à coups d'ongles", que vous avez éprouvé le besoin de poser tendrement juste au-dessus, cette petite tête qui, elle, est calme, sereine…

            A. J. : Oui, elle semble absorber tout ; et en même temps, elle envoie ce calme à l'autre.

 

            J. S-R. : Cette petite tête représente donc, en fait, le calme à côté de la tempête ?

            A. J. : Oui, cela s'intitule d'ailleurs "le Calme tempête". Ce sont à la fois deux têtes séparées, et un ensemble.

 

         J. S-R. : Venons-en à ma question traditionnelle : y a-t-il des sujets que vous auriez souhaité que nous abordions et que nous n'avons pas abordés, puisque je ne connais votre travail que d'hier ? Vous avez parlé deux fois de "douze âmes" et peut-être auriez-vous aimé développer cette idée ?

            A. J. : "Douze âmes", "Douce âme" : Au départ, je voulais intituler l'ensemble de cette exposition "Douze âmes, ouvre-toi" ! Cela résumait bien ce que je voulais y mettre. Et, finalement, c'est devenu "Douce âme, ouvre-toi". Dans l'expression, peut-être quelque chose de l'ordre de l'orgasme ? Dans l'abandon complet du visage, et le relâchement.

 

         J. S-R. : Vous êtes donc dans la recherche d'un "chemin" ?

            A. J. : Oui, je crois. 

 

         J. S-R. : Je renouvelle donc ma question que j'ai finalement interrompue : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder ?

            A. J. : Je pense que nous avons bien fait le tour, parce qu'il y a des mots qui sont venus, qui m'ont fait plaisir : Vous avez parlé de "tendre", de "moelleux", de "paradoxe", de "tourment"… J'ai bien aimé votre regard sur mon travail. Sans doute, une fois que nous aurons arrêté, d'autres idées vont-elles venir ? Parce que je n'ai pas analysé ces oeuvres en les faisant ; mais je savais qu'une fois le travail terminé, ce serait bien fini ! Cette idée de voyage, de proue… Quand on met des mots dessus, cela enlève un peu de poésie. Je n'ai donc pas envie de décortiquer ce travail en y mettant des mots d'interprétation, mais comme nous avons procédé, cela me convenait ; en parlant d'"âmes", de mort, de gisants, etc. Nous n'avons pas trop parlé d'amour, mais c'est dedans.

 

         J. S-R. : Je dois dire que je n'ai pas vraiment senti l'idée d'amour, hormis pour les gisants. Mais comme ils sont les seuls à avoir les yeux creux et orientés vers l'avant, je me suis demandé si réellement ils étaient ensemble ou simplement côte à côte ?

            A. J. : Ils ne sont pas forcément ensemble, mais il y a une rencontre sur ces regards qui se croisent.

 

         J. S-R. : Ils ne se croisent pas, les personnages sont côte à côte, ils ne se regardent pas.

            A. J. : Ils ne se regardent pas, mais c'est la direction de leurs regards qui va se croiser à un moment. Et leurs orbites trouées, par le jeu des ombres, va créer "un regard noir" !

 

         J. S-R. : Le seul élément noir dans tout ce blanc !

            A. J. : Un non-regard, en somme !

 

         J. S-R. : Nous pouvons conclure que vous avez beaucoup intellectualisé votre regard sur votre travail !

            A. J. : Un regard a postériori, oui. Et quand je réfléchis sur ce qui est fini, j'ai l'expérience d'avoir fait "autre chose". Et je sais qu'à un moment donné, cela va avoir du sens. Je ne parle pas d'un sens analytique, je parle d'un sens poétique. Mais qu'importe ce qu'est ce sens, absurde ou poétique, tant qu'il me plaît, le reste est sans importance !

 

Entretien réalisé le 24 septembre 2011, lors du festival CERAMIQUES INSOLITES, à SAINT-GALMIER.