VINCENT ARCACHE, peintre

Entretien avec Jeanine Smolec-Rivais

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Jeanine Smolec-Rivais : Vincent Arcache, vous appartenez à un monde de création avec lequel je ne suis pas familiarisée. Celui que l'on appelle, si j'ai bien compris, le "Street-Art" ?

            Vincent Arcache : Oui, j'en ai fait un peu, je m'en suis inspiré. On m'assimile au Street-Art, mais je suis beaucoup plus issu de la Figuration libre, qui a marqué mes débuts dans la peinture, quand j'avais dix-huit/vingt ans, au début des années 80. Mais Figuration libre et Street-Art sont assez étroitement liés, parce que nombre d'artistes du Street-Art ont fini par peindre sur toile dans leur atelier ; et des gens de la Figuration libre se sont mis à coller leurs œuvres comme des affiches dans la rue. Donc, il y a en effet une inspiration un peu Street-Art dans l'esprit ; et j'ai collé certaines de mes œuvres comme des affiches dans les rues… Mais les gens qui font du Street-Art travaillent souvent à la bombe alors que je ne le fais pas.

 

         J.S-R. : Vous placez des personnages de façon que chaque composition soit très lourde, posée comme une évidence sur le support.

            V.A. : Ce qui est amusant, c'est que chaque fois que les gens parlent de ma peinture, j'ai l'impression de la redécouvrir. Ce que vous me dites est un élément nouveau. En fait, pour moi, la toile compte beaucoup. Contrairement à beaucoup d'artistes avec qui j'ai discuté et qui considéraient que la toile n'était rien, que c'était un espace libre avec rien, dès le départ c'est pour moi elle a été quelque chose de très lourd, même quand il n'y a rien dessus. Pour moi, la toile est un support dur et rigide, qui pèse beaucoup dès le départ. C'est-à-dire que j'attache de l'importance au montage du châssis, à la traction de la toile, à son induction… Il y a donc un travail préalable qui compte énormément.

            Effectivement, elle s'alourdit, parce que j'aime la matière, la pâte épaisse. Il y a dans la matière quelque chose qui va s'accrocher à toutes ces préparations. Mais on ne me l'avait jamais dit, donc c'est intéressant. Et puis, il y a cette frénésie de remplir tout l'espace, ne pas laisser d'espace vide, charger le plus possible.

         J.S-R. : On peut dire de vos personnages que ce sont "des gens qui mordent" ! Même de profil, quand on ne voit pas leurs dents, ils donnent l'impression d'être sur le point de les montrer ! Pourquoi cette récurrence de cette sorte d'agressivité ? Est-ce parce qu'ils sont dans un monde qui leur déplaît ? Y a-t-il pour eux nécessité de se défendre ? Ou au contraire, attaquent-ils ?

            V.A. : Oh la la la ! Je n'en ai aucune idée ! J'aurais tendance à dire que c'est plus un élément graphique qui revient effectivement de manière récurrente ; comme les chapeaux, l'entonnoir, les petits nuages… mais les dents ? Il y a l'idée de présenter des visages un peu sous toutes leurs formes : qu'ils soient gais ou joyeux, il faut qu'il y ait une expression, même dans ce style qui est un peu naïf. C'est un élément graphique, je ne sais pas que dire d'autre. Il y a sans doute de l'agressivité quelque part, mais je suis incapable de l'expliquer.

 

         J.S-R. : De toute façon, vous n'avez jamais un personnage seul ? Ils sont toujours dans un groupe ; et dans un groupe redondant, c'est-à-dire qu'ils sont tous dans une même attitude. Par exemple, sur le tableau où deux groupes sont séparés par une installation électrique, tous ceux du groupe de gauche tendent le doigt vers quelque chose –peut-être l'éléphant électrique ?- tandis que le groupe de droite qui est en bleu regarde également dans la même direction. Vous créez donc des groupes où les gens font une seule et même action.

            V.A. : Oui. En fait, j'aime infiniment la peinture classique italienne de la Renaissance, avec ses grandes scènes religieuses : "La Cène" de Léonard de Vinci, les "Noces de Cana" de Véronèse… qui sont des œuvres magnifiques. Avec une multitude de personnages qui sont, en effet, dans une même action.

            J'ai été très influencé par cette période de la peinture, et effectivement ce sont toujours des groupes compacts.

 

         J.S-R. : Quel que soit le sujet que vous abordez, il prend toute la place comme nous venons de le dire, de sorte que vous n'avez jamais de fond signifiant. Qui les situerait historiquement, socialement, géographiquement…

            V.A. : C'est tout à fait vrai. Et je pense que j'ai été influencé par mon travail de graphiste : je fais de l'affiche publicitaire. Il y a donc un lien entre les deux ; il y a une mise en scène, une mise en place avec des masses qui ne sont pas forcément incluses dans un paysage…

            Mais je dirai que, pour moi, le paysage est quand même présent parce que, lorsque l'on me parle de la dominante de bleu qu'il y a dans tous mes tableaux, je réponds que le bleu, c'est le ciel. Que, de toute façon, le bleu va toujours prendre au moins un tiers de mon tableau, parce qu'il y a toujours le ciel, l'autre partie étant le sol. Il y a donc "forcément" un paysage.

 

         J.S-R. : On peut donc dire que l'évidence de ce paysage que vous évoquez est intuitive. Que le visiteur placé devant votre tableau "sent" le ciel plus qu'il ne le "voit".

            V.A. : Tout à fait ! En plus, il est simplement indiqué par la présence de ces petits nuages qui flottent. Je ne "parle" pas des paysages, effectivement.

 

         J.S-R. : Là encore, que vos personnages soient de face ou de profil, tous sont surlignés d'un gros trait toujours bleu. Nous ne sommes plus dans le ciel et les petits nuages : pourquoi la récurrence de ce bleu ?

            V.A. : Il y a un parti-pris. Le problème, c'est que je ne parviens plus à savoir s'il y a eu un parti-pris dès le départ, ou si cela s'est présenté comme une évidence ? Mais, en fait, c'est ce qui reste de mon adolescence, quand je dessinais dans les marges de mes cahiers, et que je remplissais ces marges de multiples dessins qui formaient des histoires et des groupes de personnages, comme mes tableaux actuels. C'est le bleu du stylo-plume de mes marges de cahiers. Donc, je me refuse à faire un dessin qui serait cerné en noir, c'est toujours un bleu. Même s'il est extrêmement foncé, c'est toujours un bleu outremer.

 

         J.S-R. : "Nul ne guérit de son enfance" ?

            V.A. : En tout cas, je m'y refuse !

 

         J.S-R. : D'autre part, en plus de surligner comme nous venons de l'évoquer, vous mettez à chaque fois, un cadre dans le cadre. Comme si vous ne vouliez pas aller jusqu'au bout du cadre "physique", vous en ajoutez un qui se veut décoratif.

            V.A. : Absolument. Cela me permet de ne pas me laisser dépasser par la toile, comme si, peignant jusqu'au bord, je me voyais dans l'obligation de la dépasser ! Certes, la toile est déjà un cadre en soi, puisque je ne peux pas peindre à côté ; mais j'ai besoin de me sécuriser, de me recadrer dans le tableau, de façon à ne pas en sortir. Je marque un territoire dans la toile. D'un point de vue graphique, j'avais été épaté par les cadres de Seurat. Seurat qui peignait en pointillés sur ses cadres. Lui, c'était donc le contraire, puisqu'il peignait sur les cadres.

 

         J.S-R. : On peut aussi remarquer -est-ce par humour ou en hommage à Basquiat qui mettait souvent des couronnes à ses personnages- que vous mettez des entonnoirs aux vôtres ?

            V.A. : Non, non, pas du tout ! C'est un artifice récurrent, un accessoire.

 

         J.S-R. : Qu'est-ce que cet accessoire ajoute à la tête de vos personnages ?

            V.A. : Je n'en ai aucune idée ! Je ne devrais peut-être pas le dire, mais j'ai des accessoires que je replace. Il faudrait que je trouve un parallèle avec d'autres formes d'arts, avec la musique par exemple : je pense que Bach utilisait son contrepoint, qu'il le plaçait partout… Dans le Blues, il y a des accords de septième qui font la qualité de cette musique. C'est une démarche de cet ordre. J'ai des accessoires, des petits nuages, l'entonnoir, le chapeau pointu, les guitares, les dents, les lunettes…

 

         J.S-R. : Et l'écriture.

            V.A. : Et l'écriture. Mais l'écriture n'est pas un accessoire.

 

         J.S-R. : Je voulais en venir à elle, pour dire que sur pratiquement tous les tableaux, elle prend autant de place que le dessin.

            V.A. : Oui. Pour moi, c'est un élément graphique, ce n'est plus une écriture. C'est une masse complémentaire, quand le texte est important. Ces masses se présentent sous forme d'écritures, mais quand ce sont de minuscules écritures en pleins et déliés, c'est une manière de faire vibrer le tableau. C'est vraiment un élément graphique, une manière supplémentaire de faire vibrer le tableau autour du dessin qui, à cause de sa composition, est très rigide. Comme les Impressionnistes qui se refusaient à fermer les objets ou les personnages, et les faisaient vibrer avec une petite touche qui les dépassait toujours. Comme une aura, en somme. Que l'on retrouve aussi, souvent chez Van Gogh.

 

         J.S-R. : Parfois, même, comme celui qui s'intitule "Sophie, comme une grande", on pourrait dire que c'est Sophie qui est le complément de votre écriture, de vos plages d'écriture, et non l'inverse !

            V.A. : Parce que ce tableau-là est particulier : je l'ai fait pour une chanteuse, et les textes sont les écritures de ses chansons. Comme elle compose et chante, je me suis servi de la personnalité du modèle, c'est évident. Là, l'écriture de ce tableau est différente : il y a une vibration, mais c'est l'unique tableau qui présente un personnage en pied, seul.

 

         J.S-R. : Qu'est-ce que vous écrivez ? Je vois au hasard : "Regarde-toi en face", "Regardons la vérité en face", "Regarde-toi"… Est-ce que vous répétez comme un leitmotiv les mêmes consignes ou les mêmes remarques, ou les mêmes craintes… ou est-ce que c'est seulement sur ce tableau que l'on retrouve plusieurs fois la même chose, -avec seulement quelques nuances- ?

            V.A. : Je crois que dans chaque tableau, il y a un thème récurrent d'écriture mais celui-ci était peut-être particulier parce qu'il contenait un trait d'humour par rapport au cyclope : comment demander à un cyclope de nous regarder en face ?

         J.S-R. : C'était là que je voulais en venir, sur le fait que ce tableau-là me semble bâti sur un paradoxe humoristique. Vous avez placé deux personnages de face en train de mordre, puis trois (deux et un) qui se regardent face à face ; et entre ces groupes, se trouvent des cyclopes. En fait, à cause de leur œil dardé vers le visiteur, ce sont eux qu'il voit d'abord. C'était ce qui me semblait amusant, que les cyclopes lui disent de regarder la vérité, alors que lui-même est en train de "les" observer !

            V.A. : Oui. Ce que vous dites est très intéressant, parce que cela me fait découvrir plein d'idées. Pendant que vous en parliez, je découvrais tout ce côté paradoxal qui est dans ce tableau, mais surtout, cela me donne de nouvelles lectures, suggère de nouvelles idées. Je redécouvre mes tableaux avec un œil différent –puisque nous parlons de l'œil du cyclope- !

 

         J.S-R. : D'autant que vous concluez le tableau par une phrase placée tout à fait en bas, où les mots ne sont plus séparés. Donc une phrase qui, dans un premier temps est illisible. Ce qui complète le paradoxe.

            V.A. : Oui. Je brouille les pistes, peut-être ? Mais ce tableau est sûrement le plus introspectif.

 

         J.S-R. : De ceux qui sont ici, assurément. Autrement, vous employez plusieurs graphismes, plusieurs styles d'écritures, dont vous avez dit qu'elles servaient à faire vibrer le tableau : mais quand décidez-vous que vous allez mettre de la cursive, du script, de l'imprimerie… : comment le décidez-vous ? A quoi correspondent vos choix ?

            V.A. : C'est vraiment instinctif. Cela se fait au moment où le tableau est en train de se construire. Mais il y a beaucoup de repentirs. Beaucoup de choses ont été faites, et ont disparu, des textes ont été refaits plusieurs fois… C'est vraiment comme cela vient !

 

         J.S-R. : Parlons maintenant de la matière, dans vos tableaux : Vous avez une matière très composite, avec parfois des aplats absolus, sauf pour le fond ; d'autres fois vous avez sur les personnages des épaisseurs de matière, comme si vous aviez sorti directement la peinture du tube et que vous ayez passé dessus le manche de votre pinceau pour créer des arabesques.

            V.A. : Voilà ! C'est tout à fait cela. En fait, j'aime la peinture en tant que matière. Ce que je fais est très graphique et pourrait n'être fait que par des aplats ou de l'imprimerie, par exemple ; mais j'ai besoin de ce contact avec la peinture en tant que matière, en tant qu'épaisseur. C'est une manière de la travailler, la modeler, créer une espèce de fluidité. Il faut que le tout reste essentiellement de la peinture. Même si j'aime beaucoup les affiches et le graphisme, à partir du moment où j'ai travaillé sur une toile, il faut qu'il y ait cet esprit de peinture avec des empâtements importants. C'est très important pour moi.

 

         J.S-R. : Vos tableaux sautent aux yeux par la force des couleurs, mais si on les regarde en détail, on s'aperçoit qu'en fait, vous en avez très peu. Vous avez ce bleu que nous venons d'évoquer, le rouge avec toutes ses nuances, très peu de jaune et de vert. Et rien d'autre.

            V.A. : C'est vrai, et vous êtes la seule à me l'avoir dit. Les visiteurs me disent : "Ah ! C'est riche en couleurs" ! En fait, non : je fais une sélection presque draconienne pour ma palette, avec laquelle je travaille toujours. C'est un choix délibéré, parce que j'ai trouvé un équilibre avec cet ensemble de couleurs. Ce sont celles-là que je veux travailler ; celles-là que je veux que l'on retrouve partout.

         J.S-R. : Vous avez apporté quelques dessins en noir et blanc. N'est-ce pas frustrant, presque insuffisant, de passer au noir et blanc, quand vous quittez toutes ces couleurs éclatantes ?

            V.A. : Non, c'est un travail complémentaire. Un travail parallèle qui m'est absolument nécessaire. Avec la peinture, je suis sur le long terme, un travail de plusieurs jours. Je suis sur "apprendre la patience", sur les temps de séchage, le choix des couleurs employées. Je sais que je vais mettre du temps à composer ce tableau. Qu'il va y avoir des repentirs, des reprises, qu'il va falloir attendre que telle partie sèche… Il y a un travail dans le temps, avec la préparation de la toile. Il y a comme un rituel.

            Avec le dessin, je suis dans l'immédiateté, et c'est enivrant également. C'est quelque chose de l'ordre de l'immédiat, de la feuille de papier, et la certitude d'être sur un laps de temps très court : cinq/dix minutes. Quelque chose va apparaître, que je garde si cela me plaît; sinon je le jette.

 

         J.S-R. : Question traditionnelle : y a-t-il d'autres thèmes que vous auriez aimé aborder et que nous n'avons pas évoqués ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?

            V.A. : Non, parce que je suis surpris de la lecture que vous avez eue de mes œuvres. Vous avez dit, découvert des choses auxquelles je n'avais pas pensé. Vous avez mis l'accent sur des idées qui me tiennent à cœur : le cerne bleu qui est très important pour moi, l'écriture bien entendu en tant que vibration, les empâtements de couleurs, cette palette qui semble riche, mais qui est très limitée et avec laquelle j'essaie de faire quelque chose de varié. Je trouve que vous avez eu un regard assez aigu sur mon travail.

 

         J.S-R. : Eh bien, merci. Tout cela me fait très plaisir !

Entretien réalisé au GRAND BAZ'ART A BEZU, le 11 juin 2011.