BERNARD DEWISME, PEINTRE

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Bernard Dewisme, vous faites de très grandes formats ! Est-ce parce que c'est plus facile pour vous de vous y exprimer ? Ou faites-vous aussi des formats plus petits ?

            Bernard Dewisme : Je fais tous les formats, mais ici j'ai voulu apporter des grands parce que le lieu s'y prêtait. J'ai souhaité parler de l'ouragan Xynthia, en reprenant une photo qui était parue dans Ouest-France de l'année dernière, et qui montrait une dame assise sur une chaise montée sur une table. Cette image m'avait beaucoup frappé après la tempête et j'ai voulu la reprendre.

 

         J.S-R. : On peut donc dire que, dans ce cas, il s'agit d'une sorte de reportage, de transmission d'un traumatisme.

            B.D. : Tout à fait. Ce que j'ai voulu montrer, c'est à la fois le sort des gens, et l'action des éléments, de la tempête. Et puis, il y a une espèce de marée humaine en-dessous, qui sont des cadavres en train de flotter. En noir et blanc, volontairement, par une opposition entre la partie supérieure qui est très colorée. J'ai voulu montrer aussi le côté instable du monde, avec cette table sur de longs pieds, et ce personnage féminin, assis sur cette chaise, et sur cette table.

         J.S-R. : Ce n'est pas, malgré tout, juste la reproduction d'une photo qui vous a bouleversé, ou d'une scène que vous avez vécue : vous avez placé à côté de ce tas de cadavres évoqué tout à l'heure, un pot de fleurs contenant ce qui me semblerait un arbre généalogique ?

            B.D. : Tout à fait. Il y a effectivement dans ce pot de fleurs un tronc, des yeux qui nous regardent et qui symbolisent la Presse épiant ce qui se passe. Il y a le bateau avec deux personnages dont l'un est pompier. Mais comme il est perché dans l'arbre, il ne peut rien faire, il ne peut intervenir. Et puis, la terre, avec un thermomètre planté "quelque part", montrant que la température mondiale est bien mal en point.

 

         J.S-R. : Nous venons de voir que cette œuvre est le témoignage d'un traumatisme que vous vous avez vécu. En même temps, une telle œuvre se veut-elle militante ?

            B.D. : Non, ce n'est pas mon propos ! Je crée des œuvres de cette nature, parce que j'ai un besoin de dire ces choses-là, mais pas d'une manière militante.

 

         J.S-R. : Ce serait donc d'un point de vue humain ? D'une relation humaine à vos compatriotes, vos voisins, etc. ?

            B.D. : Exactement. C'est vraiment le sort de l'être humain qui me préoccupe ; la manière dont il est traité, dont il est maltraité. D'ailleurs, ce travail fait partie d'une série intitulée "Les maltraités". C'est ce qui me préoccupe.

         J.S-R. : Les autres tableaux sont d'une facture complètement différente. Néanmoins, vos personnages semblent toujours avoir des problèmes d'équilibre : ils sont pratiquement tous cul par-dessus tête. Mais en même temps, comme ils sont bicéphales, il y a toujours une partie de l'un qui est dans le bon sens, l'autre qui est à l'envers. Pourquoi ce jeu d'équilibres ?

            B.D. : C'est une série qui a été faite l'année dernière, pour fêter le centenaire de Kandinsky. L'idée était que la toile soit lisible tant à l'endroit qu'à l'envers, puisque l'anecdote raconte que lorsqu'il a découvert l'art abstrait, Kandinsky, en entrant dans son atelier, s'est aperçu qu'une de ses toiles était à l'envers. Il a trouvé que ce n'était plus du tout le sujet qu'il avait traité. Donc que le sujet n'avait plus d'importance. Que seul le jeu des formes et des couleurs en avait une.

Je suis parti de cette idée de toile à l'envers, et toutes les toiles peuvent être vues dans un sens ou dans l'autre. J'ai aussi écrit "haut" et "bas" : le bas est en haut et le haut est en bas, c'est-à-dire que c'est un peu troublant. Cela nous ramène aussi au sort de l'être humain, bien souvent chamboulé, comme s'il perdait la tête !

 

         J.S-R. : Par ailleurs, les personnages de cette série font penser à des cartes à jouer.

            B.D. : Oui, c'est aussi le concept que j'ai utilisé : partir d'une image qui se dédouble, qui est inversée par rapport à un axe qui peut être horizontal ou en diagonale, et retrouver une figure sensiblement identique au-dessous.

 

         J.S-R. : Tous vos personnages sont extrêmement linéarisés. A part les mains qui prennent beaucoup d'importance et qui sont pratiquement réalistes, le corps n'est plus qu'une ligne qui s'arrête généralement à la ceinture. En même temps, ce buste serait presque une cible, comme pour un jeu de fléchettes, par exemple.

            B.D. : Exactement.

 

        J.S-R. : Là encore, vous avez mis des yeux, des morceaux de constructions en train de craquer, Expliquez-nous ce choix.

            B.D. : Depuis quelque temps, dans mes peintures, j'ajoute des détails qui sont essentiellement des détails de sculptures antiques, grecques ou romaines. Ce sont donc des détails extrêmement précis et que je peins volontairement en noir et blanc, pour qu'il y ait une opposition avec le reste ; que ce soit un "clin d'œil" pour les yeux du visiteur, peut-être. Mais qu'il lui permette de replonger dans quelque chose de solide, de patrimonial. Afin qu'il puisse faire la comparaison avec ce qui se passe aujourd'hui, qui est beaucoup plus fragile, qui se déglingue un peu ; retrouver pied en regardant ces détails réalistes, assez fidèles à la réalité, etc.

         J.S-R. : On retrouve dans tous ces tableaux, même le premier évoqué, la récurrence de fonds non signifiants. Par exemple, vous jetez sur l'un des projections du pinceau ; ailleurs des fonds peints sans contextes ; ailleurs encore des motifs décoratifs ou un mélange de détails… Est-ce à dire que vos tableaux sont, quoi qu'ils expriment, hors du temps, hors des modes c'est évident, hors de tout contexte sociologique, historique, géographique… hors, finalement, de toutes les connotations que l'on place habituellement dans un tableau réaliste ?

            B.D. : Oui. Tout à fait. Pour moi, dans les fonds, ce qui prime c'est le côté esthétique de la peinture. Le reste est le côté formel, le côté agencement des couleurs… Le fond n'est que le final qui va accentuer ce qui est représenté, ce que je veux exprimer. Ou c'est quelque chose de très saccadé et je vais utiliser un pochoir pour répéter une petite forme ; ou c'est beaucoup plus gestuel comme pour le Xynthia où j'ai projeté des bouts de laine trempés dans la peinture, qui en même temps relient le tout et enferment les personnages en semblant figer l'instant. En fait, pour finir la toile, c'est le fond qui prend de l'importance par rapport à tout le reste, et j'essaie de travailler ce fond justement en trouvant la bonne approche pour accentuer ce que je veux dire à travers cette toile.

 

         J.S-R. : Je peux concevoir cette démarche sur les œuvres qui sont très conceptualisées. Mais à titre personnel, je trouve un peu frustrant de ne pas trouver sur ce fond de catastrophe, des maisons en train de s'effondrer… qui justifieraient la violence du tableau à l'avant. En même temps, le fait que vous ne l'ayez pas fait, donne l'impression que la violence de la mer devient verticale ! Que c'est elle qui, en fait, serve de fond.

            B.D. : Oui. Je crois que j'en avais assez dit ; qu'il ne fallait pas rajouter dans le détail, qu'il fallait rajouter non pas dans une certaine violence, mais quelque chose qui, par la gestuelle rendait les choses vivantes malgré une image assez figée. Tous ces petits serpentins figés sur le fond complètent le reportage d'une situation donnée, ils relient les choses à la manière d'une toile d'araignée, à la fois en les figeant et leur donnant du mouvement.

            J'ai du mal à l'expliquer, parce que c'est en le faisant que je m'en suis rendu compte, dans la mesure où mes petites recettes utilisées par-ci par-là sont utilisées à bon escient pour traduire telle ou telle chose.

 

         J.S-R. : Ce qui me semble unique dans ce que vous avez apporté ; qui me laisse dubitative parce qu'il a un œil qui rit, un œil qui pleure, la bouche de travers, c'est le soleil dans le coin gauche de cette toile qui "représente du vécu". Cela signifie-t-il qu'il s'apitoie sur le sort des pauvres humains ? Ou cela signifie-t-il que, quoi qu'il arrive, il brille ?

            B.D. : Il brille encore. Il a peut-être un peu basculé, mais dans la mesure où il n'a pas basculé complètement, il risque de briller de nouveau. Nous ne sommes pas dans une situation de non-retour : il y a eu cataclysme, mais les choses vont revenir à la normale.

         J.S-R. : Y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas évoqués ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            B.D. : Les thèmes sont souvent liés à l'actualité. Il y a aujourd'hui des thèmes qui valent d'être exploités parce qu'ils perturbent beaucoup l'humain : le nucléaire, par exemple ; tout ce qui tourne autour de la maladie… Mais il faut chaque fois trouver le biais par lequel les aborder. Je ne suis pas quelqu'un d'instantané dans mon travail, il y a chaque fois toute une réflexion. Mais ensuite quand je me sens prêt à le faire, je vais beaucoup plus vite parce que j'ai tellement réfléchi à la manière dont je veux le faire que cela sort d'un trait. Plutôt que d'être laborieux dans une recherche de quelque chose qui n'est pas mûr.

 

Entretien réalisé au GRAND BAZ'ART A BEZU, le 11 juin 2011.